« Avant, l’quartier, ça allait, lâcha Yori. Mais, d’puis quelques années, y-z-ont laissé s’installer les sangsues. Ils jettent leurs poubelles par les fenêtres, ils sont sales, sales, sales… »
Les Danbrais surveillaient les routes et les livraisons de marchandises n’arrivaient plus que par voie fluviale. Les portes de la cité étaient closes, les pont-levis relevés. Les trois gardes cessèrent de s’occuper des contrôles à la Porte des Embruns et patrouillaient maintenant au Trou. Contrairement au reste de la ville, ce quartier comprenait des maisons en bois construites en équilibre les unes sur les autres par leurs propriétaires successifs. La lumière filtrait jusqu’aux ruelles tortueuses non pavées, où l’on barbotait dans des flaques de boue en toute saison, même en été. Certaines venelles si étroites ne permettaient le passage que d’un seul homme. Et encore, les plus larges d’épaules devaient y marcher en crabe. Les chiens errants côtoyaient les rats. La chaleur venait s’ajouter à l’humidité qui rongeait les murs et renforçait la puanteur des excréments, de l’urine et des détritus de toute sorte, accumulés partout.
« Regardez ça », fit Yori en désignant du menton un mendiant barbu, vautré tout du long dans la boue. Dès que Meghi apercevait ces anciens combattants, à qui il manquait un bras ou une jambe, il remerciait les Trois d’avoir veillé sur son frère rentré entier. « Voici l’extrême pauvreté, enchaîna Yori. On a voulu être chics et aider. Au final, ils ont tout pris… On est la vache à lait d’tout le monde. Ils viennent à Nisle d’ici, de là-bas… On peut pas continuer à favoriser plus les autres races qui arrivent et jeter les hommes qui sont là sur le pavé. Vous savez ce que j’ai appris ? Ils se sont quand même permis de laisser passer une quinzaine de Nains. Quinze Nains ! Ça, au moins, le nouveau gonfalonier va plus le tolérer. »
Depuis des semaines, Yori ne parlait plus que de Kuara. Il avait mis la moitié de son salaire hebdomadaire dans l’achat d’une écharpe grise flambant neuve, sur laquelle il avait fait coudre un cheval noir, symbole de son attachement à Kuara. Il la leur avait montrée, gonflé de fierté, et la portait dorénavant enroulée à la taille, malgré la canicule.
« Dis, c’est-y pas toi, Trousse-Mouton, qui a du mal à trouver une chambre ? demanda Yori.
— C’est le piston pour tout aujourd’hui, soupira Marik.
— Non, pour moi c’est bon, répondit Meghi. J’ai aménagé dans le quartier.
— Oué Marik, pour les chambres, c’est pareil : c’est l’piston, poursuivit Yori comme s’il ne l’avait pas entendu. Parce qu’avec leurs histoires de “représentation au conseil”, de ceci, de cela, ils ont tous les avantages. Est-ce que vous avez déjà vu une sangsue dehors, vous ? Jamais, j’ai vu une Darraine dehors, ou faire la manche ou… jamais ! Par contre, des Nisliens, oui. Regardez ce pauvre gars. » Ils dépassèrent un autre type décharné qui agitait son moignon pour récolter quelques stoles, assis dans la fange. « Faut pas se voiler la face. Ils ont l’artiche, ils sont solidaires, ils s’entraident ! Et Nisle va s’appauvrir. On dégringole les marches. Ce qui va arriver, c’est qu’ils vont nous bouffer. Ça, ça va arriver ! Parce qu’après, ça va devenir chez eux ici. Ça a déjà commencé. Regardez Soreh, les gardes, nous autres Humains, on peut même plus y aller. »
Chaque nuit, il débitait les mêmes tirades. Meghi écoutait distraitement ces propos. Il avait essayé de débattre au début, en l’informant que les nissangs faisaient partie des opprimés. Mis au ban de la société, ils se trouvaient dans une situation bien pire que les plus pauvres des Nisliens. Meghi se remémora les familles naines refoulées à la porte de la ville. À la ferme, lui-même avait souffert de la servitude et enduré des humiliations et des violences. Les seigneurs y avaient recours avec plus ou moins d’intensité ; ils n’épargnaient pas les fermiers nains, au contraire. Sans compter que les Danbrais capturaient les fermiers nains en premier pour travailler dans leurs mines. Pourquoi les gardes ne protégeaient-ils pas tous les habitants ? Meghi s’en voulait de participer à cette politique d’exclusion qui n’était pas sans lui rappeler les idées obscures et les actes malveillants des gens de sa vallée envers les étrangers. Mais il avait beau argumenter, les pensées de Yori tournaient en rond et au final, il n’écoutait rien.
Aucune lanterne ne brillait au Trou. Le soir, seules les lumières des tavernes et des tripots éclairaient ce dédale de ruelles sombres, où les petites crapules pouvaient organiser leurs trafics illégaux en toute impunité. Pour Yori, y patrouiller, c’était se glisser dans de vieilles pantoufles. Il y avait passé la plus grande partie de sa carrière et se faisait un malin plaisir à enseigner à Meghi toutes ses « astuces » pour faire respecter la loi, à « montrer l’boulot au nouveau », comme il aimait le dire à Marik. Le Trou était le seul quartier sans caserne — hormis Soreh — et dans les faits, la loi ne semblait s’y appliquer qu’au gré des humeurs changeantes des soldats. Ils amenaient à la Rotonde les petites frappes qui ne suivaient pas les règles les plus élémentaires, des gamins qu’ils surprenaient à voler sur les étals ou la main dans les poches d’un passant. Le plus souvent, les gardes mouillés dans les combines des malfrats fermaient les yeux. Ils profitaient des interpellations pour tirer un coup gratuit ou gagner facilement quelques stoles. C’était le but de Yori lorsqu’il poussa la porte de la taverne « La Mandragore » cette nuit-là. Une bourrasque de rires et d’éclats de voix les enveloppa. Les trois soldats jouèrent des coudes entre la masse soûle pour accéder au comptoir poisseux où Yori s’appuya.
« Salut Ezek, lança-t-il.
— Yori. Marik. La bienvenue. »
Le tavernier-boucher, un Humain aux cheveux sales et aux joues creusées, déposa un pichet devant un client et en remplit un autre pour eux. Meghi se sentait mal à l’aise d’accepter ces verres gratuits, mais Yori but de longues gorgées avant de demander, le menton dégoulinant de vin :
« Rien à déclarer ?
— Je vous ai mis de côté les meilleurs morceaux de barbaque. »
Yori fronça les sourcils, comme s’il réfléchissait à la démarche à tenir.
« Du porc ? s’enquit Marik.
— Porc et volaille.
— Ça, c’est pour notre gros, sourit Yori en donnant un coup de coude amical à Marik, mais qu’est-ce qu’t’as pour Trousse-Mouton et moi ? Une nouvelle radasse peut-être ? »
Raide derrière le comptoir, le tavernier-boucher hocha la tête. « J’ai acquis une nouvelle fille la semaine dernière : une petite fermière très fraîche.
— Une Darraine ?
— Non, une fille humaine. Y s’peut qu’elle te plaise. »
Il se tourna vers une serveuse aux hanches larges et aux cheveux gras. « Toi, va m’la chercher !
— Elle est en haut avec un client », l’informa-t-elle.
La prostituée ne possédait qu’une seule canine pointue jaunâtre. Meghi posa son regard dans son cou sans tatouage, signe que la fille était une nissang. Sentant son regard sur elle, elle esquissa un pas vers lui : « Je peux m’occuper de toi pendant ce temps. »
Avant que Meghi ne réponde, Yori s’interposa entre eux et rétorqua : « Le soldat Meghi préfèrerait forniquer avec des bêtes que de s’abaisser à baiser ça. Qu’est-ce t’as pas compris dans ma phrase, la sangsue ? Va chercher ta copine humaine ! »
La prostituée s’empressa d’obéir et disparut dans la foule poisseuse.
« Tu vois Trousse-Mouton, dit Yori en partant d’un rire gras, c’est comme ça qu’on fait respecter la loi. »
Meghi savait que l’auberge n’avait pas obtenu la licence obligatoire pour vendre de l’alcool et les services des filles. Et dans la cour intérieure, des poules et des porcs leur permettaient de préparer du sang arrangé, ce qui était interdit. Seule la distillerie des Hari à Soreh en avait le droit. Yori fermait les yeux sur ce commerce illégal en échange de pots-de-vin et depuis, les gardes revenaient régulièrement à La Mandragore se faire arroser à l’œil.
Peu après, une brune se présenta à eux, les cheveux en bataille.
« Mais c’est qu’elle est tout à fait mignonne ! Comment tu la trouves ? demanda Yori à Meghi en plongeant la main dans le corset à peine lacé de la jeune fille. Hésite pas, c’est cadeau de la maison. »
Souvent, Meghi se sentait seul, en proie à la mélancolie. Il repensait à son épouse Lidda et s’en voulait lorsqu’il se retournait sur les jolies femmes dans la rue. Derrière ses paupières, Meghi revit Jukei, l’élève de Grahann aux cheveux de feu. À chaque fois qu’il lui adressait la parole ou qu’il la croisait dans les couloirs de l’hôtel de Madame Toss ou dans l’atelier du peintre, il s’empourprait. Chaque jour, il tombait davantage amoureux d’elle. Son image hantait ses nuits. Depuis leur rencontre, le désir le dévorait, sans qu’il ne l’assouvisse, et il hésita un court moment face à la proposition de Yori.
Il considéra la petite qui ressemblait à Doline, la fille du meunier de son village. Plus jeune, il n’aurait jamais imaginé fréquenter la compagnie d’autres femmes. Le meunier l’aurait-il vendue dans une situation comme celle-ci ? Meghi aimait à croire que non.
Il secoua la tête négativement.
« Elle a pas assez d’laine pour qu’tu la bourres ? ricana Yori. J’en ai pas pour long ! »
Il entraîna la fille à l’étage, en empoignant ses fesses avec un sourire cochon. Marik examinait avec attention les morceaux de viande, le visage dans le sac que le tavernier lui tendait.
« Ça, ça va faire plaisir à ma bonne femme, dit-il, les pommettes luisantes. Elle est ronde encore et avec ces Nains et tout l’bordel, ça devient difficile de joindre les deux bouts. En plus, les deux petits sont malades en ce moment. »
Il soupira de lassitude.
« Vous pensez comme Yori à propos des Darrains ? demanda Meghi.
— Yori est dur, mais n’a pas tort sur tout. Après, moi je crois que ce que j’vois. Et j’vois que les Darrains peuvent être pareils dans la misère que nous. Regarde ce taudis. » Il s’adossa au comptoir. « Et toi ? T’arrives à te débrouiller ? Drôle de période en ce moment… Avec ta bouille, tu dois être le genre à avoir une régulière ou deux, non ? »
Meghi fit tourner le vin dans sa tasse. « J’aimerais bien. Il y a quelqu’un, mais je ne sais pas comment l’aborder.
— Ha ! Les femmes ! Toujours compliquées hein ? » fit-il avec un sourire en coin.
Yori revint peu après avec un air béat.
« Marik, t’as ta barbaque ? Trousse-Mouton, t’as loupé quelque chose, j’te l’dis. T’es sûr que tu veux pas monter ? Elle a un cul, mais un cul ! Allez hop, tout est en ordre, on s’tire. »
Ils effectuèrent un dernier tour du quartier. Yori fit le sourd quand Meghi identifia les cris « d’amour » dans une impasse voisine. Les prostituées trop laides ou trop âgées pour exercer dans les bordels rabattaient leurs clients directement dans la rue. Elles faisaient leurs affaires dans les recoins sombres, ce qui était contraire à la loi.
« Laisse faire, on a fini maintenant. Ça nous regarde pas », dit son collègue.
Révolté par son peu de professionnalisme, Meghi garda ses commentaires pour lui et acquiesça en silence. Il rêvait de monter en grade et attendait le moment où il aurait une promotion pour adopter une meilleure conduite. Pour l’heure, il ne pouvait s’opposer à son sergent.
*
« Salut Moar ! Regarde ce que j’ai pour toi. »
À la pension de Madame Toss, le dogue noir jappa de plaisir quand Meghi lui offrit un bel os sorti de son sac. Il lui gratta la tête.
Il se figea lorsque Jukei le salua dans les escaliers. Elle portait à bout de bras un instrument de musique rangé dans sa boite.
« Ha ! Vous voilà ! sourit-elle. Je viens de frapper à votre porte et je m’affligeais de ne pas vous trouver chez vous. Voulez-vous m’accompagner à ma répétition ? »
Elle souleva sa boite et la lui montra. Ses joues rosées rayonnaient tel un fruit mûr. Meghi brûlait de l’emmener dans un endroit où ils seraient seuls. Il pourrait lui avouer les sentiments, lui manifester sa tendresse, lui dire combien il avait besoin d’elle. Mais il resta muet, immobile sur la marche.
« Je vous rejoindrai, mentit-il en commençant à monter l’escalier. Je ne peux tout de même pas vous accompagner ainsi, tout pacotté. »
Et voilà-t-il qu’il parlait en patois !
« Je peux vous attendre pendant que vous vous changez, proposa Jukei, cela ne me dérange pas du tout. »
Les joues de Meghi s’enflammèrent. Il avait envie d’accepter sa proposition. Quoi de mieux que de passer un moment ensemble ? Il l’inviterait à danser et tous deux se rapprocheraient, deviendraient amis. Il secoua la tête : ses sentiments venaient tout compliquer. Pataud, il bafouilla quelques paroles inaudibles. Son manque d’assurance le révoltait ; il se dépêcha de regagner sa chambre.
Les volets à demi ouverts laissaient filer un courant d’air tiède. La porte claqua derrière lui. Meghi fut soulagé de retirer sa cotte de mailles et ses vêtements mouillés de sueur. L’éponge râpeuse rafraichit ses joues et son torse. Dans le coffre, il choisit une chemise propre, enfila une jupe droite, cadeau de Grahann, et réajusta les bracelets à ses poignets. Il se coiffa les cheveux avec les doigts et les noua en une longue queue de cheval. Il sursauta quand un chat menu se frotta à ses jambes en miaulant.
« D’où tu sors, toi ? »
À la ferme, pour chasser les rats, on préférait utiliser des furets plutôt que des chats, perçus comme des êtres de la nuit, éloignés des Trois. Meghi lui caressa la tête et lui offrit des morceaux de lard, puis ressortit avec l’animal ronronnant dans les bras, avec l’idée d’acheter des fruits frais au marché.
« Enfin ! s’écria Jukei, adossée contre le mur du couloir. J’ai bien cru que j’allais vous attendre toute la journée ! Vous êtes une vraie princesse, Meghi ! Combien de temps vous a-t-il fallu pour changer de tunique ! »
Meghi la contempla, la bouche grande ouverte. Le chat s’échappa de ses bras et s’enfuit en quelques bonds gracieux dans l’escalier. Quel imbécile ! Comment aurait-il pu imaginer que Jukei patientait sur le palier depuis tout ce temps ? Il balbutia des mots d’excuse, son béret à la main, puis se gratta le haut de la tête.
« Je suis en retard à cause de vous, allons-y au lieu de bavasser ! Vite ! » s’écria-t-elle.
À peine ne lui ordonnait-elle pas de se mettre au garde-à-vous ! Elle descendit les marches quatre à quatre ; il se précipita derrière elle.
« Où m’emmenez-vous ? » demanda-t-il quand il l’eut rattrapée dans la rue.
Les cheveux lâchés de Jukei ondulaient, touchés par la lueur du soleil montant. La Darraine avançait à grands pas en longeant les murs, tout comme l’aurait fait Hjartann, et restait dans l’ombre.
« Chez des amis à moi. Vous verrez, ce sera amusant. Dépêchez-vous un peu.
— Ce matin ?
— Eh oui ! La nuit, je travaille, hélas, tout comme vous ! »
Meghi avait cavalé toute la nuit avec Yori et Marik. En temps normal, il se serait effondré sur son lit, l’échine courbée, et se serait tout de suite mis à ronfler. Pourtant, cette expédition avec Jukei l’enchantait ; tous ses sens étaient en éveil. Comme un peintre, il ne pouvait s’empêcher de contempler la lumière sur la nuque parfaite de Jukei, les plis de tissu autour de sa taille fine, les ondulations de sa jupe bleue. Une douce brise portait jusqu’à ses narines l’odeur salée de la mer. Les volets claquaient contre le bois, les grillons stridulaient, les mouettes criaient au-dessus de La Savoureuse. L’aube rosée qui pointait entre les bâtiments délabrés du Trou paraissait plus belle ce matin.
Jukei poussa une porte déglinguée dans une venelle sombre où Meghi n’était encore jamais allé. Ils descendirent un escalier en pierre aux marches irrégulières, humides et glissantes. Au bout du couloir obscur, ils entrèrent dans une petite pièce carrée à l’odeur de vert-de-gris. Meghi fut étonné de la trouver pleine de monde : une dizaine de Darrains, assis sur des tapis mités, se lançaient des plaisanteries. Posées sur une vieille caisse transformée en table, les flammes orangées de deux lampes à huile éclairaient leurs visages blancs qui semblaient flotter dans les airs. Ils discutaient vivement et un chœur s’éleva quand Jukei entra.
« Ha ! La plus belle ! » s’écria un androgyne aux cheveux noirs ébouriffés et aux yeux bleu clair.
Meghi reconnut Reno et Jukei ne tarda pas à lui présenter les autres dont il oublia le nom. Les musiciens, un chanteur, un flûtiste et un percussionniste saisirent leurs instruments et des notes discordantes retentirent. Jukei se baissa et déballa sa viole.
« Toujours en retard, Jukei ! s’impatienta la flûte, un Darrain grand et mince, comme l’était son instrument.
— Cette fois-ci, je n’y suis pour rien. C’est sa faute ! » fit-elle en montrant Meghi du menton.
Il se figea. « Moi ? Mais non… » balbutia-t-il.
Son trouble s’accentua quand elle lui sourit et lui jeta un clin d’œil malicieux.
Une Darraine aux cheveux bruns bouclés l’interpella : « Ne reste pas devant la porte, mon chou ! Viens t’asseoir près de moi ! »
Ses dents se chevauchaient. Ses canines avaient poussé de travers, ce qui la faisait ressembler à une enfant. Elle tapota un coussin plat à ses côtés. « C’est donc toi le garde dont elle n’arrête pas de parler ? Son nouveau voisin ? Elle avait raison, tu es à croquer ! »
Elle le dévisagea. « Mais ? Tu t’es limé les dents ! » Elle leva le poing : « N’aie pas honte de ce que tu es, cousin ! Soit fier d’être nissang ! »
C’était le comble : on le prenait pour un Darrain ! Meghi prit place à l’endroit désigné et s’adossa contre le mur. La fille saisit un pichet en terre cuite et voulut le servir, mais il sentait d’ici l’odeur métallique du sang et secoua la tête. Elle lui mit néanmoins un verre plein dans les mains.
Le flûtiste joua quelques notes, bientôt accompagnées par la viole, et tous reportèrent leur attention vers le groupe. Quand la voix du chanteur s’éleva, un frisson courut le long du dos de Meghi ; la musique ne ressemblait à rien de ce qu’il avait entendu par le passé. Ce n’était pas un air pour danser. On aurait dit que tout le désespoir du monde, mais aussi toute sa beauté, y était concentré. Meghi ne quittait pas Jukei des yeux. Plongé dans un songe merveilleux, comme ensorcelé, il suivait son archet qui glissait sur les cordes avec légèreté. Il sentait affleurer de la caisse de sa viole une âme forte, comme si une partie cachée d’elle-même s’épanouissait quand elle jouait, une puissance contenue et une sensibilité discrète que Meghi prenait plaisir à découvrir.
Ils entamèrent une chanson au tempo plus rapide, crescendo et decrescendo, chaude et nerveuse, tel un cri de colère. Tous se mirent à accompagner le chanteur, claironnant à tue-tête :
« Nous sommes nissangs,
Sans tatouage, Soreh nous est fermé
Usés, dans le dénouement,
Sous les combles, dans les déchets,
Nous vivons sans clan.
Nous sommes nissangs,
Sans dents, Darrain tu n’es pas,
Humain, tu n’es plus.
La nuit, tu haïras.
Du soleil, tu seras exclu.
Nous sommes nissangs,
Le même sang vermeil
Que les seigneurs de Soreh
Coule impétueux dans nos veines.
Or, nos larmes salées
Se déversent face à l’aube incertaine.
Nous sommes nissangs,
Courageux et fiers.
Entendez-vous cette colère qui gronde ?
Abattons la misère,
Ensemble, nous créerons un meilleur monde !
Nous sommes nissangs,
Unissons nos cœurs !
Chers seigneurs au bon sang,
Sans paroles ni honneur,
Nous nous battrons contre vous, tyrans ! »
La musique faiblit ; les paroles restèrent suspendues dans l’air un instant. Puis tous applaudirent et clamèrent des encouragements. Certains formulèrent des critiques, l’un avait fait une fausse note, l’autre n’avait pas respecté le rythme, les derniers émirent des suggestions pour s’améliorer. Meghi n’avait de cesse de s’extasier des talents de violiste de son amie.
Plus tard, les musiciens remballèrent leurs instruments ; Meghi et Jukei partirent de leur côté. Celle-ci leva le bras et se protégea du soleil éclatant, puis glissa tout naturellement dans l’ombre projetée par un bâtiment.
« Très belles chansons ! s’exclama Meghi. Je n’ai jamais rien entendu de tel ! Et votre niveau à la viole est tout à fait remarquable. Vous devriez vous produire seule un de ces soirs.
— Ne dites pas de bêtise », dit-elle en rougissant. Puis, voyant qu’il restait muet : « Vraiment ? Vous le pensez sérieusement ?
— Eh bien oui, c’était superbe ! »
Ses joues s’empourprèrent. Elle était ravissante. Ils remontèrent les rues en lacet et finirent par dépasser l’hôtel de Madame Toss.
« Venez ! s’exclama-t-elle soudain avec un air malicieux au fond des yeux. Je vais vous montrer quelque chose ! »
Elle le mena jusqu’aux quais. En ce jour, il l’aurait suivi n’importe où, tant qu’il pouvait prolonger ce moment et rester à ses côtés. Comme le soleil montait, Jukei pressait le pas. Les péniches et les voiliers glissaient lentement sur La Savoureuse. Elle le conduisit sous l’ombre du pont Vieux, posa la boite contenant sa viole et s’accroupit près du fleuve. Curieux, Meghi vint s’asseoir à côté d’elle. Elle lui désigna du doigt un point dans l’eau sombre.
« Vous avez vu ? »
Il crut d’abord qu’elle désignait un poisson. Comme il ne discernait rien d’autre, il se pencha légèrement et aperçut un mât. Non : deux mâts à peine immergés.
« Un bateau… fit-il.
— Oui, un voilier qui a coulé ! »
L’instant d’après, la tête d’une petite loutre émergea. Ils éclatèrent de rire face à sa mignonne frimousse et ses moustaches agitées. En un plongeon gracieux, elle disparut. Jukei s’installa plus près, épaule contre épaule, et ils restèrent silencieux, observant les coches glisser devant eux. Meghi appréciait sa présence calme. Il se pencha légèrement et approcha le visage de ses cheveux dont il percevait le parfum enivrant, la bergamote et la mandarine, ainsi que son odeur divine bien à elle. Il en était tout étourdi.
Elle finit par se relever et il se remit sur pied. Ils rentrèrent à l’hôtel, le pas traînant, bras dessus, bras dessous. Sur le palier, le trouble de Meghi s’accentua.
« Vous voyez, dit Jukei, c’était amusant. Cela sort de la routine. Je dois vous avouer que jouer ainsi m’a complètement épuisée !
— Une bien belle matinée », ajouta-t-il.
Il mourait d’envie de faire un pas, de la serrer dans ses bras, de l’attirer tout contre lui. Elle referma doucement la porte et Meghi, avec une infinie lenteur, regagna sa chambre qui lui parut vide et terne.
Allongé sur le lit, il se tournait et se retournait, repensant à son sourire, son allure, son corps. Son image ne le quittait pas. Il se recroquevilla sous le drap. Impossible que ses sentiments soient réciproques ! Jukei était une Darraine, peut-être vieille de plusieurs siècles ! Elle n’accepterait jamais de partager sa vie avec un jeune blanc-bec. Meghi se faisait des idées : rien ne pourrait jamais exister entre eux et il était préférable qu’il évite sa voisine dorénavant. Mais en était-il vraiment capable ?
J'ai bien aimé ce chapitre et la dualité sous-jacente qui fait le lien entre les deux parties. D'abord les bas-fonds du Trou, qui posent une ambiance sombre et glauque que tu maîtrises parfaitement. On s'indigne du comportement de Yori, de son racisme latent et de sa corruption. À ce titre, j'ai adoré la réplique où il chasse la prostituée en affirmant que "Meghi ne baiserait pas ça". Je trouve que c'est cru, dur et choquant, et ça pose vraiment bien le personnage. En plus, ça fait écho avec la seconde partie du chapitre où justement, Meghi s'éprend de Jukei et se rapproche d'elle.
Le "concert" des musiciens Nissangs est très sympa aussi, l'ambiance est toute autre et ça apporte un contraste bienvenu. Pour autant, encore une fois et sans en avoir l'air, tu cases un énorme morceau de lore en dévoilant la colère et les intentions des nissangs dans cette chanson. Je trouve ça vraiment malin, ça passe tout seul et ça se lit comme du petit lait.
Quelques remarques :
- "J’ai aménagé dans le quartier." --> emménagé
- "Oué Marik" --> ça m'a fait tiquer de voir "oué" écris avec cette orthographe qui fait presque penser à du langage sms. D'accord, Yori est plutôt familier, mais à ce point ? Je pense que "ouais" pourrait suffire à produire l'effet recherché.
Je vois que tu as bien progressé dans le Darrain. Merci pour tes commentaires, toujours constructifs.
Yori n'est en effet pas le gars le plus sympa au monde. Je suis contente que tu trouves ses phrases choquantes. Pour cette scène, je me suis inspirée d'un livre décrivant les relations entre blancs et noirs aux States, "No Home" si je dis pas de bétise, de Yaa Gyasi. Les persos de ce roman ne disent pas exactement cette phrase, mais on y retrouvait cette même idée, crue et dégueue, pour parler d'une relation mixte. Je me suis dit que ça correspondait bien à l'ambiance du Darrain.
Oui, tu verras, les nissangs et notamment Jukei sont énervés contre les Seigneurs de Soreh dont Hjartann qui les traitent comme des moins que rien. Il y aura un arc narratif à ce propos, pour montrer que les Darrains ne sont pas tout roses eux non plus. Eux-aussi sont divisés.
Merci pour les phrases soulignées, je vais incorporer tes remarques :-)
Super chapitre. Pourtant, tu peux le coupé en deux car il y a vraiment deux paries distinctes qui traite de deux thèmes différents.
Sur la deuxième partie, je n'ai vraiment rien relevé. La romance est amenée avec brio, ça glisse.
Sur la première partie, par contre, une chose m'a interrogé, c'est le grade de Yori. Il est sergent mais ne commande que deux soldats. Pour moi, cela correspond plus à un grade de caporal. C'est un militaire du rang avec un peu de responsabilité. Je te mets le lien ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Grades_de_l%27Arm%C3%A9e_fran%C3%A7aise )
En y repensant, Meghi est rapidement passé de xénophobe anti darrain, anti nain, anti-elfe à quelqu'un d'ouvert et compréhensif envers toutes les races.Lors de leur voyage en avec la caravane, Meghi faisait la tête à Hjartann, refusant sa condition de darrain. Et là, quelques mois après, il est dégouté par les pensées de Yori. L'évolution a été fulgurante pour le petit fermier.
Hihi tu me conseilles toujours de couper mes chapitres en deux. En vrai, je suis peu encline à le faire, car ils obéissent à une sorte de structure sous-jacente, comme ici où le supérieur de M refuserait de faire l'amour à une Darraine, alors que M est en train de tomber amoureux de Jukei.
Pour les grades, j'avoue y avoir pas mal réfléchi. J'ai inventé le gonfalonier pour le chef des armées et j'avais hésité à inventer des grades, mais je me suis dit que ça n'évoquerait rien chez le lecteur, donc je suis partie sur des grades connus. Caporal n'irait pas pour un récit du moyen-Âge car ce terme est apparu au XVIe siècle. Je vais rester sur sergent, même si je sais que c'est pas exact à ce qui se passe de nos jours, mais c'est un mot qui évoque la fonction chez le lecteur. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sergent
Oui, cet arc narratif de Meghi est bouclé lors de la partie 1. Dans mon premier jet, M était raciste jusqu'au bout et réalisait à la fin que c'était pas bien, tout ça. Mais mes deux premiers lecteurs ont failli mourir à la lecture, car ils m'ont dit que M était par trop antipathique et que le roman en devenait illisible. Du coup, j'ai réajusté, car je ne voulais pas en faire un anti-héros, on a déjà Kuara comme antagoniste. Pour moi, dans cette version, M est empli de préjugés en partant, mais il n'avait jamais rencontré de non-humains en vrai. Je pense que c'est son amitié avec Hjartann puis les autres Darrains qui lui ont ouvert les yeux.
Merci pour ton commentaire 😊
J'avais bien perçu l'idée qui liait les deux parties de ton chapitre. Elles sont un peu en miroir répulsion/fascination. Après, ce n'est qu'une remarque que je fait sur la structure, sur ce que je perçois. Tu l'adoptes ou pas, c'est toi qui es maître de ton œuvre.
Je suis désolé, je me rends compte que je fais ce commentaire de manière récurrente car il découle de mon mode de fonctionnement. J'ai toujours cette volonté de rechercher des chapitres courts qui correspondent à mes attentes de lecteur. J'aime bien lire les chapitres d'un seul coup. Si j'ai que 10mn, 1/4 d'heure, je m'envoie un chapitre et je passe à autre chose. Des chapitres plus longs permettent moins de souplesse. Je dois me poser pour une séance de lecture...Et en fait, à présent, j'écris en fonction de ça, toujours des chapitres de six à huit pages qui se focalise sur une seule idée. Ça m'aide à avancer dans mon écriture et me fixe des objectifs de production à court terme.
Merci pour ces clarifications
"soit par volonté de voir du pays et découvrir le monde. Je classerais Méghi dans la deuxième catégorie."
> Oui, tu as raison. M va expliquer sa décision et revenir sur sa vie dans un chapitre plus loin avec Jukei et ce point sera donc plus clair à ce moment-là. Mais je suis d'accord avec toi que M ait pu être plus ouvert d'esprit à la base comparé aux autres villageois. C'est ce que j'ai aussi en tête en écrivant son personnage. Je le verrais mal agir comme un crevard contre un étranger, même lorsqu'il vivait au village, même s'il aurait pu éprouver de la méfiance.
Alors moi, je ne fais vraiment pas attention à la taille des chapitres. D'ailleurs, je crois qu'ils sont tous de taille différente dans Le Darrain. J'essaie juste de garder une structure et un thème dans chaque. Et ça ne me dérange pas qu'il y ait plusieurs scènes dans un chapitre par exemple. Mais je comprends qu'on ait chacun nos préférences de chapitres longs ou courts. C'est vrai que pour le coup je suis plutôt indifférente. Je comprends aussi que sur PA, c'est mieux les chapitres courts, car il n'y a pas possibilité de mettre un marque page, ce qui est fort chiant :-)
Et j'ai beaucoup utiliser le mot "ça"!
La première partie est particulièrement immersive. Sombre, un parlé vrai du sergent qui vaut toutes les descriptions. Rien à redire. Les bas-fonds de Nisle m'ont enchanté ! J'espère qu'on y retournera. (C'est là que je me rends compte que j'affectionne la darkfantasy. A chaque fois ce sont ces genres de passage qui m'ont le plus plu. Tout ceci est donc très subjectif et personnel :) )
La deuxième partie, plus légère était sympa aussi. Deux coeurs qui s'apprivoisent... ça fait toujours du bien. Apres, sont-ils se tourner autour longtemps? Je ne dis pas non. La frustration pour le lecteur, si bien menée, peut nous "forcer" à tourner les pages pour en savoir plus sur l'aboutissement de cette romance. (Après, la daraine, à ce stade là, on la connait peu, perso je n'y suis pas.encore attaché... Meghi oui, bien sûr, Jukei il faudrait peut-être lui réserver un chapitre ou deux...)
Petites remarques : je trouve qu'ils sortent rapidement de la cave à musique. Je trouve que rallonger l'ambiance dans cette cave pourrait être sympa.
Autre remarque : "C’était le comble : on le prenait pour un Darrain !" Trop explicite. A ce stade la du récit, le lecteur comprend le quiproquo. Pas la peine de le mentionner aussi ouvertement, je supprimerais :)
Au plaisir de lire la suite.
Mercier pour ton commentaire,
Attention ce récit n'est pas de la dark fantasy (je parle en connaisseuse de cause, je joue à Elden Ring en ce moment 🙂). La thématique et les périphériques futures sont sombres, on n'a pas à faire à des ados et le monde est plus développé que dans un jeunesse (ou YA) donc c'est juste fantasy je dirais.
Alors je te laisse découvrir cette romance, le récit n'est pas une fantasy-romance (je n'aime pas du tout ce style perso, même jeune, je n'y étais pas sensible), donc cet arc n'est pas central au récit. Disons que je ne vais pas mettre toutes mes billes dessus quoi et je reste centrée sur la situation géopolitique de Nisle.
Je vais voir ce que je peux faire niveau ambiance dans cette cave 🙂
Dac je vais supprimer cette phrase.
Merci encore pour ton commentaire 🙂
Une toute petite suggestion :
On peut pas continuer à favoriser plus les autres races (sans le plus sonne mieux à l'oreille je trouve)
Merci d'être passée par ici, ça me fait plaisir 🙂
C'est cool si l'attachement de Meghi à Jukei se ressent bien. Oui c'est vrai que c'est mieux que de finir sur les exploits de Yori ça c'est sûr ! 😅
Merci pour ta suggestion, je vais changer
La timidité, quelle poisse ! Allez Meghi, on n'a rien sans rien. Mieux vaut tenter et rater que de ne rien faire et le regretter toute sa vie ! Courage mon gars !