Chapitre VI - clairvoyance - partie 2

Le ton monta sous les poutres du chalet. Les habitants se lancèrent dans de vifs échanges, les regardant de nouveau de travers. Impressionnée, Bryn vint tirer la manche de sa grand-mère.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’ils ont voulu dire par “ vous êtes celles que nous pensons ?

Mali caressa le petit visage qui la regardait de ses grands yeux apeurés.

— Nous en parlerons plus tard, lui souffla-t-elle en souriant.

La fillette s’en retourna mécontente à ses biscuits, qu’elle trempa rageusement dans son lait chaud, éclaboussant le tapis.

— Tu dois venir d’une famille connue, lui glissa Numa.

— Pourquoi tu dis ça ? ronchonna Bryn.

Evrard intima à un homme véhément de baisser la voix.

— A priori, les villageois ont peur des tiens, répondit-il en observant l’échange.

La remarque piqua Bryn au vif, qui le foudroya du regard avant de vociférer :

— Nous n’avons rien fait !

— Pardon, pardon, ne t’énerve pas, s’excusa Numa en lui donnant un de ses biscuits en dédommagement.

Mali se mit à chantonner tout bas, le visage souriant et calme. Etonnée, Bryn vit les contours de la vieille femme se séparer de sa silhouette et englober la ronde sous le chalet dans un halo violet. Une vague d’apaisement sembla nimber les cœurs et les villageois se tournèrent de concert vers l’ainée. Voyant que son charme fonctionnait, Mali mêla au premier sentiment de la bienveillance et de la gratitude pour leur accueil. Toute l’attention convergeait vers elle et plus personne ne parlait. Les projections de sentiment procuraient la même sensation que l’écume venant lécher les pieds nus sur le bord de la mer.

— Mes amis, parla Mali en maintenant son charme. Je vous prie de ne point nous condamner trop promptement. Nous ne cherchons qu’à nous mettre à l’abri de l’autorité royale. Si vous ne me donnez pas votre confiance, croyez bien en l’innocence de ces enfants et permettez qu’ils échappent à l’épée du roi.

— Chère Mali, nous sommes prêts à t’ouvrir nos portes et nos cœurs, il est inutile d’employer ta magie sur nous, réprimanda Evrard.

Les effets de la magie violette s’estompèrent instantanément. Bryn vit les vagues de sentiment se résorber et les contours de la silhouette de sa grand-mère se consolidèrent.

— On ne peut donner notre confiance à la magie violette ! s’écria aussitôt une femme. Il nous est impossible de distinguer leur vraie nature sous les projections ! Notre village vit paisiblement depuis des années, si la rumeur enfle que nous couvrons des criminels, nous serons accusés de complicité et chassés !

Plusieurs têtes opinèrent.

— Ton discours me révolte, lui répondit une autre femme. Les magiciens se doivent fraternité, peu importe leur couleur ou la famille dont ils sont issus. Ce ne sont que des enfants, escortés d’une vieille femme, de quels criminels parles-tu ? Les laisserais-tu tomber aux mains de la garde ?

Un murmure d’approbation suivit. Les opinions des villageois se divisaient.

— Quand il s’agit de protéger les miens je suis prête à tout ! clama la première en se levant sous le coup de la colère. S’il faut les dénoncer, je le ferai !

Les deux femmes se mirent à s’invectiver alors que chacun prenait parti pour l’une ou l’autre.

Bryn se pencha vers Mali :

— Grand-mère, j’ai vu des vagues violettes quand tu as fais de la magie.

Une émotion complexe passa sur les traits de la vieille femme, mélange de surprise, de peur et de fierté.

— C’est le signe que tu grandis, répondit Mali après plusieurs secondes, se composant un sourire de façade. Si tu peux voir la magie, c’est que tu es prête à entrer en apprentissage.

Bryn repensa à Florelle et Aveline.

— Alors, je vais devenir ta disciple ? demanda-t-elle pleine d’espoir.

— Frior foisonne de précepteurs, nous te trouverons une personne plus indiquée.

Mali reporta son attention sur le débat qui continuait de diviser les foules. Dubitative, Bryn se demanda qui pouvait être plus indiquée que sa grand-mère pour lui transmettre son savoir. Elle se tourna vers Numa.

— Toi aussi tu as vu la magie violette ? questionna-t-elle tout bas.

— Non, je crois que l’on ne peut voir que sa propre couleur, répondit le garçon évasivement en tentant de suivre la discussion alentour.

Evrard se leva. Les derniers échanges moururent rapidement.

— Puisqu’il est impossible de trouver une solution par le dialogue, votons. Ceux qui sont pour offrir l’hospitalité à nos invités, levez-vous.

Une agitation s’en suivi tandis qu’hommes et femmes se mettaient debout. La femme ayant tenu les propos à leur encontre garda son fessier solidement vissé au sol, imités par d’autres, bras croisés. Elle attrappa la main de ses deux fils, réaffirmant ainsi qu’elle œuvrait pour le bien de la communauté.

— La majorité l’emporte, conclut Evrard. Nous serons vos hôtes pour la nuit.

Ceux qui étaient restés assis se levèrent et quittèrent le chalet sans leur adresser un regard.

— Même les magiciens ne sont pas d’accord entre eux ? souffla Numa à Mali.

— Je ne peux les en blâmer, soupira la vieille. Les ancêtres de ces gens ont dû fuir Beranan pour se reconstruire une vie ici. Même après plusieurs générations, le traumatisme reste vivace. Les magiciens rouges ne veulent pas entrer en conflit direct avec le roi.

Numa fit une moue pensive.

— La magie rouge les rend vraiment fort, non ? Ils pourraient repousser les gardes.

Mali eut un petit rire.

— Le tout n’est pas de disposer de la force, mais de savoir s’en servir à bon escient. Si tu veux muscler quelque chose, commence par ceci.

Elle appuya son index contre le front du garçon, qui sourit en retour. Evrard se rapprocha du trio, maintenant debout, exilé dans un coin du chalet.

— Maintenant que le débat est clos, je vais vous faire visiter le Hameau des Bûcherons.

Ils retrouvèrent le grand air et tous furent heureux de quitter l’atmosphère pesante du chalet. Les villageois vaquaient de nouveau à leurs occupations, ne manquant pas de les observer du coin de l'œil. Evrard se mit à déambuler entre les maisons, tout en leur décrivant la vie dans la sapinière. Le Hameau vivait des commandes de bois de la ville. Officiellement, ils étaient une coopérative de bûcherons, officieusement, ils formaient la dernière communauté de magiciens rouges du pays. Le lien avec les habitants de Beranan se maintenait grâce à deux échoppes en ville, vendant respectivement des produits de montagne et des jouets en bois. Des messages secrets transitaient via les marchandises. Des habitants faisaient fréquemment la navette entre la ville et le Hameau, apportant ainsi les précieuses missives. Certains étaient magiciens, d’autres venaient de famille de magiciens ou avaient fait une rencontre amoureuse au Hameau, s’ils ne soutenaient tout simplement pas la cause. Chaque nouveau venu dans la communauté validait son intégration par un vote officiel.

Evrard leur exposa tout cela en parcourant les rues au sol couvert d’épines. Ils abordaient maintenant une grappe de maisons en construction, preuve que le Hameau s'agrandissait. À leur passage, une femme s’empressa de détendre son linge et de rentrer chez elle en claquant la porte. Bryn sentit son ventre se tordre. À ses yeux, ils n’avaient rien fait de mal. Elle ne comprenait pas l’attitude de ces gens qui les regardaient avec méfiance.

Evrard conservait son air neutre habituel tout en palabrant :

— Le grand chalet de l’Ermitage, au Nord du village, sert à accueillir les visiteurs de passage, mais vous allez loger chez moi, j’insiste.

Mali lui sourit poliment, non sans deviner que le chef du village n’agissait pas tant par politesse que par peur pour leur sécurité.

Bryn laissa le groupe s’éloigner tandis qu’elle observait un homme d’âge mur, assis dans un siège à bascule sous son poste. La magie rouge couvrait son épiderme telle une armure naturelle. Ses grandes mains manipulaient un morceau de bois avec dextérité, le flux de magie convergeant vers ses doigts, qui faisaient sauter l’écorce sans l’aide du moindre outil. Il sculptait tranquillement son œuvre, comme si la matière n’était pas plus difficile à travailler qu’une motte de beurre. La petite resta plantée là, subjuguée, à fixer le travail méticuleux du sculpteur.

Une forme apparut peu à peu dans les mains du magicien. Son tablier de cuir disparaissait sous une mare de débris de bois, qui glissaient au sol au rythme des balancements du siège. Quand la figurine fut dégrossie, l’imagier entreprit de la tailler finement du bout des ongles. Il soufflait fréquemment sur son œuvre, faisant ainsi apparaître les détails en détachant les copeaux de bois.

Quand il fut satisfait du résultat, l’artiste ponça sa figurine entre ses larges paumes. Il regarda la petite pour la première fois, lui sourit, et lui fit signe d’attendre. Il entra dans la maison et ressortit peu après avec un pot d’huile de lin, qu’il utilisa comme une lasure sur sa sculpture. L’homme essuya ses mains sur un torchon coincé à sa ceinture et souffla doucement sur la figurine pour la faire sécher. Il descendit les marches de son porche et vint offrir l’objet à la petite fille. Bryn le prit délicatement, comme une chose extrêmement précieuse. Elle fit tourner le bel oiseau encore et encore devant ses pupilles.

— Il te plait ? lui demanda le montagnard, dont les petits yeux noirs pétillaient quand il souriait.

Bryn secoua énergiquement la tête en signe d’approbation, sans quitter son présent des yeux.

— C’est un escoufle, précisa le sculpteur, le symbole de notre communauté. Quand vient l’hiver, il se rassemble avec ses congénères et partage la nourriture. Il peut voler calmement, et d’un coup, sans crier gare, fondre sur sa proie. Je te le confie en espérant qu’il t’ouvre la voie vers Frior et te protège de toute menace.

— Merci, souffla la fillette, impressionnée par le magicien.

Il lui ébouriffa les cheveux et repartit vers son chalet. Bryn resta debout au même endroit, à caresser la figurine des serres au bec. Mali, revenue sur ses pas, inquiète de ne plus la voir, vint la sortir de ses pensées, lui tirant l’oreille pour la ramener à la réalité. La petite fille repartit à sa suite en trottinant.

Plusieurs familles se rassemblèrent dans le Grand Chalet à l’heure du souper. Tous voulaient faire honneur aux voyageurs et partager leur repas. Ils dînèrent de soupe de pois et de gâteau de miel. Bryn remarqua que le miel des montagnes était plus puissant en goût que celui offert par Florelle, il n’en égalait pourtant pas la qualité. À la fin du repas, les adultes se servirent un digestif à base de plantes de montagne. La grand-mère en prit une lampée et se laissa aller dans son siège, repue. Numa voulut goûter la boisson et se détourna du verre avec une grimace dégoûtée qui amusa l’assemblée.

On sortit ensuite des flûtes et des caisses en bois. Un homme s’assit sur une des percussions et se mit à battre un rythme du plat des paumes sur la face avant de l’instrument. Les autres musiciens suivirent et une mélodie harmonieuse et entraînante résonna bientôt sous les épaisses poutres du chalet. Les villageois se mirent à danser, virevoltant en une large ronde où il fallait tantôt aller de l’avant, tantôt reculer. La fête battit son plein jusque tard dans la nuit. Bryn ne s’était jamais autant amusée. Elle tournoya encore et encore au milieu des danseurs, se régalant des sourires et de l’ambiance festive. Numa la prit par la main et ils tentèrent d’imiter les mouvements des adultes, se bousculant et s’écrasant mutuellement les pieds, hilares.

Les mains rouges d’avoir battu la mesure toute la soirée, Bryn fit le trajet du retour dans les bras d’Evrard. D’un œil à peine ouvert, la fillette observa Numa et l’homme souffler dans leurs mains jointes pour imiter le bruit des rapaces nocturnes. Leurs hululements artificiels brisèrent le silence de cette nuit calme, moment suspendu dans le temps, loin de la menace planant au-dessus des magiciens. Mali discutait plus loin avec Garance, la femme d’Evrard, qui lui tenait amicalement le bras. Autour d’eux, le Hameau dormait paisiblement. Ils saluèrent le veilleur de nuit qui marchait en sens inverse.

Arrivés au chalet, le couple leur prépara des couchages. Evrard démarra un feu dans la cheminée. En montagne, les températures retombaient la nuit aussi vite qu’elles montaient la journée. Couché sur une peau de bête, Bryn bailla à s’en décrocher la mâchoire. Les flammes se reflétaient dans ses iris bruns, son esprit voletant entre la conscience et le sommeil. Elle s’endormie en serrant son oiseau de bois dans ses bras.

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AudreyLys
Posté le 11/08/2021
Hey ! J'ai beaucoup aimé ce chapitre, avec le secret que cache Mali sur ses origines, ça donne envie d'en savoir plus. Le débat entre les villageois est plutôt réaliste aussi^^
Coquillettes :
répondit Mali après plusieurs secondes, se composant un sourire de façade . ->> il y a un espace en trop avant le point
Elle attrappa la main ses deux fils -> il manque un "de" devant "ses"
Livia Tournois
Posté le 12/08/2021
Super merci ! Je te préviens que j'ai rajouté un passage au chapitre " Beranan partie 1", si tu veux jeter un coup d'œil ;)
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