Chapitre VIII - [1/2]

Par Soah

Joshua tint sa promesse et le jour suivant, commença à tracer le portrait Valente, en secret. Puisqu’il ne pouvait s’appuyer sur la présence de son sujet, le peintre avait réalisé de nombreuses esquisses dès son retour au sein de sa chambre et ce fut avec une ferveur religieuse qu’il avait couché sur le papier tous les détails qui lui avaient échappé jusqu’alors, formant sur les pages vierges un puzzle que nul autre ne pourrait comprendre. Prétextant vouloir saisir la beauté de l’hiver, il s’en allait battre la campagne avec son matériel avec le dessein d’achever ce premier portrait le plus rapidement possible.

Face à sa toile, l’artiste avait l’impression d’être de nouveau en présence de l’Immortel et de ses yeux gris perçants. Son souffle se faisait rare quand sa main devenait sûre. Jour après jour, alors qu’il n’aurait su marcher en plein soleil sans les voiles sombres qui le protégeaient, Valente de Morgande existait dans les sous-bois grâce à la peinture de Joshua. Finalement, le portrait fut achevé et son auteur en était satisfait. Toutefois, il ignorait comment faire parvenir ce cadeau. En parler à Ursula n’était pas envisageable et puisqu’il n’était pas encore officiellement peintre, demander l’aide d’un des serviteurs de l’étage n’était pas non plus opportun. Il ne pouvait pas faire confiance à Casimir ni à Odette et Annette : la curiosité les pousserait à regarder la toile et ils comprendraient. Et, en dépit de toute l’affection qu’ils lui portaient, ils n’hésiteraient sans doute pas à le trahir. L’amitié, ici, ne rentrait pas en compte lorsque les maîtres des lieux étaient au cœur des problèmes.

La solution de cet épineux problème, comme bien des réponses dans ce monde, se présenta d’elle-même quelques jours plus tard. Encore endormi, le manoir s’éveillerait bien rapidement pour mettre en place les derniers préparatifs du solstice d’hiver. Chaque année, à cette même occasion, des dizaines de convives se pressaient entre les murs du domaine pour profiter de l’hospitalité légendaire des de Morgande, mais aussi pour jauger les artistes qui faisaient la réputation de la maison. D’ordinaire, Joshua restait au premier étage et appréciait, en solitaire, le dîner amélioré concocté par les cuisines à son attention. Toutefois, en ce matin de Yule, il trouva une invitation au pied de sa porte. Il sut tout de suite de quoi il retournait pour avoir déjà vu les enveloppes à de maintes reprises entre les mains d’Ursula. Le cœur battant, il déplia la missive avec soin puis dévora chaque mot avec avidité : les lettres fines et penchées exigeaient sa présence. Paraphé par la griffe de madame, le billet n’aurait pu tolérer un refus ou une absence.

— Tu as l’air bien joyeux, ce matin, commenta Ursula alors que Joshua passait la porte de l’atelier. Quelle mauvaise idée se trame donc dans ta petite tête ?

— J’ai été invité à la réception de ce soir, répliqua-t-il sans cacher son enthousiasme en exposant l’enveloppe. Peut-être que madame s’est enfin décidée à officialiser ma position en tant que portraitiste de monseigneur Valente ?

— Ma foi, elle ne m’en a pas parlé, mais… C’est possible, admit Ursula. Madame possède un certain goût pour le panache et quoi de mieux que d’annoncer l’avènement d’un prodige lors de Yule ?

— Vous n’avez pas l’air contente, maître, nota Joshua avec déception. Je pensais que cela vous ferait plaisir que nous puissions célébrer le solstice ensemble, cette année. Et qu’enfin, je puisse me tenir à vos côtés pour peindre le soir venu.

— Bien sûr que je suis ravie de partager ce moment avec toi. C’est juste que, tu es encore si jeune et…

— Je ne suis plus un enfant, vous savez, coupa-t-il. Vous n’avez pas besoin de faire des mystères pour me protéger, je suis capable de beaucoup. Je sais qui était l’enfant du carnet. Et vous pouvez me parler du Cercle, aussi.

— Comment est-ce que tu es au courant de ça ?

— J’ai surpris votre conversation avec Shirley, l’autre soir.

Ursula détailla silencieusement Joshua. Depuis quand était-il plus grand qu’elle ? Un an ou deux, peut-être plus ? Lui non plus n’avait pas remarqué le changement qui s’était opéré au fil des saisons. À son arrivée, l’enfant se hissait à la hanche de sa mentore et en guise de cheveux, il avait encore du duvet. Maintenant, il fallait qu’il baisse les yeux pour la regarder, ses boucles rousses avaient perdu leur douceur et bien que glabres, ses joues se faisaient chaque jour un peu plus rêche.

— Tu as raison. Je suis navrée de ne pas avoir remarqué plus tôt l’homme que tu es à présent, souffla-t-elle avant d’aller s’installer dans un fauteuil près d’une fenêtre. Il m’arrive parfois d’oublier que tu n’es plus le tout jeune garçon qui a surgi ici avec son crayon rouge préféré dans le creux de la main. Tu es un artiste, maintenant.

— Alors, vous savez que vous pouvez me faire confiance, déclara Joshua en se plaçant à côté d’elle. Vous m’avez offert une vie. Et je ne pourrais jamais assez vous remercier pour cela. Je vous dois tout, Ursula.

— Non, je t’ai transmis un chemin de croix, articula-t-elle douloureusement. Une route parsemée d’épines, de ronces et d’orties.

— Que voulez-vous dire ?

Joshua pouvait observer la tension soudaine qui animait la mâchoire de sa mentore. Sur les bras du fauteuil, les mains de la peintre étaient tout aussi serrées. À quoi pensait-elle donc ? Le jugeait-elle encore incapable de comprendre ? Ou bien ses secrets étaient-ils trop précieux pour être partagés même avec lui ?

— Moi aussi, j’ai longtemps adoré la vie que je menais entre ces murs, finit-elle par avouer le regard dans le vague, tourné vers l’extérieur. Tout comme toi, je ne vivais que pour la peinture, pour mon art et pour madame qui m’avait sorti de la fange qu’était mon humanorium. J’ai pleuré lors de ma première nuit entre ces murs, tu sais. Non pas de tristesse. Mais de joie d’avoir un lit chaud rien que pour moi. De ne pas avoir à me battre pour un morceau de savon pour me laver, pour avoir une place à table avec un peu de pain ou pour avoir un crayon et une feuille de papier.

Agitée par un trémolo, sa voix se fendit. Joshua pressa ses mains avec délicatesse. Elles n’étaient plus aussi fortes qu’avant et cela le toucha en plein cœur.

— Mon maître était déjà un vieil homme lorsque je suis arrivée. Il était dur, sévère et plus d’une fois il m’a donné le fouet pour ne pas l’avoir écouté. Avec lui, je pense que tu n’aurais pas pu t’asseoir pendant des semaines, continua-t-elle en esquissant un sourire mauvais à l’évocation de son aïeul. L’orgueil est sans doute ce que je retiens de lui, cette morgue qui le poussait à se croire un génie. Et à l’époque, tous les artistes de la maison, même Casimir, semblaient souffrir de ce mal. Toutefois, il y avait du bon dans ces murs, des moments de joie. Une personne en particulier était mon rayon de soleil.

— Maria ? se risqua-t-il à murmurer.

— Oui, Maria.

— Qui est-ce ?

— Elle était ma plus précieuse amie, ma confidente, mon premier et dernier amour, déclara Ursula avec une profonde affection. Et surtout, elle était ta mère.

Joshua se retira vivement et fit quelques pas en arrière. Les sourcils froncés, les lèvres plissées, il fixait le sol comme si les dalles pouvaient lui parler, clarifier les propos de sa mentore. Une aigreur monta le long de son œsophage tandis que ses mains devenaient moites. Comme tous les enfants de Caharel et d’ailleurs, la question de qui leur avait donné la vie n’était pas importante. Ils étaient issus d’une matrice humaine qui, lorsqu’elle survivait à l’accouchement, retournait à sa précédente existence. Quant aux nouveau-nés, ils étaient confiés dès leurs premiers jours aux humanoriums et grandissaient là-bas, élevés par les employés. Le titre de « mère » ne valait donc rien à ses yeux. Alors, pourquoi cela l’affectait-il autant ? Cette Maria n’était personne pour lui, juste une pourvoyeuse de chair, de sang.

— En quoi est-ce important ? finit-il par marmonner.

— Tu vois, c’est bien là le problème, souffla Ursula en se redressant. Nous avons de la chance, en tant qu’artiste de vivre entre ses murs, d’être nourris et bien traité. Mais ce n’est pas le cas des autres humains. Nous sommes une exception parce que nous avons quelque chose que les Immortels veulent : notre art.

— Qu’est-ce que vous racontez…

— La chienne de chasse favorite de madame a mis bas, il y a peu. Elle n’a pas frayé avec n’importe quel cabot : on a choisi son partenaire pour former une nouvelle génération de tueur, de pisteur qui ne pourront pas la décevoir, poursuivit la peintre. Ils font pareil avec nous. Je suis née d’artiste et tu es né d’artiste. L’humanorium où tu étais regorgeais d’enfants issus de talents déjà en place. Et sais-tu ce qui arrive à ceux qui ne sont pas choisis ?

Les visages de certains camarades filèrent dans la mémoire de Joshua. Tous étaient de mauvais souvenirs, des fantômes cruels qu’il avait préférés oubliés, mais à présent, il ne pouvait s’empêcher de se demander où étaient ces gens.

— Dans le meilleur des cas, ils deviendront des employés de maison, corvéables à souhait, ceux-là mêmes qui nettoie notre merde tous les jours, siffla Ursula avec dégoût. Au pire, ils sont de la viande pour eux.

Ses doigts filèrent à sa gorge, là où certaines nuits des roses d’hématomes fleurissaient.

— Ursula je…

— Tu voulais la vérité, n’est-ce pas ? Alors, la voici : nous ne valons pas plus qu’une chaise, qu’un bureau, à leurs yeux. Ils nous privent de nos racines, de nos histoires en échange d’un peu de confort, d’une once de considération factice, articula Ursula avec difficulté. Et sais-tu pourquoi madame refuse – ou plutôt refusait – de te laisser devenir le portraitiste de son fils ? Parce qu’un jour, il a été humain. Valente était un petit garçon, comme tu l’as été et on l’a transformé en monstre. Il est la preuve de la faiblesse des Immortels.

— Si vous dites vrai, pourquoi ? Pourquoi tout ça ?

— Tu vois ce qu’ils font ? Tu ne me fais même pas confiance, ricana-t-elle en écrasant une larme furieuse sur sa joue. Les Immortels ont besoin de nous et avec le temps ils se sont débrouillés pour que nous ayons besoin d’eux. Leurs secrets ont été oubliés et nous sommes devenus des moutons dociles attendant la délivrance du couteau à l’abattoir.

— Et le Cercle ? Qu’en est-il ?

— Le Cercle désigne ceux qui savent, expliqua Ursula avec retenue avant de poursuivre, mais ne t’en fais pas, tu n’en fais pas partie. Je t’ai offert un fragment de notre savoir, rien de plus. Juste assez pour que si tu venais à me dénoncer, tu connaisses le même destin que moi : la mort.

— Je ne vous crois pas, murmura Joshua avant de déclamer plus fermement : vous êtes en pleine crise d’affabulation ou que sais-je !

— Tu me crois donc folle ? balbutia-t-elle, les yeux humides.

— Non, voyons, je n’oserais jamais penser cela de vous. La fatigue et la pesanteur de vos charges font que vous…

— Vraiment, Joshua ? Tu vas balayer du revers de la main tout ce que je viens de te dire sous le couvert de la fatigue ? déclara Ursula en se relevant d’un bond.

Les larmes dévalaient ses joues sans qu’elles n’en reçussent l’invitation. Fixant son élève, la peintre ne clignait pas des yeux ; son visage se modelait à la couleur de sa peine. Bien cruellement, Joshua trouva sa détresse sublime.

— Écoutez, je connais Valente et je peux vous assurer qu’il n’est pas ce que vous décrivez, se défendit le jeune homme. Tout comme je suis sûr que vous avez à redire sur le portrait que l’on pourrait brosser de madame.

— Qu’est-ce que tu peux connaître de Valente, Joshua ? se moqua presque Ursula. Tu ne l’as jamais vu. Tu ne lui as jamais adressé la parole. Comment pourrais-tu savoir la moindre chose sur lui ?

— Détrompez-vous, nous nous sommes déjà rencontrés à plusieurs reprises, affirma Joshua en serrant les poings, prêt à défendre ce lien qui lui était si cher. Monsieur aime mes toiles, me trouve talentueux. Bien plus que vous d’ailleurs. Et j’y songe… Il m’avait dit que vous étiez la raison pour laquelle je n’étais pas encore officiellement peinture. Que vous et vous seule entraviez ma progression, mon ascension. Me voici enfin invité pour Yule et voilà que vous me révélez des choses mensongères à propos de nos bienfaiteurs ? Cela n’est pas une coïncidence !

— Joshua, que veux-tu dire par là ? demanda Ursula, blême.

— Je vous vois pâlir, aurais-je touché la vérité du doigt ? En réalité, vous avez peur. Peur de moi, que je vous éclipse, que madame se détourne de vous pour me confier votre tâche de la peindre ! articula-t-il avec hargne avant de ponctuer sa phrase d’un rictus mauvais. Valente avait raison, vous me plongez dans la médiocrité.

— Écoute, Joshua, je…

— Non ! Vous écoutez ! trancha-t-il avec colère. Je ne voulais pas croire à ce qu’il me disait parce que vous… vous êtes… Vous étiez tout pour moi. Mais il faut que je me rende à l’évidence, vous ne valez pas mieux que les autres artistes. « Garde à l’esprit qu’ils ne seront jamais de vrais amis, eux aussi veulent briller aux yeux de madame et ils n’hésiteront pas à te jeter dans les flammes », n’est-ce pas la première chose que vous m’aviez dite à leur sujet ? J’ai eu l’audace de croire que nous partagions un lien différent, mais non. Vous m’aviez brûlé pour mieux étinceler.

— Est-ce cela que tu penses vraiment ? requit Ursula après un long silence.

— Oui.

— Très bien. Dans ce cas, je suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, déclara la peintre les lèvres serrées. L’atelier est assez grand pour que nous collaborions sans échanger un mot. Toutefois, n’espère plus d’aide de ma part ni mon regard sur ton travail. Et si ce soir, tu n’obtiens pas ce que tu veux, ce ne sera pas la peine de venir pleurer dans mes bras.

Ursula quitta les lieux aussitôt. Pendant un long moment, les battements du cœur de Joshua s’accordèrent au son des pas de sa mentore. Chaque coup martelait sa poitrine ; chaque coup résonnait dans sa cage thoracique ; chaque coup lui brisait les os. Une fois le calme retrouvé, il ne resta que ses pensées pour lui tenir compagnie. Le ciel, morose, le toisait. « Tu l’as voulu, non ? » semblait-il lui dire, narquois.

— Je peux me débrouiller tout seul. Je n’ai pas besoin d’Ursula. Ni de personne d’autre.

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