Chasse à cours

Par Sebours
Notes de l’auteur : L'écriture est vraiment quelque chose de formidable! A l'origine de mon projet, ce chapitre devait être le tout premier!!! Et du coup, il y en a un bon paquet qui le précède. C'est incroyable comme une histoire se développe d'elle-même, presque de façon organique!

Le premier jour de l’hiver, trois ans avant la fin d’une trêve séculaire, une chasse à cours est organisée pour les futures élites des neufs premières castes elfes. Ne sont conviés que les enfants ayant suivi l’onéreux et rigoureux enseignement de l’académie militaire. Par conséquent, en réalité, seuls les descendants des cinq premières castes participent à cet évènement qui constitue une véritable intronisation dans le grand monde. En effet, à cette occasion, les jouvenceaux accompagnent pour la première fois le souverain et sa cour dans la chevauchée des domaines royaux à la recherche des plus beaux gibiers du bouclier-monde.

« Les us et coutumes de la cour du roi des elfes »

extrait du Traité sur les sociétés du bouclier-monde

du maître architecte Vinci

 

«  Mange donc avant que ça refroidisse ! Tu es encore en train de bailler aux corneilles ! Dépêche-toi Ome ! Aujourd’hui est un jour important ! »

« Hum ! Hein ? Que dis-tu Cléandre ? »

« Je dis que tu es encore dans la lune ! » La vielle servante vint s’asseoir à côté de son protégé pour le taquiner. « Alors ? Comment s’appelle l’heureuse élue ? »

« Qui ?!! Quoi ?!! » répliqua Ome en rougissant.

« Regardez-moi cette pivoine ! Toi, tu es amoureux ! Alors, c’est qui ? Je la connais ? » insista la vénérable elfe.

Le dernier né fuyait le regard de sa duègne. Il avait honte d’avoir été percé à jour, lui l’espion du grand chambellan. Et il savait que le gouvernement interdisait les sentiments qu’il éprouvait. Le coup de coude complice de Cléandre lui fit surmonter son hésitation.

« Promets-moi de ne jamais rien dire Cléandre ! C’est un secret ! Je ne l’ai jamais dit à personne ! »

« Je te le promets, mon poussin ! Qu’est-ce qui te tracasse ainsi ? »

« Depuis toujours, j’aime Victoire. Je sais très bien que c’est interdit, mais je n’y peux rien ! De toute façon, il ne se passera jamais rien entre nous ! Elle est promise à cet imbécile de Sirius ! C’est juste qu’aujourd’hui risque d’être le dernier jour où je la vois ! »

« Tu aimes la fille du grand chambellan ! Ma petite Victoire ! Tu es fou même de me l’avoir dit ! Si quelqu’un t’avait entendu, tu serais bon pour l’échafaud ! » La bonne vieille Cléandre enveloppa son protégé au bord des sanglots de son bras protecteur. « C’est juste parce qu’elle est la seule elfe qui te respecte un peu, alors tu crois que c’est de l’amour !Moi aussi j’ai rêvé d’un amour impossible. Je te raconterai peut-être...un jour. Crois-moi, il faut vite que tu l’oublies et que tu rebondisses pour aller de l’avant. Un jour, tu rencontreras une dernière née de Nunn faites pour toi ! »

« Tu as peut-être raison Cléandre. A part toi, Victoire est la seule qui ne m’a jamais méprisé. »

« Pour sûr que j’ai raison ! Et puis c’est aussi un grand jour pour toi ! Le roi profite de la chasse à cour pour te nommer officiellement fauconnier et représentant de ton peuple ! Allez ! Va te préparer ! »

Ome regrettait cet instant de faiblesse. Il se savait à un nouveau tournant de son existence, l’instant le plus important depuis sa séparation d’avec sa mère. Et là encore, il allait devoir abandonner ses seuls soutiens. Tout à l’heure, il quitterait le relatif anonymat de sa formation universitaire pour endosser le rôle de représentant des derniers nés de Nunn. Avant même de rentrer au conseil du roi, il ne supportait déjà plus le jeu des intrigues politiques. Slymock exigeait toujours plus de noms de malfrats tandis qu’Igor tentait de reconstituer une ligue des ombres pérenne. Dans un premier temps, les intérêts des deux convergeaient et il avait pu organiser une épuration de l’organisation secrète. A présent, il se trouvait sans cesse tirailler entre ses deux mentors.

Depuis quelques mois, le maire du palais était également entré dans la danse. Le baron Otto lui proposait d’énormes avantages, une maison, des serviteurs, une rente démesurée mais Ome ne pouvait pas tourner le dos à Ugmar. Celui-ci détenait sa mère et au moindre faux pas, sa vie serait menacée. Sans oublié les rapports hebdomadaires qu’il devait communiquer au prince Hector sur l’évolution des rokhs et la situation de l’empire elfe. Oui, Ome rêvait de s’émanciper de tout cela, mais il se rendait compte que sa nomination n’allait que le rendre un peu plus prisonnier. Il devrait à présent obéir au roi, au conseil, au grand chambellan. Alors comment pourrait-il agir en fonction de l’opinion de son peuple.

Pourtant, il n’aspirait qu’à vivre le grand amour avec Victoire. Un temps, il avait espéré qu’obtenir le titre de représentant des derniers nés de Nunn lui octroierait un statut, une reconnaissance suffisante. Il n’en serait jamais rien ! L’émissaire d’un peuple proscrit resterait à jamais un proscrit ! Le garçon n’acceptait pas cette fatalité. Il voulait plus. Il voulait autre chose. Pour lui et pour son peuple. Pour l’instant, il n’avait pu influencer que le nouveau roi rouge de Zulla. La ligue des ombres ne devenait pas encore une armée silencieuse œuvrant pour la veuve et l’orphelin. L’organisation mafieuse prospérait toujours par le crime. Mais à présent, elle cherchait principalement à s’en prendre aux puissants et aux profiteurs pour rééquilibrer un peu la balance.

Sans même s’en rendre compte, Ome s’était entièrement habillé avec sa nouvelle livrée aux couleurs du grand chambellan. Il se dépêcha à rejoindre la volière pour récupérer son faucon avant de se rendre sur le parvis du château. Jamais le garçon n’avait assisté à un rassemblement aussi important, l’un des plus spectaculaires auquel il eut été possible d’assister à Zulla de mémoire de dernier né de Nunn. Trois cents maîtres chiens et leurs meutes innombrables, six cents fauconniers et des milliers de rabatteurs assistaient les seigneurs elfes juchés sur leurs imposants destriers.

C’était le jour de l’intronisation des jeunes élites elfes dans le grand monde. C’était également le jour de la nomination de Ome, mais comment pouvait-il exister ? Qui repérerait un pauvre petit maître fauconnier, allant à pieds, perdu au milieu de centaines d’autres, alors que c’était le jour de la première chasse du prince Sirius, héritier du trône de Batumia ? Cet imbécile de Sirius sur son beau cheval blanc se pavanait auprès de Victoire. Ome voulait lui lancer son faucon au visage, histoire de lui enlever cet affreux sourire suffisant qu’il promenait en permanence.

Les cors de chasse sonnèrent et le cortège s’engagea dans la rue principale que le dernier né avait emprunté sept ans auparavant lors de son arrivée à Zulla. La noblesse se donnait véritablement en spectacle. Chacun s’était paré de ses plus beaux atours et étalait sa richesse avec des parures faites de broderies d’or et de pierres précieuses. La foule s’amalgamait pour voir passer le défilé. Elle scandait le nom de ses favoris. Sirius récoltait les plus grands honneurs. Décidément, comment pouvait-on remarquer la présence de Ome en queue de procession ? Le garçon se pensait ignorer de tous jusqu’à la traversée des faubourgs, le dernier cercle de Zulla occupé par les proscrits. Des hourras résonnèrent de toutes parts. « Gloire à Ome, le représentant des derniers nés ! » « Vive Ome, le maître fauconnier ! » Les derniers nés acclamaient leur champion. Le nouveau héros se doutait qu’Igor se trouvait à l’origine de cette liesse populaire. Il porta plus haut son faucon et sa lance en réponse aux vivas de son peuple. La ligue des ombres avait dû faire passer le mot, contrairement au pouvoir royal qui avait préféré rester discret sur le sujet.

Vexé de se faire voler la vedette, Sirius effectua un demi-tour pour venir à hauteur de l’importun. Sentant son mécontentement, le destrier blanc du dauphin piaffait et frappait sèchement du sabot le pavé. Le prince toisa l’impudent d’un regard réprobateur pendant de longs instants. Ome ne baissait pas les yeux, au contraire, à chaque cri de la foule, son ardeur et sa fierté grandissaient. Il n’avait pas à platement ramper face à l’héritier du trône. Il représentait son peuple, un peuple de proscrits certes, mais un peuple innombrable. Un peuple qu’on avait trop longtemps ignoré. Et lui mettrait tout en œuvre pour que cela change. Victoire à son tour décrocha de sa place dans le cortège pour trotter entre les deux antagonistes. La fille du grand chambellan mis ainsi fin à cette lutte d’égos et ramena Sirius à sa place dans la file autant qu’à la raison.

Arrivés à la lisière de la ville, la vénerie accéléra. A cet instant, Ome jaugea la différence physique qui le séparait des elfes. Alors que ceux-ci trottaient avec la légèreté d’araignées d’eau à la surface d’un étang sans aucun effort apparent, lui puisait dans ses réserves dès les premiers kilomètres pour suivre le rythme tel un lutin tentant de suivre un centaure au galop. Peu à peu, il lâcha du terrain. A bout de souffle, le garçon parvint à l’entrée dans le domaine de chasse royale avec un bon quart d’heure de retard, son lourd faucon au poing. A cheval, il n’aurait pas subi cette humiliation, mais le prince Sirius et le maire du palais Otto avaient insisté pour que lui, le dernier né de Nunn aille à pied !

Progressant toujours plus profond dans la forêt, Ome ne voyait plus rien ni personne. Ses épaules brûlaient. Quel intérêt d’emmener des faucons lors d’une chasse à cour dans le bois si ce n’était pour le décorum. Sans son oiseau de proie, il aurait pu porter sa lance à deux mains et soulager quelques peu son corps. Il s’arrêta pour récupérer. Après avoir retrouvé une respiration normale, il ferma les yeux pour se fier à son ouïe. Des meutes jappaient de droite à gauche et le bruit s’éloignait. L’espion, assassin et nouveau fauconnier se remit en marche. Les cors de chasse sonnaient à intervalles réguliers pour fourmir un repère auditif à tous les membres de la vénerie. Malgré son allure soutenue, Ome sentait qu’il perdait du terrain. Au bout de deux heures dans les bois, il abandonna. Il n’entendait , ne voyait ne percevait plus âme qui vive. Comme une métaphore de la vie qui l’attendait, le garçon se retrouvait seul et ignorait quel chemin emprunter. À quoi bon encore avancer ? Les épaules endolories, le pas de moins en moins alerte, le nouveau maître fauconnier envisageait déjà l’abandon.

Une corne retentit sur la gauche, comme un appel à l’aide. L’instrument sonnait de manière frénétique. Que se passait-il donc ? Quelqu’un était en danger ! Oubliant sa fatigue, Ome se précipita. Il courut à perdre haleine. La corne ne faisait plus de bruit. Il tomba à dix mètres sur un immense amaruq qui bloquait un cavalier et un piéton. Comment un tel loup géant pouvait être passé à travers la battue royale ? Mais les deux chasseurs menacés par la bête ! C’étaient Victoire et Sirius ! Le prince se trouvait à terre tandis que la fille du grand chambellan tentait de le protéger avec les ruades de son cheval. Avec leurs épées, les deux jeunes nobles elfes tenaient péniblement en respect le gigantesque monstre. Des grognements, des pas de côtés, des aboiements, mais sans vraiment se livrer. Non, c’était plutôt le prédateur qui hésitait entre ses deux proies. Ome reprit sa course. Dans celle-ci, il se délesta de son faucon et de son gant, puis empoigna sa lance à deux mains. Il accompagna sa charge d’un grand cri, ce qui eut pour effet d’interrompre momentanément le manège. Puis sur un nouveau claquement de gueule, le cheval de Victoire se cabra et celle-ci tomba à terre sous la violence mouvement. Le destrier s’enfuit exposant d’autant plus les deux prestigieux héritiers.

Ome se précipita pour faire rempart et protéger la fille du grand chambellan et le dauphin. Il lança des petits coups avec la pointe pour tenir en respect l’amaruq. Si seulement il avait eu le temps d’aller dans le sac microcosmique ! Il aurait pu lâcher les rokhs sur la bête. Là, il se retrouvait à péniblement résister. Victoire, terrorisée, se cachait derrière lui, en le tenant par les épaules. Ce pleutre de Sirius se trouvait tétanisé deux pas en arrière. Il était même incapable de souffler dans sa corne. La pointe de son épée tremblotait. Elle n’inspirait pas grande peur. Si l’immense loup parvenait à saisir la hampe de la lance avec ses crocs, s’en était d’eux !

« Victoire ! Ton épée ! Va chercher ton épée ! »

Les trois comparses se déplacèrent de concert. Entre deux ruades de l’amaruq, l’elfe se baissa et ramassa la lame. Ils étaient mieux armés, mais l’important était de trouver une stratégie pour se sortir de ce guêpier. Sauver Victoire ! Comment ? Ome scruta les alentours. Là !

« Victoire, Sirius, restez derrière moi. Nous allons vers cet arbre avec des branches basses ! Vous y grimpez ! Le loup ne pourra plus te croquer ! »

« Et toi Ome ? »

« Moi, on verra après ! »

Avec l’agilité propre aux elfes, Victoire et Sirius grimpèrent dans l’arbre providentiel. Constatant que ses proies potentielles lui échappaient, le loup enragea de plus belle. Il bondit en direction de Ome qui l’évita de justesse et d’un pas de côté. Il piqua la bête sur l’arrière-train. Le coup ne fit qu’attiser la fureur de l’amuruq. L’enseignement de la ligue des assassins remonta à l’esprit du garçon. Face à plus fort, refuse le combat frontal ! Sa stratégie de l’évitement constituait un début. Le monstre chargea derechef. Comme l’assassin qu’il était, Ome se décala sur la gauche et planta sa lance dans le flan du loup qui hurla à la mort. Profitant du court instant de répit, Ome se précipita vers l’arbre le plus proche et à pleine vitesse prit sa dernière impulsion sur le bas du chêne. Au bout de son extension, il accrocha la première branche. Vite ! Se hisser ! Pour monter le plus haut possible ! Déjà la bête fondait sur lui ! Il entendait son galop. Le fauconnier retira ses pieds juste à temps. Le claquement de la mâchoire dans le vide résonna une seconde après.

Hors d’haleine, le dernier né de Nunn regarda le perchoir de Victoire. Elle lui envoya un sourire complice, reconnaissante envers son sauveur. En bas, l’amuruq aboyait, courant d’un arbre à l’autre. De dépit, l’animal blessé se vengea sur le faucon prisonnier de ses liens reliés au gant de cuir et aveuglé par son chaperon. En deux bouchées, le rapace fut avalé. Alors que les trois malheureux s’attendaient à subir de nouveaux les asseaux du monstre, le loup se figea un moment, comme à l’arrêt puis s’enfuit ventre à terre. Ce ne fut qu’alors que les aboiements des meutes et le son des cors de chasse se firent entendre. L’instant d’après le gros de la vénerie occupait les lieux et les trois drôles oiseaux descendirent de leurs nids.

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