CHAPITRE VI – La Forêt d’en Bas - Partie 4

Ainsi, Renard comprit très vite que sa vie pourrait s’arrêter là, s’il ne répondait pas à cette très gentille dame venue lui caresser le cou comme si elle s’apprêtait à le lui trancher. Il était plus intelligent que le hibou de ce point de vue là. Sans qu’il ne puisse se permettre d’esquiver le moindre sujet ou détail. Il dut révéler tout ce qu’il savait sur la Forêt d’en Bas à cette vingtaine d’individus, en commençant par le début, même après leur avoir déconseillé de se mettre à la recherche de cette Voix. D’ailleurs, son premier contact avec elle avait été des plus étranges, quelque chose d’indescriptible, et pour cause, il fallait en faire l’expérience pour le comprendre.

Tout avait commencé l’hiver dernier, alors que le jeune renard cherchait un territoire où vivre. Mais avec l’activité humaine qui s’étendait à une vitesse hallucinante et les prédateurs sans cesse plus gros, il avait fini par s’éloigner très loin des anciennes terres où avait chassé sa famille. À force de dériver seul, de rongeur en rongeur, il renifla une curieuse odeur qu’il remonta pour voir d’où elle émanait, découvrant ainsi un étrange tunnel. Et plus il reniflait cette odeur, plus il la trouvait agréable, inspirante. Alors il entra dans le petit souterrain sans craindre le danger, comme il se plut à le souligner, mais après avoir attendu trois bonnes heures devant, pour voir soi-disant. Renard fut très loin d’être déçu, puisqu’il arriva dans une immense forêt souterraine sur laquelle la nuit ne tombait pratiquement jamais. Il faisait doux, même en plein hiver alpin. Tout sentait le sucre et le sang, le vent n’était jamais plus qu’une brise rafraichissante, où l’eau brillait d’un curieux éclat rosé évoquant à Renard la couleur des framboises qu’il affectionnait. C’était la Forêt d’en Bas, un véritable paradis fourmillant de vie, à tel point que Renard prit un instant pour contempler l’endroit avant de se mettre en chasse. Car il avait besoin de nourrir son petit estomac presque en permanence — comme tous ceux de son espèce. Le petit goupil passa ainsi de vraies vacances d’hiver durant de longues semaines, pendant lesquelles il grandit jusqu’à largement dépasser le gabarit de ses parents, alors même qu’il était loin d’avoir terminé sa croissance juvénile. Bien sûr, tout n’était pas rose non plus. La nuit tombait parfois sur la Forêt d’en Bas, et Renard, bien qu’il aimât l’éclat de la lune, avait dû se contenter d’observer en restant tapi dans son terrier, sans le moindre bruit. Mais le jour, soit la quasi-totalité du temps, tout allait pour le mieux. Il y avait tant de proies délicieuses à chasser que les prédateurs ne perdaient pas un instant à se battre. Renard passait ainsi de longs moments à se délecter de mulots, chaque jour plus gros et musclés. De fruits des bois, toujours, plus délicieux et sucrés, sans jamais avoir à sortir bien loin de son terrier, situé juste à côté de l’un des ruisseaux scintillants autour desquels les roseaux et buissons grouillaient. Ce qui offrait de bons petits insectes et amphibiens pour ses goûters.

Néanmoins, des choses bizarres ont commencé à se produire en Bas, tel qu’il leur confia, d’une voix pleine d’inquiétude, comme si le simple fait d’en parler était déjà dangereux. Et ensuite d’autres choses ont aussi commencé à se produire… dans ma tête. Lorsque Maria lui demanda ce qu’il s’était passé dans sa tête, il prit un ton encore plus nerveux, comme si la Voix pouvait être cachée derrière la lisière de la clairière où il révélait son existence à des étrangers. Un jour qu’il chassait, Renard se retrouva entraîné dans des bois plus profonds de la Forêt d’en Bas. Sa proie réussit à s’enfuir, laissant le canidé errer dans cet endroit qu’il ne connaissait pas à la recherche de quoi manger. La nuit n’allait pas tarder à tomber, Renard était alors désespéré, car toutes les proies de cet endroit étaient soit plus vives que lui, soit elles lui étaient volées par des prédateurs plus grands. Pourtant, il fallait qu’il trouve à manger avant de rentrer. Il n’allait pas passer la nuit avec le ventre vide, d’autant plus que celles-ci pouvaient être particulièrement longues dans la Forêt d’en Bas — cela pouvait durer plus d’une journée entière. Mais le temps passait, et Renard n’attrapait toujours rien tout en s’éloignant encore davantage des lieux qu’il connaissait. Alors que le goupil commençait à sentir l’affaiblissement dû à la faim, une voix très charmante lui parla : il y a une bête blessée dans le terrier juste sous tes pieds, gratte le sol, fais-la sortir, dévore-la à loisir, puis retourne préparer ta prochaine chasse sans perdre de temps, mon heure arrive. Évidemment, il se retourna d’un air paniqué, puis envoya quelques glapissements pour engager la discussion, mais la Voix ne répondit pas. Alors, Renard gratta le sol avec toute l’ardeur de ses petites pattes, jusqu’à dénicher un délicieux campagnol, tout juste revenu parmi ses petits avec lesquels il s’était enterré pour passer la nuit. Sans attendre, il dévora toute la nourriture à sa disposition, puis fila en remerciant la Voix de ce coup de pouce très opportun, sans qu’elle réponde, avant de retrouver son terrier afin de s’y cacher lui aussi.

Le lendemain, dès les premières heures du jour, Renard repartit donc en direction des profondeurs de la forêt, dans l’espoir d’y réentendre cette belle voix bien conciliante et d’en découvrir sa source. Et il n’eut qu’à gambader quelques minutes là-bas pour qu’elle vienne à nouveau lui parler, avec un ton amical. Seulement cette fois, la Voix ne se contenta pas de lui indiquer une bête indigne à dévorer. Elle lui posa un choix : Avance dans les profondeurs et suis mes conseils, alors tu y règneras dans l’attente de régner sur la surface ; reste en dehors et tu seras leur esclave, toi et la lignée que tu pourrais engendrer, avant qu’elles ne viennent te chercher ; alors, crois-moi, je n’ai que foi pour toi. Cependant, le goupil n’était plus assez jeune et naïf pour accepter un tel choix sans plus de précisions. Si bien qu’il commença par demander à la voix qui elle était ou ce qu’elle voulait — des questions, somme toute, élémentaires. Pourtant, la Voix ne répondit pas, elle ne répondit même plus jusqu’à la fin de la journée, à tel point que Renard croyait l’avoir déçue. Il y retourna le jour suivant, afin de voir si elle lui réadresserait la parole, ce qui fut le cas dès ses premières minutes de marche, vers le centre de cette forêt souterraine.

Malheureusement, la Voix avait changé d’humeur, au point d’en changer littéralement de tonalité, adoptant un ton agressif qui résonnait d’un timbre caverneux. Je ne t’aiderai plus, tant que tu n’auras pas rendu hommage, rejoins-moi au fond de cette forêt dès à présent ou disparais-en à jamais, lui lança-t-elle en ultimatum, sous le regard offusqué du renard qui en gardait les poils dressés, si apeuré qu’il fuit la Forêt d’en Bas sans attendre. Mais dès ses premiers pas, c’est avec un immense prédateur, une grande genette de la taille d’un ours et de la longueur d’un alligator, qu’il tomba nez à nez. Puis, tandis qu’il fuyait une mort certaine, dévoré vif, tout en servant de jouet, il vit un autre mutant sans mêler. Puis un troisième, et un quatrième, jusqu’à ce qu’il soit persuadé que toute la Forêt d’en Bas allait lui faire payer son affront d’avoir rejeté cette offre. C’est ainsi que la pauvre bête quitta ces bois souterrains, sans repasser par sa tanière, sans même jeter un dernier regard, jusqu’à ce qu’il traverse le petit tunnel qu’il avait emprunté. Depuis ce jour, Renard entendait parfois des murmures menaçants, des râles caverneux ou des battements résonnants, lorsqu’il approchait de ces souterrains qu’il fuyait comme la peste. Il devait bien avouer que cela le fascinait de temps à autre. Enfin, quoiqu’il en soit, il était plus que réticent à guider un groupe d’humains là-bas. Même si Jasper ou les autres insistèrent sur le fait qu’ils le protègeraient de n’importe quel danger. Ils en avaient largement les moyens — après tout, hormis William et Alessia, tout le monde était plus ou moins préparé à la chasse aux monstres. Malgré tout, Renard n’était toujours pas convaincu, et l’Alsacien voyait bien que l’animal pensait que l’expédition était dans le flou. L’équipe ne connaissait pas le genre de mal qu’elle affronterait. Ce n’était pas quelque chose qui se règlerait d’une simple balle dans la tête comme les humains le croyaient du haut de leur orgueil… On ne peut pas tuer une voix.

Certes, aucun animal n’avait vu la Voix d’en Bas, mais tous savaient qu’elle était très différente des autres êtres vivants, qu’il valait mieux se plier à ses règles ou partir. Tous ceux qui demeuraient au fond de la forêt avaient accepté de l’écouter, de rester vivre dans les tréfonds de ses bois, ce qui les avait progressivement changés. Si les monstres d’en Bas se ruaient tous sur l’expédition, au moindre mot de la Voix dans leurs esprits, ils n’en réchapperaient pas. Certains de ces monstres étaient plus terribles que tout ce que l’homme avait pu construire, et Renard en était persuadé, même s’il craignait déjà les humains comme une espèce de super-prédateurs. Bien sûr, Maria comme Arcturus ne comptaient pas se laisser emmerder par des bestioles, ils restaient convaincus qu’un peu de son et de lumière suffiraient à effrayer les mutants. Renard leur confia que ça ne servirait à rien, que ceux d’en Bas étaient tout simplement fous, qu’ils obéiraient à la Voix sans réfléchir, surtout si celle-ci venait à hurler sa colère dans leurs esprits. Quant aux intentions de la Voix, que recherchait-elle ? Que lui apportait l'obéissance des animaux ? Le goupil ne pouvait tirer que des suppositions, à partir de son vécu et des révélations de certains autres animaux. Selon lui, la Voix devait probablement être une créature invisible et liée à la Forêt d’en Bas, un être qui aurait contaminé les bois souterrains pour les rendre aussi agréables que dangereux. D’ailleurs, s’il n’était jamais descendu assez profond pour apercevoir le Cœur de la Forêt. Il avait entendu parler d’un arbre très étrange situé au fin fond de ce monde souterrain, qu'il pensait être la résidence de la Voix, voire son corps. Bien qu’il imagine mal une plante commander aux grands prédateurs d’en Bas. Cependant, si toutes les eaux de la forêt, gorgées de LM, convergeaient bien vers les racines du Cœur, il devait bien jouer un rôle dans cet écosystème d’une façon ou d’une autre comme Maria et Arcturus le supposèrent. À partir de là, les deux savants présents purent très vite théoriser que la Voix souhaitait simplement voir les animaux muter. Puis s’entre-dévorer, comme si elle voulait que la molécule circule un maximum dans la chaîne alimentaire dans un haut taux d’excitation. Jasper supposa que la Voix se rassemblait, dans les profondeurs, une véritable armée de monstres mutants prête à déferler sur le monde, mais Maria comme Arcturus calmèrent très vite son imagination débordante.

La réalité n’est pas ainsi, pas encore, comme Renard le fit remarquer, tant il était persuadé que la Nature Sauvage prendrait un jour sa revanche contre l’Humanité.

— Enfin, nous savons comment faire réagir cette Voix, c’est déjà ça de pris. » Résuma platement Maria, en se tournant vers Arcturus.

— Et un guide en plus de ça. » Répondit-il sous les acquiescements de sa collègue, ou les regards dépités du goupil que Jasper se mit à consoler. « Donc notre plan se résume à aller au fond de la forêt pour voir ce qu’on y trouve ? Mais rien ne nous garantit que le sanctuaire et ce Cœur de la Forêt soient le même endroit. » Conclut-il, lorsqu’une flèche jaillit de l’obscurité pour le transpercer en plein ventre, avec assez de force pour le faire reculer d’un pas, au milieu des sursauts paniqués de ses protecteurs.

 

Immédiatement, Kennocha s’empressa de le tirer hors de cette clairière, avec ses dix-sept compagnons de Semper Peace pour les protéger, et les Français les imitèrent dans la foulée.

Mais dès qu’ils atteignirent les bois, une autre flèche jaillit pour toucher Raphaël à la cuisse, en s’interposant devant Maria, dans un réflexe instinctif, qui en surprit même Jasper. Alors, dès qu’il le put, Cyrus ordonna d’ouvrir le feu, au hasard et dans toutes les directions, afin de bien faire comprendre que le groupe n’allait pas se laisser faire. Seulement, Kennocha était bien trop absorbée par la blessure de son amant pour suivre les ordres.

— Tout va bien, Kenna, elle est tombée toute seule. » Lui assura-t-il en se tournant vers Maria, visiblement sereine pour son ami ou Raphaël, ni même impressionnée par ces pitoyables sauvages.

— C’est un avertissement. Ces archers ne tirent pas pour tuer. » Lança-t-elle froidement au reste du groupe, dès que les canons laissèrent s’installer un silence qu’elle brisa dans la foulée. « Qui que vous soyez, montrez-vous ! Ce ne sont pas des flèches qui m’obligeront à faire demi-tour ! » s’écria-t-elle dans la direction d’où semblait avoir jailli la seconde flèche, pour qu’une voix caverneuse lui réponde.

— La Forêt d’en Bas est interdite au Conseil du Graal. Ces flèches n’étaient qu’une mise en garde. Nous ne le souhaitons pas, mais nous vous tuerons jusqu’au dernier s’il le faut. Retournez à vos affaires du monde aveugle. » Clama cette voix masculine, tandis que Maria reprenait pour insister, et que Cyrus se tournait vers son fils afin de lui demander qui était ces tarés.

 

Le président ne perdit pas de temps pour lui répondre, car il croyait bien reconnaître le côté mystique des sectateurs qui grouillaient dans sa cité des Grisons.

Il devait s’agir du Vol de Jais, cette secte qui gardait les alentours de la Forêt d’en Bas et qu’Arcturus s’était déjà préparé à affronter. Cependant, il n’aurait pas cru que le simple fait d’abandonner la jolie petite hauteur qu’il avait choisie pouvait suffire à les mettre à leur merci. D’ailleurs, les insistances menaçantes de Maria restèrent sans réponse, sous les regards nerveux des mercenaires ou de Renard. L’assaut ne va pas tarder, allons-nous mettre en place, confia donc Arcturus à Kennocha sur un ton grave, lorsque Jasper prit soudainement la parole.

— Je vais aller les voir. Ils sont vers là-bas, c’est ça ? » suggéra l’Alsacien en commençant à s’avancer, sous les regards abasourdis de Lysander des Springs.

— Euh — oui, Jasper. Mais nous n’avons aucune idée de leur nombre ni de leurs armes, vous n’allez pas y aller juste comme ça, si ?

— Si. Vas-y avec ton air innocent, tu seras parfait, je ne suis pas douée pour instaurer le dialogue. Nous te gardons à l’œil, mais reste alerte. » Rectifia sobrement Maria en lui prenant son fusil des mains, avant que son champion ne parte sous les encouragements d’Arcturus.

— Ça, c’est ce que j’appelle avoir une paire de couilles ! Bonne chance, Jasper. » Lui lança Arcturus, pendant que l’Alsacien s’éloignait du reste du groupe, en direction des bois d’où la voix avait paru s’élever, en marchant calmement, sans dégager la moindre inquiétude ni la moindre agressivité.

 

Jasper fit ainsi quelques dizaines de mètres, dans le silence, avant de soudainement s’arrêter, dès qu’il sentit une sensation en lui, une excitation du LM qu’il avait appris à ressentir avec le temps. Il y a quelque chose de pas jouasse dans le coin, commençons ici, pensa alors l’Alsacien, avant de prendre la parole dans le vide, avec une voix assez forte pour que Maria et les autres l’entendent.

— Hé, ça va ? Je m’appelle Jasper Pleyelle, ça vous dit de discuter un peu ? Mes employeurs et vous, vous êtes mal compris, je crois. » Lança-t-il dans l’obscurité de la forêt, sans obtenir de réponse. « S'observer ainsi, ne sert à rien, nous ne voulons pas de mal. Nous sommes juste de passage. Alors ? Je me présente à vous, le plus paisiblement du monde, et vous ? » reprit-il, perplexe, jusqu’à ce qu’un corbeau vint, sereinement, se poser sur une branche, juste au-dessus de lui.

— Bonsoir, Jasper Pleyelle. Vous travaillez auprès de la Sainte Lune Pâle, c’est bien ça ? » lui demanda la bête d’une voix étrangement humaine, sans la moindre hésitation. Jasper se demandait bien d’où sortait un tel titre pour sa patronne, tout comme il s’étonna de voir que ces gens connaissaient Maria. « Le Prophète nous connait tous. Mais la Sainte Lune Pâle, comme les trois autres, fait l’objet d’une attention toute particulière, vous vous en doutez bien. Néanmoins, et malgré tout notre respect envers la Sainte Lune Pâle, nous ne voyons pas ce qu’elle pourrait nous vouloir, si ce n’est du malheur, elle n’est que ça. À la rigueur, nous préfèrerions communiquer avec le Souffle Pourpre ou le Soleil Marin, afin de parvenir à un règlement pacifique de votre départ. » Reprit cette voix, sur un ton visiblement plus conciliant que ce qu’elle avait laissé penser dans un premier temps, surtout au vu de la façon dont la discussion avait commencé…

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