Chapitre six

Notes de l’auteur : Trigger warning :
Mention de pensées suicidaires.
Nourriture en abondance.

La 4L orange tressautait sur la route caillouteuse. À l’avant, Golly ronflait. On aurait pu dire qu’elle crachait comme un moteur, mais cela aurait été faire de l’ombre au moteur de ladite voiture, qui crachait bien plus fort. Dès qu’Hera appuyait sur la pédale, n’importe laquelle, une fumée noire fuyait de sous le capot et du pot d’échappement. Depuis combien de temps cette carcasse n’avait-elle pas roulé ? Si elle avait roulé un jour…

    – Un ange qui conduit, pouffa Humphrey, à l’étroit sur la banquette arrière. Je n’aurais jamais cru vivre assez longtemps pour voir ça.

    Venant d’un être immortel, c’était presque une insulte acide. Hera l’observa au travers du rétroviseur, un simple sourire sur les lèvres. Il ne put voir le rictus, mais ses yeux pétillaient assez pour savoir que la réponse serait piquante :

    – Les anges savent tout faire. Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école des démons ?

    Ok, c’était mérité. Pas méchant, mais mérité. Humphrey préférait ne pas savoir ce que ce serait le moment où Hera déciderait de se lâcher vraiment et de cracher les vérités qui vrombissaient dans sa cervelle. Peut-être devait-il calmer la cadence, ou le voyage serait affreusement long.

    Humphrey craqua son cou sur sa droite : Ciel se moquait bien de ce qui se racontait dans la boite de conserve. Il y avait trois heures de cela, Lucifer et Gabrielle avaient disparu pour terminer les dernières préparations, et ils avaient trouvé cette voiture en quittant la grotte. Le lac et le puits s’étaient évanouis dans l’air, les laissant dans un désert irréel, et il leur fallut de longues minutes en voiture pour retrouver la civilisation. C’était dommage, ce lac était la dernière étendue d’eau de la Terre… Peut-être que oui, il valait mieux mettre les voiles avant qu’il ne soit trop tard. Les océans et les mers étaient des souvenirs depuis bien trop longtemps. Qu’est-ce qui allait disparaître ensuite ? L’oxygène ? Les humains survivraient-ils vraiment sans la protection divine ?

    Tout ça pour dire qu’aucune de ces tristes pensées n’avaient traversé la caboche de Ciel pendant ces trois heures. Le nez contre la vitre, assez pour y laisser une tache, l’ange s’extasiait sur le moindre brin d’herbe brun. Il y avait quelqu’un dans cette voiture qui n’avait pas souvent mis le nez hors du Paradis, et ça se voyait.

    Humphrey se demanda si Hera s’était permise des petites virées. Il y en avait eu au moins une, vu qu’elle s’était faite capturée par ces ingrats d’humains. Humphrey ne les considérait que quand ils lui cuisinaient de bons petits plats dans des restaurants et fast-food, ou quand ils acceptaient de coucher avec lui. Le reste du temps ? Des insectes.

    Hera ne les portait pas particulièrement en son cœur non plus. Elle était leur protectrice. Pourquoi les trouvait-elle si insignifiants ? Pour reprendre ses mots.

    Humphrey n’en pouvait plus d’entendre la gorge de Golly racler comme un tracteur. Sa sœur avait pourtant besoin d’un peu de sommeil. Dans son esprit, les foules et les cris londoniens ne cessaient de lui rappeler que tout ceci était sa faute. Et pourtant, elle commençait à y trouver une certaine satisfaction. Alors pourquoi son subconscient la bombardait de cauchemar ?

    Il ne fallait que quelques secondes pour passer des rues anglaises au bunker où les humains s’étaient fait une joie de la torturer. Elle se téléportait entre les « wow » interloqués et les « si tu ne te tais pas, je te ferai hurler encore plus fort » sadiques. À quel moment avait-elle perdu pied ?

    Le coup de pied d’Humphrey dans le dos de son siège la ramena à une réalité qu’elle tentait de fuir. Pas tranquille dans son sommeil, pas tranquille au réveil. Vivement qu’ils traversent la brèche entre les mondes. Cela ne saurait tarder, mais ça commençait déjà à faire long. L’excitation ou la peur ? Golly n’en savait trop rien.

    Elle renâcla comme un petit cochon, pour remettre ses bronches en mode jour, avant de coller ses deux paumes bien à plat sur ses deux yeux agressés par les vifs rayons de soleil qui se reflétaient sur le capot. Sans dire un mot, elle cala sa joue contre le repose-tête, tritura sa ceinture de sécurité et regarda le décor par la fenêtre. Rien de bien intéressant sur lequel poser ses yeux. Juste des arbres à moitié mort qui défilaient. Quand elle s’était assoupie, la voiture traversait une ville peu peuplée, bien morose, mais au moins, la route était plate. Là, elle avait déjà des haut-le-cœur.

    Golly n’eut pas besoin de tourner la tête vers la conductrice pour comprendre que celle-ci la surveillait du coin de l’œil. Hera avait-elle peur d’elle ?

    Golly n’était pas sûre d’avoir confiance en les deux anges non plus. On lui avait appris à se méfier. Lucifer et Gabrielle avaient beau être sœurs, les insultes dans le dos allaient bon train !

    Lucifer ne cessait de pester sur sa famille, si bien que Golly et ses frères et sœurs avaient appris à les détester sans les connaître. Les blagues douteuses sur les anges, les rumeurs, qu’elle les écoute ou les fasse courir elle-même, n’avaient de cesse de rythmer sa vie. Une vraie cour d’école. Tout n’était qu’un drame familial, un drame qui n’était pas le leur…

    Humphrey grogna :

    – T’as sévèrement besoin d’une douche, Go. Tu empestes.

    – Reste enfermé plusieurs années dans une cellule, avec une douche dans une pièce remplie d’inconnus tous les deux ou trois mois. Et on en reparlera, cingla Hera sans quitter la route des yeux.

    La mâchoire de Golly se serra sans son consentement. Son corps essayait de lui rappeler qu’elle ne devait pas avoir trop d’espoir quant à sa relation avec Hera. Ou Annahera. Elle ne savait même pas comment l’appeler, alors pouvait-elle appeler ça une relation ? Mais dans un sens, l’ange venait de la défendre… Peut-être restait-il encore quelques morceaux d’amitié qui n’avaient pas volé en éclats…

    – Il a raison, marmonna-t-elle. Je suis désolée.

    – Tu n’as aucune raison de t’excuser, répondit l’ange.

    – Quand est-ce que l’on pourra faire une pause ? J’ai déjà mal aux pattes. Et j’ai faim.

    Aussitôt, Ciel retrouva un intérêt pour le monde qui grandissait dans cette voiture :

    – Oh, Annahera, par pitié ! Est-ce qu’on pourrait goûter à la nourriture humaine ? Juste une fois, avant la fin ?

    Humphrey fronça les sourcils. Il se débattait avec ses jambes beaucoup trop longues pour trouver une place dans l’étroitesse de la carcasse :

    – Vous n’avez jamais mangé de la nourriture humaine ? Mais… Vous ne vous nourrissez pas ?

    – Nous mangeons des éclats d’étoiles, expliqua Ciel. Au début, c’était bon. Mais les étoiles se sont faites de plus en plus rares avec les maintes excursions spatiales. Nous pouvons ne pas nous nourrir pendant des millénaires. Mais le ventre gargouille tout de même. Les éclats d’étoiles… tout a le même goût… Je veux découvrir toutes ces couleurs, toutes ces saveurs, je t’en prie, Hera !

    Le corps d’Hera n’exprimait aucune émotion. Sa voix non plus, qui restait plate :

    – Tu ne devrais pas avoir à leur expliquer une telle chose. Les démons, normalement, devraient se nourrir d’éclat de terre, de la même manière que nous consumons des étoiles.     Mais apparemment, vous vous êtes beaucoup trop rapprochés des humains, ces derniers temps. Étrange pour des créatures censées les détester.

    – Quitte à parler de notre relation avec le genre Humain, pourquoi ne nous expliquerais-tu pas pourquoi tu les hais autant ?

    – Je me suis faite capturée et torturée. C’est quoi ta raison ?

    La réponse fut froide, mais Humphrey admit silencieusement qu’il n’avait peut-être pas réfléchi avant de parler. Sachant en plus que sa haine des humains était principalement le reflet des rancœurs de Lucifer. Mais quand on promet fidélité, on le fait sans se poser de questions.

    Il était vrai que les démons se faisaient de plus en plus présents sur terre. Ils aimaient tourmenter les vivants, même si cela était plus une excuse facile pour cacher leur curiosité. La vie en Enfer tournait bien vite en rond. En haut ? Il y avait la musique, les senteurs, les saveurs, les danses et les chants, le théâtre, la littérature… Pendant longtemps, les âmes condamnées leur avaient expliqué ce qu’était la vie à l’étage, et les démons y avaient pris goût bien avant la première balade terrestre.

    – Ciel, soupira Hera. N’as-tu pas peur que goûter ce dont les humains sont capables de créer te donne envie de devenir comme eux ?

    Ciel n’hésita même pas :

    – Bien sûr que non ! Je suis curieuse, c’est tout. Une fois dans l’autre monde, je ne compte pas être autre chose qu’ange. Mais je ne veux pas quitter ce monde sans connaître ce qu’il a à offrir de meilleur. Je veux aussi écouter de la musique ! Et apprendre les paroles des chansons à la mode en ce moment !

    Humphrey donna un autre coup de pied dans le siège de Golly. Celle-ci râla.

    – Et toi ? Tu vas faire quoi quand tu seras humaine ?

    Golly ne répondit pas. Même si elle l’avait voulu, Hera répondit à sa place :

    – Ne dis pas de sottises. Pourquoi Golly voudrait devenir humaine ? Vous resterez des démons, et vous retrouverez vos frères et sœurs, aucune crainte à ça.

    La réponse d’Hera énerva Golly. Pourquoi agissait-elle comme si elle la connaissait par cœur ? Elle ne savait plus rien d’elle. Elle lui avait bien fait comprendre.

    – De toute façon, souffla Humphrey, on sait très bien ce que tu feras une fois humaine, par vrai p’tite sœur ?

    Golly resta encore silencieuse.

    – Tu as déjà réfléchi à comment tu allais t’y prendre ? La pendaison ? La noyade ? Une balle dans le crâne ?

    Ciel jeta un regard noir à Humphrey :

    – Voyons ! Ce n’est vraiment pas sympa ce que tu es en train de faire… Je suis sûre que Golly ne fera jamais rien de la sorte. Et même si c’était le cas, tu ne devrais pas la juger, mais l’écouter.

    Ciel posa ses deux mains sur le siège de Golly pour se hisser, se glisser entre les deux fauteuils avant. Elle offrit à Golly un si beau sourire, si sincère, que la démone ne sut plus ou se mettre et évita son regard :

    – Si tu as besoin de discuter, je serais ravie de t’écouter, dit Ciel.

    Golly pinça les lèvres. Elle ignorait si ce qu’elle voulait faire était l’aider. Personne ne pouvait l’aider. Et elle avait si peu l’habitude que l’on s’inquiète pour elle.

    Alors, elle se contenta d’allumer la radio avec ses doigts tremblant :

    – Tiens, Ciel. Tu voulais apprendre des paroles de chanson. Il doit bien y avoir un truc sympa sur la troisième fréquence. Il passe du punk à cette heure-là. Tu vas voir, tu ne pourras plus t’en passer.

***

    L’eau glacée perlait sur le corps nu de Golly. Cela faisait un bien fou. Ses cicatrices se refermaient enfin. Juste un peu patience. Ce ne fut, cependant, pas sans effort.

    Son corps brûlait. En posant la main sur le carrelage qui entourait la douche, pour ne pas perdre l’équilibre, elle fit malencontreusement fondre l’un des carreaux. Celui-ci dégoulina, à la recherche de toutes les gouttes d’eau fraîche qui calmeraient sa route.

    Si Golly tournait d’un millimètre le robinet, la première gouttelette à la température à peine plus élevée lui ferait un mal de chien. Cela lui rappelait ses toutes premières fois, quand elle apprenait encore à maitriser ses pouvoirs. À la fin des sessions d’entrainement, elle approchait la supernova. Il lui fallait quelquefois des jours entiers sous des torrents d’eau glacée pour retrouver sa température corporelle. Jusqu’au jour où utiliser ses pouvoirs ne fit plus monter sa température.

    Quinze ans sans entrainement, c’était comme un athlète qui ne courrait plus pendant le même nombre d’années. Se soigner était un pompage intersidéral d’énergie. Ils furent obligés d’arrêter leur road trip et de se trouver un motel : alors que le dos de Golly se remodelait, le cuir de la voiture et ses vêtements sentirent le roussi. Cinq minutes de plus dans la 4L, et l’essence aurait fait BOUM !

    Mais tout ça n’était rien en comparaison de l’ébullition qui bourdonnait sous son crâne. Elle se revoyait déjà, nue comme un vers, dans un bunker rempli de pervers humains, qui l’aspergeaient de jets d’eau si puissant que sa peau marquait, qu’elle en tombait à la renverse, les jambes écartées, sous des rires et des menaces. Elle se souvenait ne rien voir, mais sentir les mains énormes et rocailleuses d’hommes l’agripper, la forcer à se lever, et profiter de son corps mouillé pour lui assener des électrochocs si elle n’avançait pas assez vite.

    Depuis la nuit des temps, l’Homme, avec un grand H, en voulait au diable et aux démons pour ses mauvaises actions. La vérité était que jamais Lucifer ni quiconque ne les forçait à quoi que ce soit. Ils avaient bien plus important à faire. Gérer l’Enfer, garder l’équilibre du monde, ce n’était pas une mince affaire. Bien sûr, il y avait bien quelques pactes avec le démon qui circulaient, ici et là, afin d’être certain de ne jamais être à court d’âmes, car horreur si les geôles venaient à se vider. Mais les humains commettaient crimes sur crimes, mensonges sur mensonges, sans jamais n’y avoir été conviés par les moindres cornus…

    Voilà qu’elle utilisait le terme « cornu », maintenant. Merde.

    Tout ça pour dire que jamais les démons n’avaient poussé qui que ce soit. Un pacte, c’était juste votre âme en échange d’un rêve cher, et personne ne vous poussait à le signer. Les crimes étaient interdits, les démons avaient quand même une éthique. Enfin, Lucifer en avait une. Elle détestait les humains, mais elle ne voulait pas causer de tort à ses ainés. Gare à celui qui se faisait avoir la main dans le sac.

    Autre cliché : il n’y avait d’ailleurs pas de torture en Enfer. Les âmes erraient plus ou moins en paix, essayaient de comprendre ce qu’elles foutaient là. Arrêtez de culpabiliser ou reconnaissez votre faute, et vous serez pardonnés. De toute son existence, Golly n’avait vu une ascension se produire que deux fois. Et les deux fois, ce n’était pas une âme à qui elle aurait accordé le moindre pardon. Le système était corrompu, même en bas… Mais après tout, qu’est-ce qu’elle en savait ?

    Jamais, à sa connaissance, un démon n’avait torturé un humain comme on l’avait torturé. Des petites pichenettes, peut-être, un peu de psychologie inversée, mais jamais au point de briser qui que ce soit. Et Golly détestait savoir qu’elle était brisée.

    « Calme-toi… Respire… Un… Deux… Trois… Quatre… Cinq… Six… Tout va bien… Sept… Tu n’y es plus… Huit… Tout va changer ».

    De grandes inspirations, de longues minutes, et son cœur ralentit. Elle ne pouvait pas se permettre la moindre crise de panique, elle risquait de mettre en cendre ce minable motel.

    – Tout va bien là-dedans ?

    À chaque fois qu’Hera ouvrait la bouche, sa voix était douce comme un rêve. Lointaine comme un souvenir. Une ombre qui passait, si bien que Golly se demandait si elle l’avait vraiment entendue.

    Hera frappa trois coups sur la porte en bois gonflée par l’humidité. Elle l’avait vraiment entendue.

    – Oui, je sors dans quelques minutes.

    Silence.

    – Prends ton temps. Je voulais juste m’assurer que tout était ok.

    Silence.

    Silence.

    Silence.

    Peut-être que Golly aurait dû répondre.

    Quand elle sortit de la douche, elle fut surprise de voir Hera assise sur l’un des lits. Ce fut à ce moment précis qu’elle remarqua qu’il n’y en avait que deux, et bientôt, ils devraient partager des draps. Bien sûr, démons dormiraient ensemble et anges dormiraient ensemble. Mais cela lui rappelait ces drôles d’histoires qui florissaient sur internet. Des fanfictions, ils appelaient ça, les internautes. Où les deux ennemis n’avaient pas d’autres choix que de partager un lit dans un hôtel, lors d’une quête dont beaucoup se moquaient. Tout ce que le lectorat voulait, c’était voir éclore une romance entre deux créatures incomplètes, à la recherche de leur moitié manquante, sans se douter qu’elle était de l’autre côté du lit.

    La voir assise là, angélique, en tailleur dans cette robe parfaitement claire qui mettait en valeur sa peau brune, douce et délicate, le nez au-dessus d’un livre qu’elle ne faisait que feuilleter, envola Golly dans des pensées étrangement apaisantes. Un instant de calme qui n’avait aucun sens. Pendant quelques secondes, elle se revoyait lui tenir la main entre les barreaux, et elle se sentit immédiatement coupable de vouloir repasser quelques secondes dans ce cauchemar, en sa compagnie. Tout y était plus simple…

    – Ça va ?

    Les yeux de Golly papillonnèrent alors qu’elle revenait à la réalité. Elle se recroquevilla dans le peignoir tout mou avant d’acquiescer.

    – Tiens, dit Hera en se levant.

    Elle glissa majestueusement jusqu’à la commode en bois. Celle qui, en entrant dans la pièce à leur arrivée, Golly s’était demandée comment elle pouvait tenir debout. Elle était toute de traviole et devait sûrement pousser des cris de bois la nuit, à cause de l’humidité. L’air était horriblement lourd dans cette pièce.

    Hera sortit des vêtements du tiroir. Ils étaient large, sans couleur et Golly pouvait jurer qu’ils grattaient, avant même de les avoir enfilés. Elle questionna Hera du regard.

    – Humphrey les a achetés à la station essence juste à côté. Il dit, et je cite, que « tu pues la mort, et même la Mort prendrait la fuite » … Je pensais que l’on achetait que de l’essence dans une station essence (elle fit une petite moue), je ne comprendrais jamais les humains.

    Golly prit les vêtements en s’empêchant de rire :

    – Ils vendent aussi de la nourriture, et des souvenirs. Je pourrais peut-être y acheter une carte postale… Toute ma collection est restée en Enfer… S’il reste quelque chose de l’Enfer.

    La maison lui manqua. Pourtant, quand elle avait été bannie, Golly en avait été plus qu’heureuse. Non pas qu’elle ait été fière d’avoir trahi Lucifer, au contraire, cela la tuait toujours en dedans. Mais elle n’avait jamais aimé y vivre… Si elle avait pu en prendre la décision plus tôt, elle aurait choisi l’humanité.

    Golly se déshabilla et se glissa dans ses nouveaux vêtements. Ils ne grattaient pas tant que ça, mais ils étaient rêches. Les couleurs étaient si tristes que Golly se sentit prise d’une drôle de vague de peine.

    Elle n’avait eu aucun souci à se mettre à nu devant Hera. Les anges et les démons se moquaient bien de la pudeur. Alors, pourquoi cela avait été si compliqué quand les humains la   forçaient à le faire ? Pourquoi avait-elle ressenti tout ce qu’elle avait ressenti ? Des émotions et des troubles qu’elle ne pouvait décrire, même si elle avait connu tous les maux du monde.

    – Tu collectionnes… quoi ?

    Cette fois, Golly se mit à rire. Hera la fixa un instant, ne comprenant pas cette hilarité soudaine. Peut-être avait-elle besoin d’expulser sa nervosité. Elle pouvait sentir que quelque chose n’allait pas chez Golly, qu’elle se retenait d’éclater.

    – Oh… reprit Golly en se raclant la gorge. Tu ne… Tu ne plaisantes pas. Ok. Euh… Comment expliquer ça…

    Hera comprit alors qu’elle venait de se moquer d’elle, et elle n’appréciait pas vraiment le sentiment qui l’attrapa. Celui où elle se grattait la peau autour des ongles et où elle voulait fuir tous les regards. Il n’y avait que celui de Golly, mais les murs semblaient l’épier, pour mieux rétrécir et l’aplatir. C’était ça, la honte ?

    Golly s’assit sur le lit et l’invita à s’installer à côté d’elle, ce qu’elle fit :

    – Ce sont des bouts de papier épais, rectangulaire en général. Avec des photos, ou des images sur le devant, et dans le dos, tu écris un mot. Pour l’envoyer aux gens que tu aimes.

    Hera fronça les sourcils :

    – Pourquoi ferait-on ça ?

    – Pourquoi ne pas le faire ? répondit Golly dans un sourire.

    – Si je veux dire « bonjour » ou une autre stupidité aux gens que j’aime, je n’ai qu’à aller les voir.

    – Ce n’est pas toujours si simple… Tout le monde ne peut pas se rendre à l’autre bout du monde en deux coups d’ailes. Moi, il me faut marcher. Et l’Enfer, c’est très grand. Et les humains aiment écrire. Ils aiment les vieilles traditions même s’ils font semblant de croire que c’est vieillot. Et eux aussi, n’habitent pas toujours à côté de leurs amis, de leur famille.

    Hera acquiesça. Golly pouvait voir dans son regard toujours fuyant qu’elle ne comprenait toujours pas l’utilité d’une telle prise de tête :

    – Donc… Tu envoies des… cartes postales, à tes frères et sœurs ?

    Golly baissa la tête avant de la secouer très lentement :

    – Non… Je leur en ai écrit pleins, mais je ne les ai jamais envoyées. Eux et moi… On ne s’est jamais entendu.

    Pour Hera, c’était une aberration. Sa famille, les autres anges, étaient toute sa vie. Elle aurait pu tuer ou se sacrifier pour ses frères et sœurs. Difficile pour elle de penser que cela ne pouvait pas être le cas de tout le monde. Mais elle acquiesça, lentement, obligée d’admettre qu’elle n’avait jamais visité l’Enfer.

    – Humphrey est dur avec toi, admit-elle, mais cela vient d’un bon sentiment. Il tient beaucoup à toi, ça se voit. Peut-être que pour les autres, c’est pareil…

    Cette naïveté blessa Golly.

    – Humphrey est le seul qui m’adresse la parole. Et ce depuis ma naissance. Je ne suis pas comme vous… (elle se rattrapa) comme eux. Je ne suis pas née au commencement. Je suis arrivée plus tard. Je suis… différente.

    Hera allait poser une question, mais Golly jugea bon de changer de sujet. Elle ne voulait pas faire fondre quoi que ce soit d’autre :

    – Où sont passés Ciel et Humphrey ?

    Golly jeta pour la première fois un œil à la pièce. Un vrai œil, plus poussé que juste deux lits et une commode. La moquette ne sentait pas très bon et faisait beaucoup de petites moumoutes. Golly adorait ce mot : « moumoute ».

    Les deux lits avaient des cadres en bois tagués. On aurait dit que des prisonniers avaient fait de leur mieux pour s’occuper. Le papier-peint se décollait près du plafond, et sa couleur était indéterminable… Tout comme l’espèce de grosse fleur qui l’ornait. Les fenêtres étaient recouvertes de buée et seulement l’une d’entre elles avait toujours son rideau.

    Golly se leva pour aller ouvrir les vitres, peut-être que si la vapeur que l’eau glacée avait évaporé en frappant son corps se sauvait par la fenêtre, la tension redescendrait également. Tout en se faisant, elle écoutait la réponse d’Hera :

    – Ils sont allés, et je cite, « croquer un morceau », dans l’espèce de petit restaurant en bas de la route. Tu peux le croire ça ? Ce truc est complètement miteux. Et moche en plus. Je pensais que les humains avaient un peu plus de standing, pour que vous vantiez autant le mérite de leur gastronomie.

    Golly sourit :

    – Il n’est pas nécessaire de faire de la grande gastronomie pour que ce soit bon. Et arrête donc un peu de dire « et je cite » … (elle rit) Tu cites quoi, au juste ? Humphrey qui parle avec des expressions un peu plus populaires que les tiennes ? Je suis prête à parier que dans quelques jours, tu parleras comme nous.

    – Anomalie que les divinités tairont une fois qu’ils me rendront mon grade, dans le nouveau monde.

    – Ce n’est pas une anomalie. Il n’y a rien d’anormal en personne. Ni ange, ni humain, ni démon… Ni écureuil. Même si franchement, ils ont des tronches de vicieux, ces trucs-là.

    – Je ne saurais dire. Je n’en ai jamais vu.

    Golly porta sa main à son cœur, surdramatisant l’expression de choc qui traversait son visage. Hera pouffa de rire, incontrôlée. Ce n’était pas la première fois que Golly réagissait de la sorte à ses dires. La démone la rejoint dans ce petit rire, avant de perdre le haussement des commissures de ses lèvres.

    – Je peux être honnête ? demanda la démone.

    Hera l’invita à l’être.

    – Cela m’attriste beaucoup que tu ignores tant de choses. Je veux dire… Vous avez aidé ce monde à prospérer. Vous avez dévoué votre existence à sa survie et pourtant… Vous n’en connaissez rien.

    Hera n’eut pas le temps de répondre. Pourtant, elle en avait des choses à dire. Surtout sur le fait qu’elle s’était toujours moquée de ce dont les humains étaient capables, car on ne lui avait pas appris à s’en soucier. Et que maintenant, après sa récente expérience en leur compagnie, elle n’était pas vraiment d’avis d’en apprendre un peu plus. Les heures de voiture avec leur musique criarde n’avaient pas eu d’autre effet sur elle que de lui filer la nausée. Ciel vivait les meilleurs moments de sa vie, par contre.

    Golly frappa vigoureusement sur ses cuisses en se levant d’un bond :

    – Debout.

    Hera la regarda d’un drôle d’air avant de rire :

    – Pour quoi faire ?

    – Simple : tu vas me montrer où est le restaurant où se sont rendus Ciel et Humphrey. On va s’asseoir avec eux, et manger avec eux. On va passer un bon moment, apprendre à se connaître, et tu vas découvrir ce que c’est que de la bouffe qui baigne dans l’huile et te rend complètement accro. Je te conseille avidement les frites.

    Hera rit de plus belle :

    – Tu ne peux pas être sérieuse ?

    Golly lui tendit la main avec un grand sourire. Sa plus grosse envie à ce moment précis était qu’Hera les attrape avec force et se lève, la suive jusqu’au bout du monde. Ce n’était qu’un restaurant, mais pour un ange, c’était énorme.

    Hera se mordit la lèvre :

    – Tu… Tu sais bien qu’on ne peut plus faire ça…

    Golly se remémora la dernière fois que leurs peaux s’étaient effleurées. Elle guérissait encore à peine de ce contact :

    – Oh… Je… J’avais oublié. Désolée.

    Elles échangèrent un triste sourire.

    – Vraiment, Annahera. Tu devrais goûter. Juste une fois.

    – Hera.

    Golly pencha la tête sur le côté :

    – Ce n’est pas ton nom.

    – C’est un surnom. Ça ne change pas que c’est ainsi que je me suis présentée à toi.

    – Pourquoi ? Pourquoi ne pas m’avoir dit ton nom complet ?

    Hera haussa les épaules :

    – Je venais de chuter. On venait de me retirer mon aile. Je ne méritais plus ce nom.

    La mâchoire de Golly tomba :

    – Ton aile ? On t’a retiré ton aile ? Mais… C’est horrible !

    Hera fit comme si elle n’avait pas entendu. Apparemment, c’était un point qu’elles avaient en commun.

    – Hera, ça reste une partie de moi. Et malgré… peu importe ce qu’il se passe entre nous…

    – C’est toi qui as commencé, se plaignit Golly comme une enfant.

    – Je ne suis pas de cet avis, se défendit Hera avant de reprendre : peu importe ce qu’il se passe, là, entre nous, cela ne veut pas dire que je ne t’ai pas fait confiance un jour. Ce nom, il porte quelque chose. Je me le suis infligé comme une punition, car je ne souhaitais pas que tu connaisses l’ange que je ne suis plus. Mais cela ne veut pas dire que je le porte en fardeau. Plus maintenant.

    Golly aurait aimé croire ces mots. Mais elle ne savait plus si elle avait confiance en Hera. Elle ne voulait pas oublier les bons moments, elle ne voulait pas oublier toutes les fois où elle s’était sentie si proche de ce petit bout d’ange, même dans les pires situations.

    Toutes deux pouvaient sentir que le lien qui les liait se détissait lentement. Un vide gonflait entre leur cœur autrefois si proche. Et autrefois n’était pas si loin que ça… Un jour, tout au plus.

    Tout pouvait s’effondrer si vite.

 

***

 

    Ciel avait les joues aussi gonflées qu’un écureuil paranoïaque. Avait-elle peur de ne pas survivre à l’hiver ? En tout cas, en la voyant s’empiffrer de la sorte, Golly ne put s’empêcher de rire. Humphrey se moquait gentiment d’elle depuis un petit moment aussi. Il en avait les larmes aux yeux tellement il riait, cela faisait plaisir à voir.

    Il était clair que Ciel ne profitait pas une seule seconde du goût et des saveurs qui noyaient ses papilles, mais qui était Golly pour juger. La première fois qu’elle avait découvert la pizza, elle en avait mangé pendant soixante-douze heures, non-stop. Non-stop.

    Le restaurant n’avait rien de bien attrayant. En entrant, l’odeur de friture prenait les nez en otage et en grillait les poils. Des crânes d’animaux sur chaque centimètre d’une tapisserie à pois. Des étagères pleines de bestioles mal empaillées et de trophées de « meilleur restaurant de l’année dans le comté ». Ce n’était pas difficile, c’était le seul à des kilomètres. Et vu l’or qui s’effritait, ils étaient probablement faux… Ou assez vieux pour avoir appartenu aux anciens propriétaires, de l’ancien siècle.

    Les néons étaient agressifs, clignotaient à en filer des crises d’épilepsie. Les recoins de la salle principale étaient pleins de poussière, les sièges en cuir étaient éventrés et on pouvait entrevoir un bout de la cuisine, où reniflait un cuistot que l’on ne voyait que de dos, dans un tablier sale. Le reste du personnel n’avait rien de bien aimable : un homme et une femme qui se plaignaient de leur douleur aux dos dès qu’un client osait demander un autre verre d’eau. Eau qui, d’ailleurs, était brune. Il valait peut-être mieux ne pas se poser des questions quant à l’hygiène des cuisines. La stratégie ? Manger, et prier de ne pas en mourir au petit matin. Chose que la petite clique n’avait pas à craindre.

    Dans un coin sans fenêtre, Hera et Golly rejoignirent Humphrey et Ciel dans son cosplay de hamster. L’ange s’enfilait des tonnes et des tonnes de frites, avait déjà mangé cinq hamburgers et glissait des mozzarella sticks entre deux patates en tige.

    – Tu vas exploser, assena Hera avec dégoût.

    Elle s’assit avec grâce, les jambes croisées, et une grimace lui tordant le visage. Golly pouffa de rire en la voyant jouer les princesses.

    – Humphrey a dit que je ne pouvais pas me rassasier, c’est génial !

    Ceci était une traduction plus que littérale des propos de Ciel. Il était pratiquement impossible de comprendre ce qu’elle racontait, la bouche pleine.

    Hera jeta un regard interrogateur à Humphrey qui s’empressa d’expliquer :

    – Tu l’as dit toi-même : ce n’est pas ça, notre régime. Nous mangeons des éclats de terre, comme vous, vous mangez des éclats d’étoiles. Ça, ça n’apporte aucune nutrition à notre corps.

    – Pourquoi en manger, dans ce cas ? demanda-t-elle la voix pleine de jugement.

    Humphrey sourit en coin :

    – Pour le plaisir. Tu devrais essayer. Ça te décoincera peut-être un petit peu, t’as un balai de la taille d’un chêne dans le…

    – OK ! s’interposa Golly, gênée.

    Elle ne souhaitait pas qu’une énième dispute éclate. Il suffisait vraiment d’une étincelle entre ces deux-là. La démone arrêta la femme en tablier qui passait à sa droite :

    – Qu’est-ce que vous me recommandez d’essayer dans votre cinq étoiles ?

    La dame qui approchait la soixantaine mâchait un cure-dent. Ses yeux globuleux passèrent d’un client à un autre, avant de répondre, la voix amère :

    – De la bouffe.

    Golly entrouvrit la bouche sans trop savoir que dire, et sans la refermer, acquiesça, avant de répondre timidement :

    – Bah… Je prendrai ça… Ça m’a l’air bien.

    La blague ne prit pas. La femme leva les yeux au ciel avant de partir en cuisine, maugréant certainement que la jeunesse d’aujourd’hui ne connaissait plus les bonnes manières. Si seulement elle savait l’âge des quatre crétins à sa table, elle en avalerait son bout de bois déjà mâchouillé jusqu’au cœur.

    Humphrey fit alors glisser son assiette débordant de chips au vinaigre vers Hera, la défiant presque d’essayer. Pas étonnant que la serveuse, et probablement propriétaire du patelin, fasse la tronche : sur leur table s’entassait déjà une dizaine d’assiettes. Au moins, ils avaient le mérite de les avoir terminées, mais ils ne cessaient de commander toutes les trente secondes, la forçant à faire aller-retours sur aller-retours. Et la soirée était loin d’être terminée.

    Hera observa Humphrey. Elle ne comprenait vraiment pas ce démon. À un moment, on aurait dit qu’il pouvait être le meilleur ami de tout le monde, la seconde d’après, il piquait ses nerfs avec ses sourires pinçant.

    Golly fit la grimace :

    – Ne goûte pas ça.

    Hera glissa sur regard vers elle. Elle n’avait pas remarqué qu’elles étaient aussi proches l’une de l’autre sur cette banquette. C’était une première, et l’ange ne se sentait pas en pleine sécurité. Si leur peau ne s’effleurait qu’un tout petit peu…

    – Les chips, appuya Golly qui ne comprit pas pourquoi Hera la regardait ainsi, une pointe de dégout à peine dissimulée derrière le regard. C’est très bon, mais ce n’est pas une bonne première impression.

    – Tu n’as aucun humour, Go, se plaignit Humphrey en récupérant son assiette.

    Il en goba une. Golly en vola une poignée complète qu’elle s’enfonça dans la gorge comme si elle n’avait jamais mangé de toute sa vie. Hera en resta ahurie. Elle aurait aimé pouvoir en discuter avec Ciel, partager son dégoût, mais apparemment, Ciel était corrompue.

    – Hera, essaye les oignons frits, je te jure, c’est exceptionnel. Je ne sais pas si je pourrai remanger des éclats d’étoiles après ça.

    Hera lui jeta un regard noir. La bouche toujours sur le point de déborder, Ciel demanda :

    – Bah quoi ?

    Hera voyait déjà la grâce de Ciel s’échapper par ses oreilles. Pas littéralement. Mais tout de même, cette vision était vraiment horrifique.

    Golly lui sourit :

    – Allez, essaye, tu risques quoi ?

    – Tu ne vas pas en perdre tes ailes, plaisanta Humphrey.

    Humphrey lâcha immédiatement un « aïe ». Golly venait de lui assener un violent coup de pied sous la table. Celle-ci s’était d’ailleurs soulevée de quelques centimètres, manquant de renverser leurs verres et le peu de nourriture qu’il leur restait.

    La propriétaire revint, les bras pleins de plats dégoulinant d’huile et de cristaux de sel. Elle avait apporté assez de nourriture pour qu’ils ne l’appellent plus dans la prochaine heure. Elle leva encore une fois les yeux au ciel en voyant les verres si proches du bord et ce jeune homme se frotter le tibia.

    – Ne faites pas de casse. J’espère que vous avez de quoi payer pour tout ça, sinon, corvée de vaisselle.

    – Bien sûr ma jolie, tout ce que vous voudrez, répondit Humphrey avec un sourire charmeur. Dîtes-moi, loin de moi l’idée de vous importuner, mais mon amie ici présente (il montra Hera du doigt) n’a jamais goûté une pizza de toute sa vie. Je sais : « Oh my god, ce genre de personne existe vraiment ? », pas vrai ?

    La femme dévisagea Hera, puis Humphrey, puis Hera à nouveau.

    Hera fut impressionnée de la désinvolture avec laquelle Humphrey s’adressait à cette femme. On aurait dit qu’il cherchait à flirter avec elle, bien qu’elle ne soit pas certaine de ce que cela voulait dire. « Faire la cour » ? Elle avait sûrement lu ça quelque part à un moment donné, un vieux grimoire pour en apprendre plus sur les facultés reproductrices du l’Humain.

    Le démon était maintenant assis en tailleur sur la banquette, ses jambes de phasme étaient tellement longues qu’il se contorsionnait un peu pour atteindre cette position. Le dos contre le mur collant, le cou relâché vers l’arrière, toujours un sourire parfait, dévoilant à peine ses dents blanches. Il jouait à présent avec une de ses mèches de cheveux, ne détournant jamais ces deux grands yeux noisette de la serveuse… qui ne tombait pas dans le panneau.

    – Si je vous en amène trois, vous me foutez la paix ?

    Il rit. Un rire cristallin qui honnêtement, aurait même fait craquer Hera si elle ne l’avait pas vu à l’œuvre :

    – Je vous promets que si vous en amenez quatre, on vous payera double et vous ne nous reverrez plus jamais dans votre bicoque.

    Elle considéra l’idée :

    – Quelle garniture ?

    – Étonnez-nous.

    Encore des yeux qui tournoient comme des poissons dans un bocal. Cet échec n’attrista pas le démon pour autant. Des râteaux, il en prenait encore et encore. Il y avait à peu près autant de réussites que de ramassages.

    Quand la serveuse partit enfin, Hera attaqua :

    – Et comment va-t-on payer ça ?

    Humphrey leva les bras :

    – Qu’est-ce qu’on a dit, Annahera ? Détends-toi. Profite.

    Il croisa les bras derrière sa nuque et ferma les yeux, chantonnant les quelques notes aiguës qui sortaient du jukebox.

    Quelques minutes plus tard, la revoilà avec les pizzas, pas un « bon appétit » de marmonner, pas même un tout petit. Et vu la rapidité du service, tout ceci venait d’un congélateur et non de l’amour d’un pizzaiolo pour la fraicheur.

    Humphrey n’ouvrit les yeux qu’à ce moment-là et donna une tape sur la main de Ciel, déjà prête à se jeter dessus :

    – C’est à Annahera de nous faire l’honneur de goûter la première.

    Hera se demanda si cette pitance n’était pas empoisonnée. Elle aurait compris que ce démon veuille la tuer. Après tout, c’était ce qu’il était au plus profond de lui : le mal incarné. Cela ne se voyait pas, derrière ses airs de tombeur, parce que sinon, ce serait trop évident. Personne ne tomberait dans son piège.

    Sans trop savoir pourquoi, Hera questionna Golly du regard. Peut-être qu’elle, malgré les récents antécédents, la préviendrait si un poison tuant les anges avait été subtilement aspergé sur la… comment avait-il appelé ça, déjà ? Ah oui, « pizza ».

    Mais Golly se contenta de sourire :

    – En même temps ?

    Hera acquiesça. Cette fois encore, elle ignorait pourquoi. Être sur Terre ne faisait vraiment pas de bien à son espèce.

    Toutes deux prirent une part, mais elle attendit tout de même que Golly porte la sienne en premier à ses lèvres, sous les soupirs exaspérés de Humphrey. Quand elle en étira des mètres et des mètres de fromage, Hera ne put s’empêcher de rire et la curiosité fut de plus en plus criarde.

    Elle croqua, non sans peur, et fut surprise d’apprécier cette nouvelle sensation. C’étaient des goûts et des textures dont elle ignorait tout. Elle s’en voulut à l’instant de penser qu’elle voulait absolument croquer à nouveau dedans. Ce n’était pas digne d’elle… Mais c’était délicieux.

    Golly en avait déjà partout sur les joues et les a priori d’Hera s’évaporèrent en même temps que l’éclat de rire qui lui échappa. Elle plaqua sa main sur sa bouche pour ne pas cracher ce qu’elle avait sur la langue. Et tous partirent en fou rire, Humphrey également :

    – Eh bah voilà ! Je vous jure, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire…

    Plus tard dans la soirée, qui fut pleine de rires et de découvertes pour les deux parties, la propriétaire revint avec la note et sa bonne humeur. Elle jeta sur la table l'addition et la coupelle en métal. La clientèle se retourna au son du CLANG!, presque pressée de savoir si les poings allaient voler. Malgré leurs promesses, la petite troupe avait recommandé quatre autres fois, et minuit était passé. À cette heure-ci, il fallait renvoyer les ivrognes et les habitués en chemin pour tromper leur dulcinée, et ces quatre-là n’étaient pas sur le départ. 

    – Nous n'avons plus rien dans les réfrigérateurs et les placards, se plaignit-elle d'un œil noir. Vous faites trop de bruits et vous ne savez pas vous comporter. 

    Humphrey jeta un regard aux alentours. Certes ils n'étaient pas les plus calmes, mais deux bagarres avaient déjà éclaté, et il y avait encore le vomi d'un buveur de vodka à la chaîne près du bar.

    Elle continua :

    – Il va falloir songer à quitter notre établissement et sur le champ. Vous avez promis de payer double, je me suis donc permis de l'ajouter à votre note. Vous payerez également un supplément pour la table que vous avez occupé toute la soirée, empêchant de nombreux clients de s'installer. Et n'oubliez pas les pourboires.

    Une chose était sûre, cette femme avait le sens du commerce. Et de la tchatche. Ce n'était probablement pas la première fois qu'elle ajoutait nombre de chiffres à la note de clients dont elle ne pouvait pas voir la tête. Cela devait fonctionner. Elle était terrifiante et ne donnait pas envie de négocier. Celui que l'on supposait être son mari était planté derrière le bar et les fixait avec perversité. Sa main n'était pas visible, cachée sous le comptoir. Il avait sûrement déjà le doigt sur la détente d'un gros calibre, prêt à menacer celles et ceux qui contesteraient le prix.

    – Et ne faites pas de vague, ajoute-t-elle. J'ai remarqué que vous aviez posé vos bagages dans le motel à cent mètres d'ici. Je connais bien le propriétaire, un seul coup de fil et vous dormirez dans la rue. Ce n'est pas très prudent dans le coin. Nous ne voudrions pas qu'il vous arrive quelque chose, n'est-ce pas ? Ce sont de jolies demoiselles qui vous accompagnent, personne ici ne souhaite qu'un malheur leur arrive... 

    Hera savait reconnaître une menace quand elle en entendait une. Et si l’envie de frapper était piquante, de rappeler que les humains lui devaient la vie et le respect, il était vrai que cette femme avait raison : ils n’avaient pas de quoi payer. Du moins, pas qu’elle le sache.

    Des regards inquiets partagés brièvement avec Ciel, pour remarquer que Humphrey et Golly n’étaient pas perturbés le moins du monde. Peut-être avaient-ils l’habitude, mais s’ils pouvaient répondre, cela aurait arrangé l’ange, qui sentait la sueur lui prendre les tempes.

    Comme toujours, Humphrey prit tout ça à la rigolade. Il jeta un rapide coup d’œil aux gros durs prêts à venir en aide à la serveuse si cela dégénérait, bien que cela ne doive pas arriver souvent. Cela se voyait qu’elle n’aimait pas qu’on lui dise « non ».

    Lentement, il se pencha vers elle avec un sourire charmeur. Jusque-là, Hera et Ciel n’y virent rien d’inhabituel. Ce fut quand les yeux du démon virèrent au doré qu’elles eurent un sursaut. Golly leur fit signe de garder le silence, et Hera obéit, même si l’envie de hurler « c’est quoi ce truc ? » était très forte.

    – Voyons, Anne-Marie, susurra le démon, avant de demander : Je peux vous appeler Anne-Marie ?

    Hera fixa alors la propriétaire. Ses yeux à elle aussi avaient changé de couleur. Elle était liée au démon par une drôle de magie, et bien que son visage soit sans aucune expression, elle ne pouvait quitter le monstre des yeux et s’empêcher d’acquiescer à chacun de ses mots.

    – Bien. Je crois qu’il y a méprise. N’avons-nous pas déjà payé ?

    La voix de Humphrey était descendue d’une octave. Un arrière ton sifflant pouvait se faire entendre par les oreilles les plus fines. « Le serpent… » pensa Hera. Ce n’était pas pour rien que cette insulte lui vint en tête. Il était vrai qu’une fois sous la forme d’une humaine à cornes, Lucifer n’avait pas manqué d’apprendre à ses enfants comment user du don qui l’avait aidé à corrompre Eve.

    Un regard furtif à la serveuse, qui répondit d’une voix robotique :

    – Pardon de la confusion mon cher monsieur, peut-être devrais-je recompter.

    Elle ne bougea pas d’un cil, avant de répondre, la seconde qui suivit :

    – En effet. Je m’excuse. C’est mon erreur. Cela ne me reprendra plus.

    – À la bonne heure.

    Aussi époustouflée que terrifiée, Hera sonda la salle. Il n’y avait pas que la serveuse qui venait d’acquiescer, ce qui avait attiré son regard. Tous les clients et employés les regardaient, enfin, si on pouvait dire ça comme ça. Les yeux dorés, la bave dégoulinant sur leur menton plein de restes alimentaire, l’air mort, mais debout. Un lavage de cerveau.

    – Si vous n’y voyez donc aucun inconvénient, reprit Humphrey, ma sœur, mes amies et moi allons vous quitter. Nous vous avons, bien sûr, laissé le plus généreux des pourboires. On ne voudrait pas qu’il arrive malheur, n’est-ce pas ?

    Et puisqu’ils ne reçurent pas de réponse, la petite troupe se leva. « Lentement », intima Golly à voix basse. « Il ne faudrait pas qu’un mouvement brusque ne rompe le charme ». Si Ciel trouvait ça drôle de vivre une dangereuse aventure, Hera se sentit coupable de jouer des sentiments des humains de la sorte. Elle ne pouvait certes plus les voir en peinture, mais cela ne voulait pas dire que faire mumuse avec eux, avec un peu de magie, ne lui pesait pas sur la conscience. Si plusieurs démons – voire même des anges – s’étaient amusés de la sorte, pas étonnant que les humains veuillent les exterminer.

    La vie fut suspendue un instant, avant de reprendre son cours dès le moment où ils passèrent la porte. Dans le restaurant, tous s’affairèrent à nouveau, comme si rien ne s’était passé. Comme si aucune créature n’y avait séjourné.

    Humphrey pouvait sentir sur son dos le regard lourd de jugement d’une Hera sur le bord de la crise de nerfs. Il pouffa alors qu’il remettait sa veste sur ses épaules :

    – Si tu as quelque chose à dire, dis-le.

    L’ange fit tiquer sa langue contre sa joue, comme si elle préférait se retenir pour ne pas dire de méchanceté.

    – Il va falloir t’y faire, ma belle, reprit-il en allant faire un tour. Tu traines avec le côté obscur. Et tu vas être coincée avec nous pendant un bon moment.

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Howlett
Posté le 22/07/2021
Coucou chapitre 6 ! ♥
J'ai enfin lu, je suis trop contente. Hyper ravie d'avoir vu les pouvoirs de notre démon favori en action et j'ai trooop hâte d'en voir plus !
J'ai noté un petit truc, peut-être que j'ai mal compris certains trucs ou que j'ai oublié certains détails, mais Humphrey tape sur la main de Ciel à un moment, sans avoir de dégâts ?

Sinon, je suis trop contente que leur petite aventure avance, de voir des moments entre Golly et Hera et de la voir "s'ouvrir" un peu au monde humain. ♥
SometimesIwrite
Posté le 23/07/2021
Grrrr tu n'as pas idée de combien d'incohérences de ce genre j'ai retiré pendant ma réécriture, je n'arrive pas à croire qu'il en reste encoooooore !!!! x)
Howlett
Posté le 23/07/2021
Ca arrive ! C'est difficile de devoir faire sans contact entre les personnages en vrai. Après je sais pas si ça passe mais, tu peux dire qu'il porte des gants ou un truc du genre ? Puis de toute façon : c'est pas grave, on est là pour te les relever au pire ♥
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