Chapitre quinze

Notes de l’auteur : Trigger warning :
Mention d'une agression sexuelle.

Assis en rang d’oignon au bord de la piscine, les quatre abattus trempaient leurs pieds. Les dernières révélations de Golly étaient pires qu’un plat périmé qui vous restait sur l’estomac.

    Le froid sous leurs plantes faisait descendre leur fiévreuse rage. Ils écoutaient les remous et les gouttelettes, appréciant leur douce musique qui apportait avec elle le calme dont ils avaient besoin pour réfléchir.

    – Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Ciel.

    La question sur toutes les langues. Les minutes défilaient à une vitesse monstre. Les nuages flottaient comme de grosses boules de coton prêtes à leur tomber sur la tête. Pourtant, l’air était léger, il sentait presque le sucre. C’était sûrement toutes les barbe-à-papa que Ciel s’était enfilée en attendant que Humphrey et Golly règlent leurs différends.

    Golly s’allongea sur le dos, contre les durs pavés. Le grognement rauque qui se sauva de sa gorge rappelait un chien sur le point de mordre. Elle prit son visage entre ses mains, pressa ses doigts contre ses paupières jusqu’à voir des milliers de couleurs et de formes. Quand elle rouvrit les yeux, elle ne vit pas tout de suite le monde se dessiner, et se fut rassurant, en un sens. Mais les irrégularités du ciel revinrent à elle, comme une menace pesant sur ses épaules.

    Un soupir lui réchauffa les joues et elle resta allongée là, à se faire rôtir sous un soleil particulièrement agressif.

    – C’était censé être simple… marmonna-t-elle, indistinctement. Une voiture, quatre crétins, une destination… Pourquoi il fallait encore que ça foire ?

    – Peut-être que c’est nous, souffla Humphrey. Peut-être que notre destin est de tout foirer.

    – Parlez pour vous ! s’emporta Hera.

    – Oh, par pitié, Annahera, reprit Golly en fermant les yeux, croisant les bras derrière sa nuque. Tu vas me dire que jamais tu n’as commis la moindre erreur ? Jamais de ta longue et misérable vie d’ignorante ?

    Hera fit la grimace :

    – Je n’aime pas quand tu me parles comme ça, tu devrais le savoir, maintenant.

    Golly leva un index réprobateur, comme un instituteur qui expliquait le théorème de Thalès pour la dixième fois. Une véritable contradiction avec son comportement de touriste au bord de la piscine. Elle avait toujours su mettre ses sentiments dans une bouteille à la mer… pour la garder bien au chaud auprès de son cœur, et ne plus jamais en parler, ne plus jamais songer au SOS :

    – C’est justement parce que je le sais, que je le fais !

    Elle reposa son bras le long de son corps, avant de reprendre :

    – C’est l’heure des remises en question les p’tits potes. Et les potesses. Alors ? C’est quoi notre dernière erreur en date ?

    – Avoir buté tout le monde dans le bunker, alors qu’ils essayaient juste de se défendre et de sauver leur planète ? marmonna Ciel.

    Un premier silence.

    – Ouais, bon, celle d’avant, alors… reprit Golly, honteuse.

    Ils soupirèrent tous à l’unisson. Un deuxième silence.

    – Bon, je commence, maugréa Golly. Je suis tombée amoureuse et j’ai révélé mon identité à une femme en qui je n’aurais pas dû avoir confiance. Suivant.

    – Techniquement, ça ne compte pas, dit Humphrey. Tu viens tout juste de nous l’avouer…

    – SUIVANT ! répéta Golly en se redressant d’un bond et en croisant ses bras contre sa poitrine.

    Et un troisième silence, un. Golly commençait à perdre le peu d’espoir qui lui restait. Elle se rallongea en bougonnant. Quelle belle bande d’hypocrites ! Ils l’avaient poussé à parler, mais maintenant, c’était un véritable silence radio !

    – J’ai poussé un ange dans le puits du néant.

    Les yeux ronds comme des soucoupes, Golly se rassit d’un bond. Elle ne voulait pas juger, mais elle ne put s’empêcher de dévisager son frère. En elle grandissait une curiosité indécente et un peu de dégoût.

    – Il m’a gonflé, ok ? se défendit Humphrey.

    – C’était qui ? demanda Ciel.

    Le visage de l’ange se renfrogna dans une grimace pleine de réflexion. Elle avait beau creuser sa mémoire, elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu’un ange était mort.

    – Je n’en sais rien, moi… Un grand mec, blanc, qui ne se prenait pas pour de la merde. La boule à zéro, une carpe koï tatoué sur le bras et un ego prêt à lui éclater la tête comme un ballon de baudruche.

    Hera et Ciel pouffèrent de rire avant de répondre à l’unisson :

    – Damien.

    Humphrey haussa les épaules :

    – Ouais peut-être… Enfin bref, votre frère là, il débarque un matin. Il crache un discours comme quoi il accepte le sort que son Dieu lui a mis sur son chemin. Il tend les bras en croix et là, le puits le refuse. Je m’apprêtais à lui expliquer que ce n’était pas grave, que c’était une deuxième chance que le monde lui offrait, comme je le faisais souvent. J’essaye de remonter le moral, quoi, je suis gardien mais je ne suis pas sans cœur. Et là, le mec, il éclate de rire. Et vas-y qu’il repart dans son délire, disant qu’il savait qu’il était invincible, qu’il valait mieux que la Mort, avec un grand M et qu’il était le plus fort de tous. Il s’est vanté de sa force et ses victoires pendant une heure. Sans déconner, j’aurais préféré regarder le télé-achat ! Puis le voilà qu’il me prend encore plus à partie, qu’il me dit que ce n’est pas moi qui triompherais du puits, qu’un jour il serait plus puissant que Dieu, plus puissant que toutes les croyances et divinités, que le monde s’agenouillerait devant lui. Lui, qui avait ri au nez de l’au-delà, même celui des immortels.

    Hera et Ciel ne dirent rien. Elles se contentaient de hocher la tête sous le regard interrogateur de Golly. Elles avaient vraiment eu un frère aussi imbu de lui-même ? Elle pensait que seuls les démons pouvaient se permettre de tels péchés.

    – Quand j’en ai eu assez de l’entendre se pavaner et montrer ses muscles comme le dieu grec qu’il n’était pas, soit dit en passant, mes nerfs ont éclaté, je lui ai donné un grand coup de pied dans la poitrine. Je me suis retrouvé éjecté hors de la grotte, c’est te dire qui l’impact a été puissant ! Quand je suis retourné à l’intérieur, il n’était plus là. Il ne restait que ses chaussures.

    Golly secoua la tête :

    – Mais… Je croyais que seul le puits pouvait décider de qui vivait et qui mourrait… ?

    – Je le croyais aussi, répondit-il, honteux. Jusqu’à ce jour… Il semblerait qu’être le gardien du puits m’ait accordé un certain pouvoir sur la mortalité. En tout cas, seulement dans la grotte. Je ne pense pas être capable de tuer l’un des nôtres en dehors, et je n’ai pas l’intention d’essayer.

    Golly se mordit le fond de la joue, essayant de ne pas perdre son sang-froid :

    – Ce qui veut dire que tu as pris une décision à ma place quand le puits m’a refusé. Tu aurais pu m’aider à passer de l’autre côté.

    Humphrey fixa ses mains rocailleuses avant de répondre :

    – Oui. Je pense que j’aurais pu, en effet. Je ne l’ai pas refait depuis. Mais peut-être… Je ne pouvais pas m’y résoudre. Tu es ma sœur. Je n’allais pas de pousser là-dedans comme un connard d’ange.

    Il fit la grimace et se tourna vers Hera et Ciel :

    – Sans vouloir vous offenser, vous et votre frère.

    Ciel secoua la tête :

    – T’inquiète.

    – Ouais, reprit Hera. Personne ne pouvait blairer Damien de toute façon. Tu nous as rendu un fier service.

    Golly se mit à rire :

    – Si ne pas pleurer la mort de votre frère n’est pas une erreur, je n’ose même pas imaginer ce que vous allez déballer !

    Les deux anges secouèrent la tête avec amusement. Golly ne connaissait pas Damien, elle ne pouvait pas comprendre. Si elle savait ne serait-ce que dix pour cent du bazar qu’il avait mis au Paradis et à quel point les anges avaient peur de lui, son discours serait tout autre.

    – Je n’ai pas su protéger les âmes, au Paradis.

    La voix fluette de Ciel coupa les rires d’un couteau bien taillé. Tous les regards se tournèrent vers l’ange, meurtrie, qui dessinait nerveusement des ronds à la surface de l’eau chlorée.

    – Oh non, dit Hera en posant sa main sur la cuisse de sa sœur. Ce n’était pas ta faute.

    – Tu ne nous as jamais raconté ce qu’il s’était passé, reprit Humphrey. Mais on n’a jamais pensé que c’était toi la responsable.

    – Ouais, les âmes se sont barrées quand tout est parti en couilles, la réconforta Golly. Quelqu’un d’autre aurait été à ta place, il n’aurait pas pu faire mieux.

    – Et puis, tu t’es battue seule contre des créatures de l’Enfer qui s’étaient infiltrées chez nous, je te rappelle ! reprit Hera. Tu as protégée le Paradis comme personne !

    Le cœur de Ciel en resta pourtant si lourd. Elle leva le nez vers les nuages :

    – Vous pensez qu’elles sont où, maintenant, toutes ces âmes ?

    Tous haussèrent les épaules :

    – Sûrement qu’elles se baladent, dit Humphrey.

    – D’autres religions ne les enferment pas comme nous, ajouta Golly. C’est ainsi qu’elles se réincarnent. Peut-être qu’au moment de leur fuite, elles ont trouvé des nourrissons bien potelés et sont revenues parmi nous.

    Ciel aimait cette idée. Elle espérait vraiment que Golly avait raison.

    – En tout cas, vu l’état du Paradis, elles sont forcément mieux dehors, dit-elle pour se persuader.

    Elle prit la main d’Hera dans la sienne et la serra fort. Elle chercha le réconfort en posant sa joue contre son épaule, et le trouva. Elle aurait voulu pouvoir faire de même avec Golly et Humphrey, leur montrer qu’elle était là pour eux aussi, qu’ils comptaient pour elle. Jamais elle n’oserait l’avouer à voix-haute, mais ils étaient aussi de sa famille, maintenant.

    Golly se laissa glisser dans la piscine. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas profité d’un bon bain glacé. Après quelques brasses dans le silence, parfait pour que tout le monde marine dans ce flot de pensées négatives, elle fit ensuite face à Hera :

    – Vous savez ce que je retiens de tout ça ? C’est que Annahera est si parfaite qu’elle n’a même pas trouvé une seule erreur qu’elle aurait pu commettre. Quel honneur d’être en sa présence.

    Golly fit la révérence et ressortit trempée, la tasse avalée. Cela fit rire Hera de la voir s’étouffer comme une enfant, ça lui apprendra à se moquer ouvertement d’elle.

    – Pauvre idiote, rit-elle en battant des pieds pour l’arroser encore plus.

    Golly éclata de rire et pendant un temps, ce fut comme s’il n’y avait plus aucune rancœur entre elles. Plus aucune colère. Rien d’autre qu’un triste destin qui les liait.

    Ce fut ensuite au tour d’Hera de fixer le ciel comme si elle pouvait y trouver le courage d’avouer ses plus profonds secrets. La vérité était que le ciel l’empêchait tout simplement de les affronter. Car quand elle le regardait, cherchait en lui les mots justes, elle n’avait pas à affronter les regards des autres.

    – Oh si, j’ai fait une erreur. L’erreur ultime, admit enfin l’ange.

    Ce silence fut le plus dur à supporter de tous.

    – Je suis tombée amoureuse d’une démone.

 

***

 

    Golly s’appuya contre le cadre de la porte :

    – Alors, comme ça, on est amoureuse de moi ?

    Hera sursauta. Elle ne l’avait pas entendu entrer dans la salle de bain. Elle la pensait encore à faire trempette avec Ciel et Humphrey.

    Un rire distrait lui échappa et elle préféra s’attarder sur son reflet dans le miroir plutôt que d’adresser un regard à la démone. Elle passa la brosse dans ses longs cheveux :

    – J’ai dit que j’étais amoureuse d’une démone, pas de toi.

    Golly pouffa :

    – C’est ça, fous-toi de ma gueule.

    Elle se laissa glisser dans la baignoire, comme on s’installerait dans le plus confortable des canapés. Elle se cogna la tête au robinet, ce qui eut au moins l’intérêt de faire rire Hera. Elle se frotta l’arrière du crâne avant de se tortiller jusqu’à être bien calée contre le marbre glacé.

    Elles ne se dirent rien pendant un moment. Les silences commençaient vraiment à devenir une habitude. Golly n’était pas mal à l’aise quand le son se faisait timide. Quand elle restait muette, elle aimait voir les autres combler le silence, s’embourber dans des conversations sans intérêt et sans la moindre trace de confort. Avec le temps, elle avait compris que l’amitié n’avait rien à voir avec ce que l’on avait à se dire, ou non. C’était savoir se supporter même quand on ne voulait pas communiquer. C’était rester ensemble sur un canapé, au beau milieu d’une chambre, sans rien avoir à se dire, mais en voulant tout de même passer ce moment ensemble.

    Quand elle était avec Hera, le silence n’était pas un ennemi. Elle se prélassa dans sa baignoire pendant que l’ange se refaisait une beauté. Il n’y avait rien de plus reposant.

    Bon, le silence n’était pas vraiment complet. On pouvait entendre le vent siffler dans les aérations, Ciel et Humphrey faire les idiots dans la piscine et les pics en bois de la brosse qui démêlaient la longue chevelure de l’ange.

    Un fond sonore si naturel et quotidien qu’il venait à se fondre dans le décor, jusqu’à disparaître. Si bien que Golly n’y prêtait aucune attention, tout comme elle ne s’écoutait pas respirer. L’absence de mots était tout ce qui comptait et qui la réconfortait dans son idée que peut-être, entre elle et Hera, tout n’était pas perdu. Il y avait peut-être un minuscule espoir qu’elles ne se haïssent pas jusqu’à la fin des temps…

    Elle dériva son regard loin des craquelures au plafond quand elle entendit la brosse se poser sur le froid rebord du lavabo. Golly regarda Hera, qui ne disait mot, fixant son reflet comme s’il allait lui sauter au cou.

    – Ça va ?

    – Tu es la première démone que j’ai jamais rencontré, finit par dire Hera.

    Golly pouffa à nouveau :

    – Je n’ai jamais pensé le contraire.

    Hera coinça une mèche rebelle derrière son oreille avant de venir s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Elle avait pris soin, avant que la moindre pliure ne soit irrévocable, de lisser sa robe convenablement. Golly n’avait pas l’impression d’avoir été si proche d’elle depuis la première fois qu’elle avait tenté de la toucher sans le bracelet. Même en voiture, il y avait une distance, un mur, des kilomètres entre elles. Peut-être était-ce parce que pour la première fois depuis un sacré bout de temps, elles n’avaient pas envie de s’arracher les yeux.

    – Comment tu as su que tu étais amoureuse ?

    La bouche de Golly s’ouvrit toute seule, mais les mots restèrent d’abord coincés dans sa gorge. Elle n’était pas du genre à prendre des pincettes, mais elle se sentit rougir, mal à l’aise, comme si le moindre mot de travers pouvait faire exploser la chambre.

    – Hera, je ne suis pas amoureuse de toi. Je suis désolée si c’est le signal que tu as cru recevoir… Je dois admettre que j’ai eu des doutes au début, et Humphrey n’a pas aidé. Mais… Je ne t’aime pas… Pas comme ça !

    Hera se retint de rire et secoua la tête :

    – Pas de moi, pauvre idiote.

    – Oh… Oh !

    Elles éclatèrent toutes deux de rire, laissant fuir la gêne qui venait de les prendre en otage. Golly se sentit bien plus légère.

    – Je veux dire, en général, reprit Hera en écrasant une larme que son fou rire faisait perler au coin de sa paupière. Tu disais tout à l’heure être amoureuse de cette femme. Comment tu as su que c’était de l’amour ? Ce que je ressens en ce moment… Je n’ai jamais connu ça. Comment je suis censée savoir si mon cœur veut passer le reste de sa vie à tes côtés, ou juste avoir quelques instants d’amitié auprès de toi ? Comment je le décrypte ?

    Golly passa sa langue sur ses lèvres, ce qu’elle faisait de temps en temps quand elle réfléchissait. C’était sa manière de la tourner sept fois dans sa bouche. La vérité était qu’elle ne savait pas comment répondre à cette question :

    – Tout le monde tombe amoureux différemment, Hera. Nous ne sommes pas bien différents des humains. Certains d’entre nous se protègent de ce sentiment jusqu’à se persuader que ça ne leur est jamais arrivé. D’autres, comme moi, n’ont besoin que de croiser quelqu’un pour penser que ça y’est, ils ont trouvé leur âme sœur !

    Elle rit avant de reprendre, en se grattant nerveusement le bout du nez :

    – J’ai eu tellement de coup de cœur, de coup de foudre… Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’étais pan, et encore plus d’années pour comprendre que coucher, ce n’était pas pour moi.

    Hera pencha la tête sur le côté :

    – Mais vous, les démons, n’êtes-vous pas la définition même de la luxure et… je ne sais pas moi… de l’orgie ?

    Golly éclata de rire :

    – Je suis étonnée que tu connaisses ce mot !

    – J’en apprends tous les jours à tes côtés, répondit l’ange en lui tirant malicieusement la langue.

    Golly secoua la tête, amusée :

    – Tu n’es pas croyable… Tout ça pour dire que je ne peux pas t’offrir de réponse. Je ne peux pas te dire ce que c’est, d’être amoureuse, pour toi. Tu dois le découvrir par toi-même.

    Hera ne parvenait pas à comprendre qu’il n’y avait pas une règle basique à suivre pour décrypter ses sentiments. Depuis le temps que les humains tombaient amoureux et que les démons les imitaient, aucun n’avait été capable d’élaborer une équation ? Un proverbe ? Quoi que ce soit qui lui permettrait de savoir pourquoi son cœur avait autrefois palpiter dans le bunker, à chaque fois que Golly la rassurait le soir, prenait sa main dans la sienne et lui disait que tout allait finir par s’arranger ?

    – Mais… Toutes ces personnes, tous ces coups de cœur et de foudre… bégaya-t-elle, qu’avaient-elles de différent des autres ?

    – Mais tout, rit Golly. Elles étaient si différentes.

    La démone s’assit en tailleur comme elle le put dans l’étroite baignoire. Elle n’était pas bien grande non plus, mais elle devait se contorsionner pour trouver une position qui ne lui labourerait pas le dos et le postérieur. Son regard se perdit un temps entre les croisements des dalles du carrelage au mur. Cela lui rappelait tous les chemins qu’elle avait pris dans sa vie, tous ceux qu’elle aurait pu prendre… Mais ce n’était pas si carré. En vrai, la carte de sa vie ressemblait plus à des lacets entrelacés, emmêlés, à deux doigts de se déchirer.

    – Elles étaient… si… elles. Si…

    Elle prit une grande inspiration en fermant les yeux. Doucement, chacun de leurs traits se dessinèrent à nouveau dans l’obscurité de ses paupières. Elle pouvait les voir comme si jamais elle ne les avait quittées. Comme si elle pouvait tendre le bras, et toucher leur douce peau encore :

    – Carisma connaissait par cœur la carte du ciel et des étoiles et ne pouvait pas dormir sans la fenêtre grande ouverte. Cassie mélangeait le pop-corn salé et le sucré. Imane écoutait la musique à fond, à en faire trembler les murs, et surtout pour emmerder les voisins. Théo sentait les dentifrices avant de les acheter. Charlie Chaplin faisait pleurer Magnolia. Flore préférait ses livres à moi. Mathilde prenait tous ses plats en photos. Joseph ne faisait pas la différence entre sa gauche et sa droite. Minette avait peur du noir et avait les pieds gelés. Jordie m’a forcé à coucher avec elle et j’ai encore du mal à l’oublier. Nermin m’a appris que ce n’était pas ma faute. Seo-Yun m’a fait voir tant de pays, tant de beauté, et elle voyait le beau même dans la plus horrible des expériences. Nanna m’a surtout montré que les chats, c’était cool.

    Elles rirent à nouveau. L’ambiance était si légère, comme si elles avaient toujours eu ce genre de conversation. Il ne manquait qu’un soda, et avoir parlé de pop-corn donnait encore plus envie à Golly d’en ingurgiter, toute recroquevillée sous la couette. Cette sensation que l’on pouvait tout dire sans honte, qu’aucun sujet n’était tabou et que le poids du cœur se ferait plus aéré.

    – Thia… souffla-t-elle, tristement. Thia m’a appris que même les plus beaux des secrets pouvaient cacher de lourds mensonges…

    Ses yeux devinrent tout humides à peine eut-elle prononcé son prénom.

    Non. Le nom de Thia lui avait échappé, à nouveau, alors qu’elle se sentait l’envie de conclure cette liste. Mais elle ne pouvait pas laisser cette douce conversation des plus innocentes se changer en torrent de larmes. Elle ne parviendrait jamais à l’oublier, mais était-il nécessaire de le ressasser ?

    Elle se leva lourdement, manquant de glisser et de s’ouvrir le crâne au fond de la baignoire. Elle se rattrapa maladroitement, se faisant mal au poignet mais il ne fallut qu’une seconde et demi pour que la douleur ne s’envole. Elle retourna dans la chambre, invitant Hera à la suivre d’un simple mouvement de tête. Elle le voulait, ce soda, elle l’aurait.

    Elle se servit dans la kitchenette, les deux canettes de soda étaient un peu chaudes pour une boisson fraîche, mais elle avait besoin d’hydrater sa gorge. Elle en jeta une à Hera qui faillit ne pas la rattraper.

    – Si tu ne veux pas t’en foutre partout, je te conseillerais d’attendre avant de l’ouvrir, avisa Golly avec un sourire.

    Elles s’assirent toutes les deux sur le lit. Golly prit un des immondes oreillers contre elle, ouvrit sa canette et la but d’une traite. Puis, elle reprit la conversation interrompue, comme si jamais elle ne l’avait mise en suspens :

    – Et tous je les ai aimés si fort. Et après tout ça, j'ai cru que plus jamais je ne me ferais avoir. Que mon cœur avait appris la leçon.

    Golly fit tiquer sa langue :

    – Ce n’est pas aussi simple qu’il n’y parait.

    Puis, elle regarda Hera et lui offrit un sourire sincère :

    – Je ne pense pas que tu sois amoureuse de moi. Je pense juste que j’ai été la première à vraiment t’apporter du soutien. Et puis, il faut le dire, je suis une bombe ! Non mais t’as vu ce corps ? Comment ne pas tomber amoureuse ?

    Elles rirent à nouveau.

    – Jamais tu ne t’étais sentie en danger comme dans le bunker, reprit Golly une fois calmée. Ce que tu as ressenti, c’est la sensation d’avoir un roc, d’avoir besoin de quelqu’un pour survivre. De ne pas pouvoir t’en sortir toute seule. De n’être forte qu’à deux. J’ai ressenti la même chose. Mais finalement, maintenant que nous ne sommes plus emprisonnées… Les choses sont différentes, non ?

    – Elles sont pires, hein ? C’est ça que tu veux dire, dit tristement Hera.

    – Non, je ne dirais pas ça. Elles sont plus… compliquées. Tout le monde n’est pas obligé de s’aimer. Nous ne sommes même pas obligées de nous apprécier ! Nous avons juste vécu quelque chose de difficile… de fort. Nous avions besoin l’une de l’autre. On ne s’en serait jamais sorti seules. Mais maintenant… Nos chemins vont se séparer. Nous étions une passade dans la vie de l’autre. Une sacrée montagne russe, si tu veux mon avis ! Ça reste de beaux moments. Quelque chose que je chérirai à jamais. Parfois, il faut que ce soit court pour en apprécier la splendeur.

    Hera sourit. Une douce chaleur montait en son cœur, elle se sentait bien mieux. Certes, ses émotions étaient toujours aussi secouées que son soda, mais elle savait maintenant qu’elle n’était pas la seule perdue.

    – À notre courte relation amour-haine ! dit-elle en levant sa canette.

    Golly sourit et fit tinter son soda vide contre celui, plein, d’Hera.

    L’ange lui rendit son sourire et ouvrit la canette, ce qui libéra, inévitablement, le gaz et les bulles dans un pschiiiit bien mousseux. Ses vêtements et son visage en furent recouverts.

    – Je te l’avais dit ! hurla de rire Golly qui en tomba en arrière sur les draps.

    Elles avaient peut-être encore plein de différends à démêler, et trop peu de temps pour le faire, mais ces minutes allégèrent leur peine. Leur sensation d’être seules, même dans la plus bondée des foules.

    Elles discutèrent encore, de tout et de rien, et Golly se demanda si c’était ça, une soirée pyjama. Même s’il était deux heures de l’après-midi, c’était à peu près l’idée qu’elle se faisait d’une soirée entre amies, de futilités et de gamineries qui jamais ne seraient regrettées.

    Revinrent ensuite Humphrey et Ciel. Eux aussi, bien que trempés des orteils à la moindre mèche de leurs cheveux, avaient l’air d’avoir eu une des conversations les plus importantes.

    – Je veux aller voir le puits, dit Ciel, de but en blanc.

    Hera et Golly se redressèrent.

    – Vraiment ? Alors, on traverse, comme si on ne savait rien de tout ça ? demanda Golly, sans juger cette décision une seule seconde.

    Elle aussi était perdue et ne savait que faire.

    – Je ne sais pas, admit Ciel. Mais je veux voir le puits. Je veux le voir de mes propres yeux. Je veux prendre ma décision à ses pieds.

    Hera soupira :

    – Si ce sont des réponses que tu cherches, ce n’est pas là-bas que tu en auras, Ciel.

    Ciel secoua la tête :

    – Je le sais bien.

    – Il reste encore plusieurs jours de route, insista l’ange.

    – Je le sais, soupira Ciel, exaspérée. Mais… Je veux le voir. S’il vous plaît. Vous n’êtes pas obligés de tous venir si vraiment vous ne le souhaitez pas. Je vous comprends et j’accepte votre choix. J’ai juste besoin que l’un d’entre vous conduise la voiture. Vous n’êtes pas obligés d’entrer dans la grotte, si vous m’accompagnez, ni de m’attendre.

    Humphrey restait silencieux dans le couloir, mais il était évident qu’il serait le premier à la suivre.

    Golly regarda Hera, pour s’assurer qu’elles étaient sur la même longueur d’ondes, avant de répondre, avec un sourire :

    – Nous irons tous ensemble.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Howlett
Posté le 31/07/2021
Coucou chapitre 15, je suis en retard !

J'ai apprécié ce chapitre, le calme qu'il dégage après tout ce qu'on vient de vivre juste avant ! L'ambiance est apaisante et plaisante, j'aime énormément le fait que... tout soit calme et posé, notamment entre Golly et Hera, même après la révélation d'Hera. A ce sujet d'ailleurs, j'ai été assez surprise - je m'attendais à ce que ce soit l'inverse je pense ! - et je me demande s'il ne serait pas intéressant d'ajouter quelques... "indices" dans les chapitres du point de vue d'Hera, parce que dans ceux d'avant j'avais l'impression qu'elle était entre le : je déteste Golly la démone | je veux que ça s'apaise entre nous. Pas forcément dire qu'elle est amoureuse, mais appuyer l'ambiguïté de ses sentiments peut-être ?

Sinon j'ai vraiment adoré la scène qui "explique" (ou pas, justement) l'amour d'être amoureux. T'as même pas idée de comment ça me parle, surtout en ce moment, et je trouve ça génial de le lire, de lire que oui, l'amour de façon globale (mais ici, amoureux) est différent pour tout le monde, et que c'est impossible à réellement définir. Merci pour ce moment. ♥

J'essaye de passer sur le suivant au plus vite - ce soir peut-être, mais je peux rien promettre. Surtout n'arrête jamais d'écrire, parce que tu le fais bien. Du soleil sur toi. ♥
SometimesIwrite
Posté le 01/08/2021
♥♥
(Parfois, je ne sais pas quoi répondre, alors je mets des coeurs !)
Howlett
Posté le 01/08/2021
T'inquiète pas, t'es pas obligée de répondre tout le temps ♥
Vous lisez