Chapitre XXVI

Point de vue : elle

Décidément, je crois que le livre d'Andrew n'a vraiment rien pour me plaire. Je le trouve d'un ennui phénoménal. Je n'ai pas lu tant de bouquins que ça mais alors celui-là, je baille rien qu'à voir la couverture. Je ne sais vraiment pas ce qu'il y trouve d'attirant, ce qui le pousse à continuer. J'essaye de m'accrocher à la lecture sans y parvenir. Je décroche à chaque début de phrase. Je relis plusieurs fois la même phrase pour comprendre. Mes yeux se ferment petit à petit. Ça me fait bizarre parce qu'il ne me semble pas avoir dormi depuis que je me suis transformée. J'en suis même certaine.

Il boit un coup. Il sait ce qui l'attend demain. L'enterrement du petit. Il n'a pas de cours le matin, ça tombe plutôt bien. Si on peut dire ça de cette façon. Il redoute un peu ce moment parce qu'il ne sait pas comment se comporter, ni ce qu'il doit faire. Il fera probablement comme à celui de sa grand-mère. Sans s'endormir si possible, ça tombe sous le sens ! Il est au même endroit. Il espère que ça ne lui provoquera pas trop d'émotions, d'y retourner. Je l'espère aussi. Peut-être par empathie, je ne sais pas. Ou alors, je le vois déjà à ma place et dans ce cas, il devrait ressentir moins d'émotions. Il allume la télé, pour faire un bruit de fond et se sentir moins seul. Il se prépare une salade composée avec du maïs, du jambon cru et des tomates cerise.

Son téléphone vibre. C'est un message de sa mère. Coucou, comment tu vas ? Il ne sait pas quoi répondre. Ça va, ça va. Et toi ? Il n'a rien à ajouter. Ça peut aller. Il me faudra encore un peu de temps pour m'en remettre totalement. Ça lui fait de la peine de savoir sa mère dans cet état. Et papa ? Il ne sait pas vraiment ce qu'il espère au fond de lui. Il en est presque remis. Il est très présent pour moi, tu sais. Andrew sourit, ça le rend heureux de lire ces mots. Vous avez un truc prévu demain soir ? Il a une idée derrière la tête. Non, RAS. Ça le soulage. Bon, bah... on se fait un resto en famille. Interdiction de refuser. Elle lui envoie un smiley. Elle doit sûrement être contente de voir son fils. Ça lui fera du bien.

Je ressens une envie folle de roupiller. Ça n'est pas une chose normale. Je veux dire de normale pour moi. Je ne suis pas censée ressentir ne serait-ce qu'un brin de fatigue. Pourtant, la Mort n'est pas censée en avoir. Serait-ce la fin de mon existence qui pointe le bout de son nez ? La mort de la Mort ? Je ne pense pas que ce soit possible. Je ne suis pas crédule à ce point. Je ne sais même pas ce qu'il est advenu de la Précédente quand je me suis transformée.

C'est une des seules choses dont je me souviens de ma vie d'avant. Ma langue, les mots et les phrases. Je revois ce livre de Paulo Coelho qui dit que l'arme de destruction la plus terrible inventée par l'homme est la parole. Alors, si la Mort garde sa parole, c'est pas étonnant qu'elle puisse tuer autant de gens de ses propres mains. Je parle et je peux même comprendre la plupart des langues sur Terre.

Il faut que je me trouve un bon remontant. Et vite avant que je ne m'écroule. Rien que d'y penser, ça me donne une nausée à en perdre l'équilibre. Et puis si je tombe, c'est tout un monde qui s'évanouit avec moi. Je ne veux pas avoir ça sur la conscience. Andrew n'est pas encore transformé, il faut que je me dépêche. Mes doigts se crispent et c'est mon corps tout entier qui se raidit. Je ne sais pas si tuer quelqu'un pourrait me donner un brin d'énergie en plus. Après tout, c'est peut-être ça qui me garde en vie pendant tout ce temps. Ce serait comme ma nourriture. C'est quand même triste de se dire qu'on s'alimente avec des morts. De se dire que je dois tuer pour survivre. En gros, c'est comme être sans cesse en guerre pour continuer de vivre. Remarque, c'est tout aussi étrange de se dire que la Mort doit lutter pour rester en vie. Deux choses qui s'opposent sont associées. Je suis censée être morte depuis bien longtemps, et pourtant, je persiste toujours.

Bon, puisque je dois tuer pour survivre, autant que je planifie. Les rouages de mon cerveau se mettent en route. Je n'ai pas besoin d'huile. Ça m'a l'air de fonctionner assez bien. O.K, c'est parti. C'est un meurtre. La suite d'une grosse dispute. Une petite finalement. Non, une grosse, c'était bien. Ça se joue entre deux voisines. L'une est enceinte depuis quelques mois déjà. L'autre lui tire une balle dans le ventre. Le bébé meurt. J'ai trouvé la mort, même si elle est cruelle. Un peu trop à mon goût. Mais il en faut bien, des petits scandales de temps en temps. Ça ne fait de mal à personne. Enfin, là, si. Au final, ça ne m'apporte pas tant que ça. Je me sentirai plus revigorée que si il n'y avait pas cette barbarie, mais ça ne me fera pas moins tuer parce que ça ne me nourrira pas plus.

Maintenant, il faut que je trouve sur qui ça doit tomber. Il me faut ma carte de la Terre pour savoir dans quelle zone viser. Je la parcours du doigt rapidement. Plutôt dans ce coin-ci. Je zoome un peu plus pour voir les villes. Plutôt celle-là. Il y a quelques dizaines de victimes potentielles. Dans ce quartier-là, il n'y en a que deux. Celles-là. Je n'ai qu'à penser à l'endroit pour m'y rendre, munie de ma poudre rouge que j'étale sur le revolver puis sur le bas du ventre de la jeune femme. J'en mets aussi sur le crâne des deux voisines pour enclencher la dispute. Et le tour est joué. Les dés sont jetés. Je préfère ne pas regarder, même si ce n'est pas l'habitude qui me manque. L'engueulade, le coup de feu. Je me risque en y jetant un œil. Une marre de sang sur le sol, la sirène d'une ambulance. La meurtrière semble ne ressentir aucune émotion particulière. L'instinct maternel ne doit pas être au rendez-vous.

Je me sens beaucoup mieux maintenant, toute revigorée et pleine d'énergie. Ça fait un peu comme un phénix qui renaît de ses cendres. Je suis de nouveau dans la course. Ce coup de mou est quand même étrange. Il faudrait que je fasse des recherches mais je ne sais pas trop comment m'y prendre. La Précédente ne m'a pas donné de bouquins sur les remèdes et solutions pour subvenir aux questions que je me pose.

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