CHAPITRE VI.1

Chapitre 6. Surprise, surprise, te voilà déjà en Enfer


 

“Et nous voilà à la maison ! N’est-ce pas fabuleux, Yannick ?

-Ah mais tout à fait, monsieur !”

 

Robert Termentier marchait comme une vedette de cinéma, ouvrant lui-même les portes qui se présentaient à lui avec l’extravagance de quelqu’un qui pensait tourner un film. Son épais manteau de fourrure était un tantinet surjoué pour le petit degré qui régnait dehors, en cette fin d’après-midi ensoleillée. Son fidèle secrétaire ne faisait qu’ajouter quelques paillettes au casting avec son allure de mannequin et ses deux mètres de haut, certifiés muscles véritables. 

Le suivant avec agacement, Kim soupirait sur ses pas de diva. Elle s’était toujours demandée si son père avait toujours été ainsi ou si la fortune l’avait rendu absurde. Il était passé de pauvre à riche en un coup de théâtre qui reposait aussi bien sur le talent de l’ambition que sur la chance. L’un de ses amis avait inventé un certain type de stylo, qui n’était pas bien différent, en soi, de beaucoup d’autres sur le marché, et Robert Termentier l’avait commercialisé d’une telle manière que Termentic était désormais la quatrième marque de papeterie la plus vendue au monde. Ca faisait des années maintenant que Robert était en procès avec son ancien ami inventeur qui, bien que plutôt fortuné, ne se trouvait pas assez riche après avoir vendu son stylo au père de Kim. Robert lui avait expliqué pourtant, ce n’était pas tant l’idée qui faisait le succès, mais la façon dont on la vendait ; c’était la dure loi des affaires. 

Pas de sentimentalisme, pas d’amitié. Même pas de famille. 

Ils arrivèrent sur la terrasse, près de la piscine à débordement, et ils s’installèrent sur les fauteuils recouverts de coussins multicolores. C’était le coin préféré de son père, les rares fois où il séjournait ici quand il faisait beau. 

 

“Ah ma chérie, se réjouit-il en soupirant d’aise. Qu’est-ce que je suis content d’être là ! J’étais overbooké depuis des semaines, je n’ai pas arrêté un instant ! Mon pauvre Yannick n’a même pas pu voir son nourrisson pour son premier Noël…”

 

Sans rien trouver à dire de très utile, Kim lança un coup d'œil au secrétaire qui demandait à l’un des employés de la maison de leur apporter de quoi boire. Même à la “maison”, ils se comportaient tous les deux comme sur la terrasse d’un café exclusif pour multi-millionnaires. Enfin, qui refuserait quelques milliardaires ? 

 

“J’ai dû te manquer, trésor, Papa est désolé, fit-il avec lamentation. Mais comme ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue, tu me sembles encore plus jolie !”

 

Kim croisa les bras sur sa poitrine et expira toute son exaspération dans l’air frais. Tout le monde préférait Robert Termentier à sa femme, il était largement plus sympathique et ne manquait jamais d’enthousiasme aux soirées mondaines. Mais Kim ne savait que trop bien à quoi s’en tenir. 

 

“Et toi, tu es magnifiquement bronzé, remarqua-t-elle avec un sourcil haussé dans une profonde ironie. Laisse-moi deviner, Miami beach ? 

-Ah, je savais bien que je t’avais manquée, regarde-moi cet air accusateur ! Ma fille n’est-elle pas un délice ? 

-Un vrai délice, approuva son secrétaire.

-Allez, ne va pas me bouder ! lui interdit Robert avec un sourire malicieux, je t’emmènerai quand tu auras fini tes études ! Tu ne peux pas te permettre de te déconcentrer, pour l’instant ! Tu prendras du bon temps avec Papa, plus tard !”

 

Elle resserra son gilet autour d’elle mais son irritation fulminante lui tenait chaud. Au fond, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être heureuse de voir son père après plusieurs mois d’absence pendant lesquels ils n’avaient communiqué que par sms et courts appels téléphoniques. Il lui envoyait des cadeaux hors-de-prix qu’elle n’aimait que très rarement et elle se demandait s’il attendait un message de remerciement ; elle espérait que ce n’était pas le cas, parce qu’elle ne l’avait jamais remercié une seule fois. 

Il était là un instant, câlin et taquin, puis disparaissait le lendemain à bord de son jet-privé pour crever des nuages quelque part loin du ciel de France. C’était impossible de le suivre, impossible de le comprendre. 

Elle l’aimait quand même, et il devait l’aimer aussi, malgré tout.

Toujours est-il qu’ils se retrouvaient à chaque fois de la même façon. Il parlait d’un ton trop cajoleur, et il souriait trop fort, et elle le regardait comme si elle était face à un clown plus ou moins bien intentionné. 

 

“J’ai entendu qu’il se passait de drôle de choses à Saint-Paul, d’ailleurs, reprit-il avec une sorte d’inquiétude.

-Deux filles se sont suicidées, résuma-t-elle. 

-Tu les connaissais ?”

 

Un long silence s’étira et elle finit par répondre que non, elle ne les connaissait pas. Il soupira, à la fois peiné et rassuré. 

 

“Quelle triste histoire, fit-il en sirotant son cocktail.

-L’adolescence n’est pas une période facile, argumenta Yannick. 

-Elles avaient dix-neuf ans, elles n’étaient plus adolescentes.

-Bien sûr, ma chérie, lui accorda son père. Allez, pour te remonter le moral, j’ai une bonne nouvelle!”

 

Cette fameuse bonne nouvelle. Suspicieuse, Kim plissa les yeux sur son père. Elle n’était vraiment pas sûre d’avoir les mêmes définitions de bon ou mauvais, en termes de nouvelles.  

 

“Ton frère m’a dit que vous n’étiez jamais ensemble…”

 

A ce mot, toute la chaleur que Kim ressentait encore un peu s’envola et elle se retrouva frigorifiée. 

 

“Quel frère ? siffla-t-elle. 

-Rho, Kim, ton grand-fr-...

-Je n'ai pas de frère, encore moins de grand-frère, le coupa-t-elle. 

-Ne fais pas l’enfant, je croyais que c’était réglé…

-Qu’est-ce qui devrait être réglé, exactement ? Tu as un autre enfant. Point. Mais ça ne fait pas de lui mon frère.”

 

Le regard de Robert s’était transformé, passant des étincelles à la dureté de la pierre, et Kim l’affronta de sa paire de poignards qui résidaient froidement dans le sien.  

 

“Tu n’as pas le choix, Kim, c’est mon fils. Il va donc venir vivre ici, avec nous.”

 

Les dents serrés, Kim accusa la nouvelle comme un coup de poing dans le ventre. Le soleil était sur le point de se coucher et la température chutait à une rapidité impressionnante. Emmitouflé dans son manteau de fourrure et l’ombre du crépuscule lui tombant sur le visage, Robert avait des allures de loup. 

Bien sûr, elle savait qu’il allait emménager avec eux, mais pas aussi vite, pas aussi tôt. N’avait-il pas une mère ? Robert était donc rentré pour ça, juste pour ça. 

 

“Accepte-le avant que je ne me fâche.”

 

Elle prit le temps de se rappeler ce matin de Noël où il l’avait appelée sur les coups de dix heures pour lui dévoiler l’existence d’un demi-frère, puis son identité. Si cette découverte était de l’ordre de l’évidence pour elle -elle s’était doutée depuis longtemps que les liaisons de son père avait bien dû produire quelques enfants, par ci, par là-, elle n’aurait jamais cru qu’il prenne soudainement la responsabilité pour l’une de ces erreurs. Elle avait été bien trop choquée pour s’énerver, ou lui faire réellement part de ses sentiments sur la question ; il avait raccroché en l’embrassant et en lui ordonnant d’être gentille avec Gaëtan. 

En toute logique, si son père décidait subitement d’accepter officiellement un enfant inconnu dans la famille, c’était pour son seul bénéfice. Robert n’avait pas besoin de lui en dire plus pour qu’elle devine qu’il le considérait comme un candidat possible pour hériter de Termentic. Non seulement, Robert l’avait fait intégrer Saint-Paul, mais il avait même tenu un conférence de presse pour reconnaître Gaëtan comme son fils. Et comme si ça ne suffisait pas, il avait précipité le mariage de Kim avec Rémi. 

Il voulait se débarrasser d’elle, et il était pressé. Il avait été diagnostiqué d’une maladie du cœur, l’été dernier, et même s’il cachait superbement bien les détails, Kim savait lire les signes. Il assurait ses affaires avec bien plus de fermeté et s’absentait encore plus longtemps, sans expliquer ni l’ombre d’une raison, ou la destination. Il avait peur de mourir, peur qu’on l’oublie et quand il ne se faisait pas injecter du botox pour paraître dix ans de moins, il faisait tout pour faire parler de lui et de Termentic. Qu’il meure, s’il le fallait vraiment, c’était après tout la suite logique des choses, mais il devait laisser sa marque. L’énorme monstre qu’il avait fait de Termentic devait vivre éternellement. 

Dans son esprit, Gaëtan était visiblement celui qui réaliserait ses idées de grandeur, pas elle. Mais qu’il soit mortellement malade ou même maudit par elle-ne-savait-quel Dieu, elle ne lui pardonnerait jamais cette trahison. 

 

“Ce n’est pas ce que je voulais dire, Papa. C’est mon… demi-frère, répondit-elle. Et mon demi-frère est naturellement le bienvenu dans la famille.

-Bien, approuva Robert, son sourire revenant à ses lèvres. Je savais que ma fille chérie était bien trop mature pour un tel caprice.”

 

Kim dessina son propre sourire sur son visage, doux et délicat, et juste ce qu’il fallait d'embarras pour passer pour des excuses silencieuses pour son comportement enfantin. Leur famille était le cadre parfait pour une guerre nucléaire alors, naturellement, Gaëtan était le bienvenu parmi eux. Elle le bombarderait avec toute l’affection d’une sœur pour son grand-frère. 

 

“Rentrons, décida Robert, il commence à faire froid !”

 

--

 

Ce même soir, Gaëtan arriva à bord de la Bentley noire qu’on prêtait à Kim. Les phares éblouirent un court instant Kim quand la voiture passa devant elle pour se garer dans la cour mais elle ne cligna pas même d’un œil. Postée à côté de Robert et de Yannick, elle regarda son demi-frère descendre de voiture et attendre qu’on lui sorte ses valises. C’était comme si elle assistait à un arrivage d’ennemis mais elle était révérencieusement calme. 

Après tout, elle ne pouvait pas se permettre de perdre cette guerre, alors de quoi pouvait-elle bien avoir peur ? 

 

“Ah, il est bien de la famille, souligna Robert avec joie, Regarde comme il est beau-gosse !

-C’est sûr qu’il a ton sourire,” railla-t-elle.

 

Avançant désormais vers eux, Gaëtan arborait une magnifique tête d’enterrement et Robert lança un regard amusé vers sa fille.

 

“Il a surtout le tien, tu veux dire !”

 

Kim leva les yeux au ciel étoilé. Gaëtan arriva à leur hauteur et fut englouti dans une étreinte toute paternelle et de fourrure, tandis qu’il restait raide, et Kim et lui échangèrent des regards hostiles par-dessus l’épaule de leur père. 

 

“Tu es là juste à temps pour le dîner, fiston !”

 

Oh youpie, ya.

 

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