Chapitre - XVII

Par Soah

Vivre une existence immortelle sans un cœur battant ; mourir avec la beauté d’une étincelle qui deviendra fournaise. En dehors de ces deux possibilités, rien n’apparaissait.

Joshua porta sa main contre la poche intérieure de sa veste. Un ballotin de « mal-de-nuit » gisait là, tout près de sa poitrine. Lise le lui avait donné discrètement avant qu’il ne parte de la curieuse alcôve. Il avait promis de réfléchir. Cependant, cette visite singulière remontait à plusieurs semaines maintenant et il semblait incapable de fournir une réponse. Tout comme il était dans l’impossibilité de songer à la proposition de Valente. Joshua voulait vivre, mais pas en tant qu’Immortel. Et puis, il y avait le reste. Les petites choses qu’il n’avait pas vues jusqu’alors. Des dos courbés sous le poids du labeur ; les mains dévastées par la soude et les produits ménagers ; la maigreur de certaines personnes lorsque lui ne souffrait pas de la faim ni du froid.

Devant la cheminée du salon des artistes, il regardait les braises mourir. Il suffirait d’ajouter une buche pour que le feu repartît. « Mais, se disait-il, ce fagot a-t-il envie de s’embraser, d’être consumé par les flammes ? » Plus que jamais, Casimir lui manquait. S’il fermait les yeux, il pouvait presque sentir l’odeur du tabac que l’auteur fumait, dans ce même fauteuil.

— Tu as l’air triste, déclara Cécile en s’approchant.

L’enfant s’installa sur le tapis, juste devant l’âtre et ouvrit un cahier dans lequel, Madeleine avait tracé et conçu des exercices de calligraphie. Avec un crayon, elle se mit à écrire les lettres avec application.

— Je le suis, répondit simplement Joshua.

— Pourquoi ?

Le nez rivé sur sa feuille, la gamine ne lui accorda aucun regard. Concentrée, rien d’autre que les courbes ne comptaient. Joshua l’envie le temps d’un battement de cœur. Lui aussi voulait retrouver cette voie, ce chemin où seule la peinture avait de l’importance.

— Parce que deux amis me posent la même question et qu’il va falloir que je choisisse, expliqua-t-il d’une manière évasive.

— Et il y a pas une solution que tu préfères ? souffla l’enfant, en luttant pour faire de belles boucles à ses « l ». Ou un ami que tu préfères ? Quand Joël et Xavier se disputent, je prends toujours Joël parce que je suis plus amie avec lui.

— Il y a une personne que je favorise, oui, mais sa solution ne me plaît pas beaucoup.

— Et l’autre solution, elle te plaît ?

— Pas vraiment.

— C’est compliqué, alors, trancha Cécile.

— En effet, lui accorda Joshua avant d’orienter la conversation vers un sujet tout à fait différent : tu te plais, ici, Cécile ?

— Ça va, concéda la jeune apprentie sans pour autant paraître totalement convaincue. J’ai pas froid, j’ai pas faim.

— Mais ?

— Ma sœur me manque, avoua la fillette après un instant d’hésitation. Mon ami secret m’a confié qu’elle était sans doute dans une belle maison, elle aussi. Et que je ne devais pas m’inquiéter. Mais je m’inquiète quand même. Et j’aimerais la voir. Il dit que ça sera possible, un jour.

Joshua se garda de lui apprendre que c’était là un mensonge. Que cette petite ne verrait certainement plus jamais sa sœur. Autrefois, il aurait jugé cette confession avec froideur : plus que quiconque il savait combien le temps diluait les mémoires. Elle l’aurait oublié et aurait continué d’avancer. Cette sœur n’aurait été qu’un doux parfum de page jaunie entre les feuillets de son existence ; aujourd’hui, Joshua ne se souvenait plus de ses compagnons à l’Humanorium, ni même des Mères qui s’y trouvaient. Seule la neige dans le cloître revenait dans ses pensées et le rouge du houx qui poussaient près d’une porte. Il gardait aussi, dans un creux de son corps, la sensation de faim, de froid et de manque. Le reste n’était que poussière de fusain.

— Et qu’est-ce qu’il te dit d’autre, ton ami ? se risqua à demander le peintre.

Cécile se mit à rosir et son regard pétilla. Elle ressemblait à une pivoine en fleur. Gênée, elle baissa un peu plus la tête pour que ses cheveux tombassent comme un rideau autour de sa frimousse. Protégée par se voile châtain, elle avoua :

— Il m’a dit que je serais l’une des plus grandes artistes de la ville. Plus grande encore que madame Madeleine. Mais qu’il fallait que ça soit un secret. Je compte sur toi.

Elle se retourna vers lui, la mine fière malgré le feu qui embrasait ses joues. Le sourire que Joshua affichait faiblit pendant un instant avant de revenir se plaquer sur ses lèvres. S’il pouvait nourrir des doutes au sujet de Valente, maintenant, cela était sans équivoque.

— Il a sûrement raison, alors, souffla-t-il. Mais pour ça, il faut que tu sois bien sage et que tu travailles beaucoup.

— Madame Madeleine dit la même chose.

— Tu sais, avant que Madeleine soit l’autrice de la maison, il y avait quelqu’un avant elle. C’était un vieux monsieur qui fumait tout le temps la pipe. Je pense qu’il t’aurait beaucoup aimé, déclara Joshua en s’installant sur le tapis, à côté de Cécile dont les joues s’embrasèrent encore un peu plus. Il m’a souvent dit que l’Art était un voyage qui ne connaissait jamais de fin. Et que, il fallait toujours nourrir la petite bête créative qui vivait en nous. Le regard des autres n’est pas essentiel à moins que tu décides d’y accorder de l’importance, tu comprends ?

— Je crois.

— Tu es plus que ton art, Cécile. Ne l’oublie pas, d’accord ?

— Je comprends pas trop, avoua l’enfant en contemplant de nouveau ses exercices.

— Ce n’est pas grave, déclara Joshua en remettant une buche dans l’âtre. Quand tu seras plus âgée, tu comprendras. Peux-tu me faire une promesse ?

— Ça dépend de quoi. Mon ami secret m’a dit de me méfier des promesses qui ne sont pas faites entre lui et moi.

Sa lèvre se fronça dans une moue suspicieuse comme si Joshua allait lui proposer de prendre part à un terrible chantage ou complot. Il se retint de rire devant son sérieux et perdit aussi l’envie de sourire lorsqu’il songea à Valente penché sur son cou si frêle.

— Souviens-toi de moi, tel que je suis maintenant, d’accord ?

Cécile le fixa pendant de longues minutes, silencieuse. Puis, elle abandonna son crayon gris et vint placer ses mains sur le visage du peintre. Ses doigts glissèrent sur ses pommettes, contournèrent son menton et emmêlèrent ses boucles rousses. Lorsqu’elle eut fini, Cécile se blottit contre Joshua.

— Je te le promets, soupira-t-elle.

Bien que ces mots n’étaient porteur que de l’engagement d’une enfant, ils valaient tout l’or du monde.


 

*


 

Malgré la menace qui planait au-dessus de lui, Joshua avait décidé de continuer sa vie. Pour rien au monde il n’aurait échappé à sa promenade quotidienne dans les bois. Il en appréciait davantage les beautés et les surprises qui l’attendaient au détour d’une clairière, d’un chemin ou d’une voie construite par les allées et venues d’animaux. Et ce, même si les premiers signes de déclin des arbres trahissaient le passage du temps. Bientôt, il lui faudrait montrer la toile sur laquelle il travaillait. Le portrait imparfait d’Ursula. Elle lui manquait quand bien même si son cœur était empli d’une colère sourde. Cette rage s’exprimait dans les couleurs, à la fois chaude et froide ; la douceur et la traîtrise qui se mêlaient pour former un seul et unique visage.

Près d’une rigole gargouillant, il trouva des pieds de « mal-de-nuit ». Comme décrite dans l’herbier, les fleurs étaient petites et d’un bleu particulièrement vibrant. Une abeille voleta autour d’une branche avant de s’en éloigner. Même les reines de la forêt ne voulaient pas avoir à traiter avec le poison qui courrait dans les pistils. Joshua se pencha pour éprouver leur parfum. Elles ne sentaient rien. Avec précaution, il ramassa les plantes et les glissa dans le livre qu’il avait emporté avec lui, pour les préserver. Ces pétales avaient l’apparence de l’espoir. Elles étaient la vie, malgré tout.

Il ne rentra que vers la tombée de la nuit, lorsque la lune trop curieuse ne put rester cachée plus longtemps et que les premières étoiles la suivirent. Après un dîner en compagnie des artistes de la maison, il revint à l’atelier pour contempler non pas sa toile, mais celle qu’Ursula avait abandonnée. Il ressentit une profonde ironie dans le fait que la dernière œuvre de Maria et celle de sa mentore portaient sur un sujet identique. Et bien qu’il pouvait voir des similarités entre les réalisations — mêmes technique et couleur — elles étaient diamétralement opposées. Guerrier et implacable pour l’une ; miséricordieux et bon pour l’autre. Peut-être aurait-il dû essayer de représenter le Soleil Noir, lui aussi ? Quelle figure serait née de sa peinture, de son art ?

— Joshua ? Es-tu là ?

L’écho de la voix de Shirley se perdit dans la verrière. Joshua se retourna vers la porte de service, tout près de la réserve. Depuis la rencontre avec le Cercle — ou plutôt la branche dissidente du Cercle — oncle et neveu n’avaient pas eu l’occasion de converser. L’un étant trop occupé à remplir ses fonctions de majordome ; l’autre, comme toujours, fuyait.

— J’espérais bien te trouver ici, murmura le chambellan en approchant à grands pas. Écoute-moi, j’ai négocié avec des connaissances et je pense pouvoir t’éviter le pire.

— De quoi parlez-vous ?

— La proposition de Lise. Tu n’es pas obligé de l’honorer, je le ferais, expliqua-t-il en remettant l’une de ses rares mèches de cheveux en place. Dans deux jours, je peux faire dépêcher un chariot de marchandise pour aller vers Bastion ou n’importe quelle autre ville. Tu n’aurais qu’à t’y glisser pour ensuite filer et ne jamais revenir.

— Shirley…

— Je sais que ça paraît compliqué et difficile, mais…

— Et après ?

La question trancha les mots et exposa un noyau de silence. Shirley posa ses mains sur les épaules de Joshua après avoir inspiré et les pressa délicatement. Le peintre était toujours surpris par la poigne qu’il pouvait avoir, et ce, malgré les ans qui pesaient sur ses articulations.

— Tu pourras être libre.

— Mais à quel prix ? La famille de Morgande a de l’influence et on me retrouverait. Aucun Immortel n’autoriserait un humain inconnu à travailler pour lui, même dans les champs ou dans l’industrie. Surtout avec ma main. Il faudrait que je passe le reste de mon existence à fuir, Shirley. Et de ça, je n’en veux pas.

— Et une maison abandonnée, loin des cités ? Après tout ils ne quittent jamais les villes et nous non plus.

— Pensez-vous que je puisse me débrouiller, seul ? déclara Joshua en lui montrant ses paumes. Ces mains sont celles d’un artiste trop choyé qui ne sait rien faire d’autre sinon peindre.

La peau de sa main gauche était immaculée, parfaite sinon pour les petites callosités qui épousaient la tenue d’un pinceau. Et la droite, malgré les blessures, avait cette pureté privilégiée. Oh, il serait mentir d’affirmer que le peintre n’avait pas songé à la fuite. Cette idée lui était revenue souvent, même. D’abord emporté par le frisson de la liberté, il se voyait en ascète, comblé par la nature et une vie simple. Toutefois, la réalité s’était imposée à lui : en dehors de son art, Joshua ne savait.

— Répondez seulement à une question.

— Laquelle ?

— Pensez-vous sincèrement que l’étincelle pourrait devenir un incendie ? Que le trépas de Valente pourrait tout changer ?

Shirley baissa le nez, songeur. Joshua ne prit pas mal ce retrait, cette mesure. Au contraire. Une réaction trop rapide aurait été étrange.

— Oui, je le crois. Cette maison, ce quartier, cette ville sont des poudrières. Il suffirait d’un possible et l’infini nous serait permis, confirma le majordome.

— Merci de votre honnêteté, souffla Joshua en retour. Pour être franc, je ne sais pas encore si je vais… (« me suicider », pensa-t-il.) Poursuivre le plan. Un jour, j’ai l’impression que cette issue est la bonne ; un autre que cela ne fonctionnera jamais et que je m’apprête à trahir mes proches. Il me faut plus de temps.

— Bien sûr. Mais si jamais tu envisages ma solution, sache que ma porte t’est toujours ouverte. Peut-être est-ce là un caprice de ma part, mais je préfère te savoir dehors, libre et peut-être mort que de devoir creuser une tombe sans nom pour y déposer ton corps.

— Aviez-vous les mêmes espoirs pour Maria ?

Shirley ne répondit pas et se contenta d’enlacer son neveu. Joshua lui rendit son étreinte. Puis, le majordome quitta la pièce. Haute dans le ciel, la lune semblait se moquer de la situation. Après un soupir, l’artiste s’installa à son bureau et sortit un vélin ainsi qu’une plume. Voilà des mois qu’il n’avait pas écrit et des mois qu’il n’avait pas reçu de lettres de la part de Jal — sans doute par politesse ou par crainte que la réputation d’une pareille amitié puisse ruiner son ascension. Dans un cas comme dans l’autre, Joshua ne pouvait lui en tenir vigueur. Il aurait agi de la même manière, autrefois.

Le peintre trempa la plume dans l’encre, essuya le bec, mais ne trouva rien à dire alors que pourtant, il avait tant à exprimer. Peut-être était-ce parce qu’il jugeait cela cruel d’appeler ce garçon « mon ami », tandis qu’ils ne s’étaient fréquentés qu’à deux reprises et n’avaient échangé, au final, qu’une poignée de courriers. Casimir avait été son ami ; Annette et Odette également et Ursula… Ursula avait été tout pour lui.

Finalement, il ne traça que quelques mots sur le papier. Une fois sec, il plia la lettre et la déposa sur le chevalet. Joshua ignorait si Ursula verrait un jour cette lettre. Toutefois, le fait qu’elle existât lui apportait une forme de sérénité. Il nourrissait « en demain », la joie d’observer une aube nouvelle et non une menace à contretemps.

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Ashitaka58
Posté le 06/04/2024
J'espère que la suite viendra bientôt !

Peut-être que la ville serait un lieu intéressant à développer. Quelle architecture les immortels ont-ils privilégié ? Comment vit le reste des habitants ? Y a-t-il une majorité de serviteurs humains ou d'immortels ?

Et aussi, les immortels ont-ils leur propre mythologie ? Figures et légendes et références historiques ?
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