Chapitre VI - clairvoyance - partie 1

Ils partirent aux premières lueurs du jour. Quelques cheminées laissaient déjà échapper dans le ciel des colonnes de fumée blanche. Un châle autour des épaules, la gérante offrit à Mali un sac, dans lequel elle avait placé des vivres et une grande couverture. Le cœur de Numa battait la chamade, rythmant chaque seconde qui le rapprochait de l’épreuve des adieux. Quand sa mère s’accroupit et planta ses yeux d’or dans les siens, il sut le moment tant redouté arrivé. Le garçon voulut parler, mais sa gorge, bien trop serrée, l’en empêcha. Les larmes roulaient sur ses joues tandis qu’Akila lui faisait ses dernières recommandations. Elle le serra contre elle et l’embrassa sur le front, puis détourna le regard pour qu’il ne la voit pas pleurer. Il eut envie d’abandonner son destin de magicien et de rester auprès de sa mère pour toujours. Il savait qu’elle ne l’accepterait pas, que le savoir en sécurité primait sur tout le reste pour elle. Un poids énorme envahissait tout l’espace de sa poitrine. La respiration du garçon se hacha davantage. Il partit sans se retourner, le visage fermé, les dents serrées, résistant contre l’envie de rentrer à toutes jambes se jeter au cou de sa mère.

Ils descendirent le grand escalier de pierre dans le silence le plus total. Mali regardait fréquemment Numa du coin de l’œil. Bryn sentait que le garçon vivait un moment difficile. À plusieurs reprises, un sentiment de tristesse étranger la transperça, lui coupant la respiration, lui faisant monter les larmes aux yeux. Marquée par le phénomène, elle resta coite.

Ils sortirent de la ville, dirigeant leurs pas vers la forêt de sapin qui couvraient le pied de la montagne. Le mutisme les accompagna à travers les chemins de terre longeant les champs. Bryn se fit boudeuse, frappant du pied le moindre caillou passant à sa portée.

La lumière baignait le paysage quand ils passèrent une couronne de mûriers et pénétrèrent dans la forêt de conifères.

Mali se remémora les paroles de l'hôtelière :

— En sortant de Beranan, tournez vos pas vers la montagne. Longez les champs et les pâturages de bouquetins. Quand vous passerez les buissons épineux, montez la pente sous les sapins. Ne prenez aucun chemin tracé. Pour vous repérer, suivez les nichoirs à oiseaux, ils traceront votre route vers le Hameau des bûcherons.

Fort de ces conseils, la grand-mère les enjoignit à éviter les sentiers et à se frayer un chemin entre les arbres. Ils commencèrent leur ascension, leurs pas amortis par le tapis d’épines recouvrant le sol de la forêt.

Ils serpentaient depuis un moment entre les sapins, le nez en l’air pour s’orienter grâce aux nichoirs, quand la vieille femme, le souffle court, leur désigna un amas de rocher pour faire une pause.

Mali s’assit lourdement sur le sol d’humus et inspira de longues bouffées d’air pour calmer son rythme cardiaque. Quand se fut chose faite, elle tira du sac une miche de pain épais, dont elle déchira un morceau à chacun.

Ils mâchonnaient tous trois avec difficulté quand Numa brisa le silence :

— Comment dois-je vous appeler ? demanda-t-il d’une voix froide.

— Tu peux m’appeler Mali, ou grand-mère, lui sourit la vieille.

Il ne lui rendit pas son sourire et désigna la fillette du menton.

— Et elle ?

— Tu peux me le demander directement, s’agaça la petite.

Les lèvres du garçon formèrent enfin un discret arc de cercle.

— Excuse-moi, j’ai oublié ton nom, peux-tu me le rappeler ?

L’enfant le jaugea d’un regard farouche.

Elle détacha de son pain un petit morceau de mie et le porta à sa bouche avant de répondre :

— Bryn, mais c’est un faux-nom, pour la route.

Numa fronça les sourcils.

— Comment ça ?

— Les mères nomment leurs enfants à la naissance, rebondit Mali. Ensuite, à un moment de leur vie, les magiciens découvrent leur vrai nom en cherchant l’Illustre de leur temple. Bryn n’avait pas sa maman pour lui donner un nom, elle porte donc celui de notre village.

Le garçon resta silencieux quelques instants. Assise sur ses talons, Bryn continuait de manger son pain, lui tournant obstinément le dos.

— Je ne pourrai jamais découvrir mon vrai nom alors, finit-il par dire. Puisque le temple des magiciens bleus a été détruit….

Mali ne sut quoi répondre pour le réconforter. Le silence se réinstalla. Autour d’eux, le chant des oiseaux se mêlait au bruit du vent et aux craquements des arbres çà et là. L’air fleurait bon la résine d’épineux.

Numa relança bientôt la conversation :

— Et toi, Mali, c’est ton vrai nom ?

Les traits de la vieille femme se figèrent. Bryn tendit l’oreille.

— Non, répondit-elle en pinçant les lèvres. Mon vrai nom, je ne le porte plus.

Numa comprit qu’il était inutile d’insister sur ce point.

— Et vous ne pouvez-pas aller à votre temple, pour Bryn ? De quelle couleur êtes-vous ?

Mali aurait voulu éviter ce sujet de conversation, cependant, elle devait bien à Numa quelques réponses.

— Nous sommes des magiciennes violettes et nous ne pouvons pas aller à notre temple, nous sommes recherchées.

Bryn regardait pensivement le sol, faisant rouler des graviers du bout du doigt. Elle n’avait jamais réfléchi à cette histoire de nom. Et puis, sa grand-mère restait toujours si évasive et énigmatique sur leur famille et la magie. Elle n’était d’ailleurs toujours pas convaincue d’être magicienne elle-même. Numa en savait sans doute plus qu’elle sur le sujet.

— Tu faisais de la magie avec ton père ? osa-t-elle demander pour assouvir sa curiosité.

Le visage de l’intéressé s’assombrit.

— Oui, c’est une des seules choses que nous faisions ensemble. Il avait beaucoup de malades à visiter, de gens à aider. Il ne venait pas nous voir souvent, et ne restait jamais... Ma mère m’a élevé toute seule.

Mali ne s’étonna pas du récit du garçon. Les magiciens bleus restaient rarement sédentaires. Ils allaient et venaient de villes en villages, apportant leur assistance partout où le besoin s’en faisait sentir.

— De quoi viviez-vous, à Nasrine ? questionna-t-elle à son tour.

— Ma mère travaillait dans une étude d’architecte.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit la fillette.

Elle se tourna entièrement vers le garçon, laissant ses bouderies de côté, bien trop intéressée par la conversation.

— C’est un endroit où les architectes se regroupent pour discuter des constructions à faire et dessiner des plans. Ma mère mesurait les terrains et les découpaient.

— Arpenteur, précisa Mali, c’est le nom du métier de ta mère. Pas étonnant qu’elle connaisse si bien la géographie du pays.

Bryn semblait perdue dans ses pensées.

— Il n’y a pas d’arpenteurs dans notre village, réfléchit-elle tout haut. Il faut juste demander la permission au chef pour construire une nouvelle maison.

Sur ce, la grand-mère se remit sur ses pieds et chassa les miettes restées accrochées à ses vêtements.

— Il est temps de partir, annonça-t-elle en chargeant de nouveau le sac sur ses épaules.

Sans pour autant oublier sa peine, Numa se sentait rassuré de mieux connaître ses compagnes de voyage. Il voyait en Bryn une future camarade de jeu. Son tempérament sauvage le séduisait et il réfléchissait déjà à sa prochaine manœuvre pour l’asticoter.

Ils s’enfoncèrent encore dans la sapinière, affrontant la pente de plus en plus raide. La montée leur demanda un effort considérable. Le sac passait de dos en dos, laissant sur leur tunique une auréole de sueur. Bryn s’assit plusieurs fois durant l'ascension, les poumons en feu. La tête lui tournait. Elle aurait voulu se coucher et dormir jusqu’au lendemain matin. Chaque fois, Numa lui offrit une main secourable. Il s'appliqua à la faire rire, la poussant dans le dos pour l’aider à avancer contre la déclivité du terrain. Il leur fallut redoubler d’attention pour ne louper aucun nichoir dans les cimes toujours plus hautes et fournies. Ils se mirent à revenir fréquemment sur leur pas, se perdant et retrouvant ensuite un indice. La sapinière se faisait de plus en plus dense, les obligeant à avancer à l’aveugle par moment.

Après de longues heures de marche, le souffle court, ils aperçurent les premiers chalets. Des enfants couraient devant les larges maisons en bois. Des hommes entassaient des bûches dans des traîneaux attelés à des chevaux de trait. Une vie guillerette et animée émanait du Hameau.

À l’approche des étrangers, les villageois perdirent leurs sourires. Les visages se fermèrent et les parents rappellèrent les enfants à eux. Un homme de haute stature s’avança vers le trio d’un pas lourd, une hachette accrochée à sa ceinture battant son flanc. Ses traits lui composaient un masque neutre et indéchiffrable. Ses cheveux auburn s’enroulaient en un épais chignon à l’arrière de son crâne, des mèches folles s’en échappaient et venaient encadrer sa machoîre carrée.

Il s’arrêta à une distance raisonnable et lança :

— Voyageurs, venez-vous parler affaire avec les artisans de la sapinière ?

— Mon brave, répondit Mali sur le même ton, nous sommes envoyés par la Pension des voyageurs et vous demandons humblement de nous offrir un toit pour la nuit.

Un murmure de surprise émana de l’assistance. La vieille femme vacilla sur ses jambes meutries par la randonnée, s’attirant la pitié des villageois. Après plusieurs minutes de débats à voix basse, on vint délester Numa de son sac à dos. Des sourires polis apparurent sur les visages des bûcherons. On les escorta vers un grand chalet au centre du Hameau. Une petite foule se rassembla rapidement à l’intérieur. Bryn sentait tous les regards sur eux alors qu’on leur servait du lait chaud et des biscuits secs. Les villageois s’assirent en cercle sur les épais tapis qui couvraient le sol. Les étrangers les imitèrent, intimidés. Les conversations allaient bon train et ils savaient en être le sujet principal. Gênée, Bryn détourna les yeux des visages curieux et s’attarda sur les mains des hommes et des femmes présents. Elle fronça les sourcils, intriguée. Il lui semblait voir par instant des étincelles rouges en émaner.

L’homme qui les avait salués vint s’asseoir à leurs côtés, faisant taire le brouhaha.

Il entama la discussion, sa voix portant dans tout le chalet :

— Excusez notre accueil, il y a longtemps que nous n’avions pas vu d’étrangers.

Un sourire bienveillant apparut sur les traits de Mali.

— Il n’y a pas de mal. Vous ne pouvez vous permettre de laisser entrer n’importe qui dans votre communauté, surtout des vagabonds comme nous, à la recherche de Frior.

À l’évocation de la ville cachée, les villageois se raidirent. Ces étrangers étaient-ils des amis ? Ou bien des ennemis sous couverture ?

— Consentiriez-vous à nous raconter votre histoire ? demanda l’homme au chignon, ne laissant toujours rien paraître.

Mali opina du chef et entama son récit. Elle raconta l’arrivée des soldats à Bryn, la fuite dans la forêt, la traversée du lac, le passage par Laban, la nuit à Beranan. L’auditoire semblait retenir son souffle, pendu à ses lèvres.

— Si vous voulez mon avis, dit-elle pour conclure, il était écrit que nous passerions par chez vous. De magicien à magicien, il faut bien s’entraider.

Des murmures s’élevèrent dans l’assemblée. L’homme médita en silence sur les évènements relatés par la vieille femme.

— Je prends le parti de vous faire confiance, décréta-t-il finalement. Puisque vous nous avez donné vos noms, je vous donnerai le mien. Je suis Evrard, magicien rouge et chef du Hameau.

— Ravie de vous rencontrer Evrard, s’inclina l’ainée.

Il lui tendit son immense main, qu’elle serra fermement.

— Mali, l’interpella une femme du cercle. J’ai dû mal entendre, de quelle couleur de magie êtes-vous ?

— Nous sommes magiciennes violettes.

Une vague de clameurs monta des villageois.

— Paix ! Paix ! commanda Evrard. Mali, tu dis venir des sept collines et être de la couleur violette, doit-on supposer que vous êtes celles que nous pensons ?

Une ombre passa sur le visage de la vieille femme. Elle baissa le regard et se tordit les mains en un geste de nervosité.

— J’ai bien peur que oui, lâcha-t-elle dans un souffle.

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