Chapitre VII - les archives - partie 1

Ebur serrait dans son gant de cuir le laisser-passer qu’il avait reçu du roi. Il entra dans le donjon et prit l’escalier qui descendait, affolant sur son passage les flammes des torches fichées aux murs. Dans la pièce ronde du bas, un homme se tenait debout derrière un bureau à rabat, plongé dans la lecture d’un parchemin. Il releva le nez à l’approche des pas du capitaine, qui lui tendit son document sans prendre le temps de le saluer. L’homme de lettres pinça les lèvres, offensé par le manque de politesse du militaire, puis décacheta le laisser-passer et le balaya du regard. Il souleva le rabat de bois de son bureau et se mit de côté. Ebur avança et poussa la porte des archives. Il fronça immédiatement le nez, l’endroit clôt empestait la poussière et le vieux papier. Une clochette tinta quand il pénétra dans la pièce, faisant sortir des rayonnages un vieil homme courbé, qui se hâta vers lui.

— Bien le bonjour, capitaine, que puis-je faire pour vous ? s’enquit l’homme avec déférence.

— Le roi m’a demandé de me renseigner sur des personnes que nous recherchons activement…

Ebur balaya le sous-sol du regard pour vérifier qu’aucune oreille indiscrète ne traînait dans les parages.

— … des magiciens pour être plus précis, ajouta-t-il plus bas.

— Et en quoi puis-je vous être utile dans cette recherche ? reprit poliment le vieil homme.

Le capitaine se racla la gorge, mal à l’aise.

— Eh bien, j’ai lu dans le rapport de Léocadie qu’un des magiciens bleus avait eu une sorte de… de changement d’état, qui a causé des dégâts parmi nos troupes.

— Un changement d’état vous dites ?

Le maître érudit teinta cette dernière question d’une pointe de condescendance. Ce capitaine ne pouvait-il pas s’exprimer avec un vocabulaire compréhensible ? Dire que la hiérarchie le plaçait en dessous de ce rustre. Au moins, avec les hommes du conseil de guerre, l’on pouvait avoir quelques conversations enrichissantes.

— Tous les hommes de lettres du roi sont soumis au secret des sources n’est-ce pas ? se fit confirmer Ebur.

— Bien sûr, capitaine, bien sûr.

Le gradé attira le maître-érudit à la tunique lie-de-vin derrière une rangée d’étagères :

— Les hommes de Léocadie n’ont pas attrapé une maladie sur le chemin du retour, ils ont été victimes d’une malédiction, chuchota-t-il précipitamment.

— Une malédiction, répéta le vieil homme en lissant son vêtement. Vous en êtes certain ?

— C’est ce qu’un des soldats a écrit dans son rapport avant de casser sa pipe. Avez-vous déjà entendu parler d’un tel phénomène ?

L’archiviste tira ses lorgnons de sa tunique, réfléchissant à toute allure.

— Eh bien.. eh bien…, bégaya-t-il sans trouver de réponse satisfaisante à apporter au capitaine.

Le maître-érudit s’en retourna à l’entrée de la pièce et se saisit de la tablette sur laquelle se trouvaient épinglées les références. Ebur le suivit d’un pas lent, l’air passablement énervé. L’homme de lettres lui jeta un coup d'œil nerveux. Il n’appréciait pas le capitaine et son tempérament impulsif. Plus vite il le renseignerait, plus vite ce gêneur quitterait les lieux.

Le vieil homme trottina entre les rayonnages, toujours accompagné du capitaine. Leurs pas brisaient le silence des archives, d’ordinaire simplement troublé par le bruit de quelques pages que des lecteurs discrets tournaient. Pour éclairer la longue pièce rectangulaire, des flammes brûlaient dans des cages de verre et de fer, pendues à des chaînes au plafond. Le maître-érudit trouvait les archives intimes et familières. Ebur trouvait qu’il s’agissait d’un trou pour rat de bibliothèque. L’homme de lettres finit par s’arrêter devant une section.

— Voilà, dit-il en désignant une étagère fournie, il s’agit de tous les documents en notre possession sur la magie. Certains ne datent pas d’hier, et le paléographe est absent aujourd’hui pour vous les lire, mais j’espère que cela pourra vous éclairer.

— Cela signifie que vous n’avez aucune idée du phénomène dont je vous parle ? demanda le capitaine, déçu et irrité.

Le vieil homme se retint de lever les yeux au ciel.

— Capitaine, entama-t-il en tentant de ne pas laisser transparaître son agacement, j’ai reçu une formation de juriste avant de prendre ce poste aux archives. J’ai plus de sollicitations concernant les récupérations d’héritage et les lois du commerce maritime, que de questions sur les escamoteurs qui empoisonnent les soldats du roi.

Ebur serra les poings et s’avança d’un pas pour dominer le vieillard, qui se ratatina un peu plus dans sa tunique.

— Il ne les a pas empoisonnés, vieil impertinent, il les a maudits, eux et notre roi ! s’emporta-t-il en se retenant de monter le ton.

Le capitaine aurait volontiers secoué l’archiviste, ce qui n’aurait, certes, pas avancer ses affaires, mais aurait au moins eu pour effet d’apaiser ses nerfs à vif.

— Si je trouve quelqu’un de mieux renseigné sur votre sujet, je vous l’enverrai, répondit l’archiviste avant de décamper, blanc comme un linge.

Le capitaine grinça des dents. Le maître-érudit était obligé de lui témoigner du respect, mais il se savait considéré comme un simple d’esprit. L’homme de lettres se serait courbé en deux s’il avait été issu d’une famille d'aristocrates. La valeur des individus se jaugeait à leur rang de noblesse dans la capitale, quand ce n’était pas à la taille de leur escarcelle. Le capitaine subissait le regard que l’on posait sur les proches du roi venant de familles de basses extractions. Le militaire souffla du nez en ruminant cette dernière pensée. Ernim était une bien trop grande ville, peuplée de bien trop de sots.

Il contempla l’immense étagère, ne sachant par quel bout commencer. De petites plaques de cuivre gravées, sur les étagères, décrivaient leur contenu. Il les parcourut : magie des couleurs; histoire de la magie; magiciens célèbres; droit des magiciens; patrimoine magique. Ebur tendit la main au hasard vers un ouvrage. Il n’avait aucune idée de la manière de procéder pour trouver des documents pertinents. D’ordinaire, on les lui apportait. Il fit tourner le livre entre ses mains et ouvrit son fermoir doré. Les pages se couvraient de plans en coupe de bâtiments, accompagnés de calculs et de description de matériaux. Il referma le volume et le replaça sur l’étagère Patrimoine magique . Il s’accroupit pour atteindre le bas de la section Histoire de la magie et déroula un parchemin. L’écriture lui apparut impossible à déchiffrer. Il le posa au sol et en prit un second. Les mots qu’il lisait s’effaçaient instantanément de sa mémoire. Se sentant sous l’emprise d’un maléfice, il détacha son regard du parchemin et se frotta énergiquement les yeux.

Le vieil archiviste reparut, frottant ses mains l’une sur l’autre, nerveux. Une femme, portant la tunique lie-de-vin des hommes de lettres, le suivait. Elle posa ses yeux noirs sur le capitaine, qui se releva aussitôt et s’inclina pour la saluer. Le maître-érudit fronça la narine, n’ayant pas eu le droit à une courbette du capitaine à son arrivée.

— Dame Almeda a étudié aux côtés de notre défunt archiviste spécialiste de la section magie, exposa-t-il au capitaine. Elle saura vous renseigner mieux que moi.

Avant même d’entendre son titre, le capitaine ne doutait pas de la noblesse de la nouvelle venue, vu son port de tête altier et le respect avec lequel le vieillard la traitait. Il n’était pas rare que les enfants de nobles viennent prendre des leçons auprès des hommes de lettres du roi. Cependant, peu adoptaient la tunique lie-de-vin afin de rentrer au service des archives et bibliothèques royales.

Le maître-érudit ne demanda pas son reste et fila de nouveau. Le militaire resta avec la nouvelle venue, sans trop savoir comment engager la conversation. Il n’avait que très peu l’occasion de parler à des femmes, encore moins des nobles. Il aurait pu passer plus de temps en charmante compagnie, mais ses talents de séducteur étant inexistant, il préférait éviter les occasions de se ridiculiser. La femme brune se baissa et ramassa le parchemin resté au sol. Elle le roula soigneusement et le replaça sur son étagère.

Dame Almeda joignit ses mains et fit entendre sa voix grave :

— Maître Priscus m’a fait savoir que vous avez des interrogations sur certains aspects de la magie.

— Tout à fait, répondit Ebur d’une voix qui lui fit faux bond.

Il s’éclaircit la gorge et reprit :

— J’ai lu un rapport qui mentionnait une malédiction envoyée par un magicien sur nos soldats.

Une bouffée de chaleur saisit le capitaine à l’idée que la dame le prenne à son tour pour un benêt.

— Je vois...

À son grand soulagement, l’archiviste ne semblait ni surprise, ni amusée.

— Je vous conseille la lecture des écrits de Goulven le blanc. Si vous voulez connaître ceux que vous affrontez, autant commencer par leur plus talentueux et plus redoutable représentant.

Elle leva le bras et attrapa dans la section Magiciens célèbres, un énorme ouvrage blanc serti de cristaux de roche iridescents. Dame Almeda consulta l’index et ouvrit le livre sur un chapitre qu’elle tendit au capitaine.

— Le livre blanc de Goulven a été récupéré dans les ruines du temple de Laban. Il n’a jamais été dupliqué, par superstition de la part des copistes. Il contient tout ce qu’une personne intéressée par la magie doit savoir.

Méfiant, le gradé demanda :

— Vous êtes sûr que je ne cours aucun risque à lire ce bouquin ?

— Vous ne courrez aucun risque, capitaine, je vous le garantis.

Il prit l’ouvrage en main avec une pointe d’appréhension.

— J’ai essayé de lire un parchemin tout à l’heure et il semblait imprégné d’un enchantement, se justifia-t-il, soulagé que le livre ne lui explose pas à la figure.

— Ce sont les parchemins des magiciens violets, personne ne peut retenir ce qu’il y est écrit. Seul un autre magicien violet peut contrecarrer cela et avoir accès à l’information transcrite.

Le capitaine se sentit diminué par l’étendue des connaissances de la dame.

— Si je peux me permettre, pourquoi avoir choisi cette spécialisation ?

Elle leva un sourcil devant l’inconvenance du militaire.

— J’ai toujours été fascinée par les magiciens, répondit-elle tout de même.

— Vous dites cela sans honte ? s’étonna-t-il avec une grimace dégoûtée. Ils représentent la plus grande menace de ce pays.

— Sont-ils vraiment tous une menace, capitaine ? rétorqua-t-elle d’un ton froid. Un seul homme ayant mal agi peut-il condamner tous ses semblables à être traité comme de la vermine ?

Ebur se demanda si un magicien lui avait fait les yeux doux au marché pour qu’elle raisonne ainsi. Cette femme hautaine ne comprenait rien à rien.

— Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble, ils sont trop dangereux, affirma-t-il. Ils essaieraient de nous manipuler et de nous renverser.

— Traitez un chien comme une sale bête et il vous montrera les crocs, répliqua-t-elle sèchement.

— Il suffit, j’ai ce qu’il me faut, archiviste, vous pouvez disposer.

Dame Almeda inclina la tête et partit sans plus insister. Le capitaine, irrité, sortit de la rangée d’étagères afin de trouver une table de lecture. Il observa la silhouette de la femme de lettres s’éloigner d’un pas raide, sans jamais se retourner pour le chercher des yeux. Il souffla du nez, irrité. Une fois assis, incapable de se concentrer, il rumina son échange avec l’impertinente. Son index tapait nerveusement le bois de la table. Il regretta bientôt la façon dont il l’avait congédié. À force de passer sa vie à lire les écrits des magiciens, la dame avait dû finir par avoir pitié d’eux. Il soupira et secoua la tête, les femmes étaient douées d’une bien trop grande sensiblerie. Il ne pouvait néanmoins oublier le regard de mépris qu’elle lui avait jeté avant de disparaître. Son égo blessé, il entama sa lecture.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez