Chapitre IX : Saphir (MAJ : 08/05/2022)

Evannah marchait dans l’obscurité en veillant à ne pas se faire remarquer. Elle frissonna et souffla de la vapeur dans l’air. La fatigue pesait sur elle depuis son entrée dans la cité et la rendait frileuse. L’odeur de vanille était encore présente, mais celle de l’humidité l’étouffait. Le parfum des fleurs venait se rejoindre à ce bal olfactif. La jeune fille adorait ces senteurs, mais elles indiquaient aussi que des damorials se trouvaient à proximité. Éclairée par des lampadaires en spirale, la grande rue était peuplée.

L’ambiance différait du caractère chaleureux de Meïlaa. Evannah maîtrisait tant bien que mal sa nervosité quand elle passait devant une bande ricanante d'hommes. Dans une maison éclatait un tonnerre d’insultes et de coups entre plusieurs personnes. L’une d’elles sortit en hurlant de fureur. Elle partit d’un pas rageur et Evannah s’arrêta pour ne pas la heurter. Evannah se fit la plus discrète possible, mais comment l’être alors qu’elle était entourée d'individus d’une espèce différente à la sienne ? Des groupes l'épiaient dès qu’elle passait devant eux et la dévisageaient. Leur langage embaumait intensément ses narines. L’étrangère pressa son allure en tentant de garder une fière posture. Elle évita des exilés qui couraient dans tous les sens avant d’arriver à destination.

La jeune fille tourna sur une ruelle et quitta ce remue-ménage. Elle soupira, soulagée, mais surtout énervée. Ces gens se comportaient de manière brutale ! Les récits de Meïlaa et d’Ééda l’avaient angoissée encore plus. Les damorials pouvaient se montrer sauvages et cruels à cause de leur situation. Evannah épia les environs pour s’assurer que personne ne l’avait suivie.

Loin devant elle s’élevait un énorme bâtiment dont la façade s’était effondrée. Des collines de débris l’entouraient et s’étendaient au-delà. La lumière n’était pas assez puissante pour observer l’ensemble et Evannah craignait que des damorials se cachent dans l’ombre, à régler de sombres affaires. Elle chassa cette idée de son esprit et s’avança avec prudence. À vrai dire, elle ne savait où aller. Un yotora n’était pas difficile à remarquer, mais les ruines s’éparpillaient à perte de vue.

Evannah était tentée de crier le nom de Saphir, mais n’importe qui pouvait surgir. Pourtant, les lieux semblaient déserts, ici. Elle marcha entre deux monts de gravats et s’arrêta quand elle aperçut l’ombre d’une grosse bête qui l’observait du haut d’un tertre.

– Qu’est-ce qu’une petite humaine fait au milieu de damorials ? s’étonna-t-elle.

Sa voix rauque et froide fit sursauter Evannah. La jeune fille bégaya, cherchant une excuse à sa présence ici. Le mastodonte s’approcha lentement d’elle. Sa lampe révéla la silhouette massive d’un renard aux poils d’argent.

S’il n’était pas aussi robuste, Evannah aurait pu le confondre avec un kirnel. Il ne possédait ni la grâce de ces peintres, ni leurs deux queues. Lui, il n’en avait qu’une. L’humaine savait que le nombre indiquait l’âge, chez son espèce. Celui-là était jeune, visiblement. Il la fixait avec une fierté glaciale. Son œil droit était crevé et barré d’une horrible cicatrice blanche. Blanche comme le sang des yotoras. Quant au gauche, il était aussi brillant qu’un saphir. Deux bois de cerf étaient plantés entre ses deux oreilles, mais l’un d’eux était brisé et abîmé.

Au fur et à mesure qu’il avançait, le yotora grandissait à vue d’œil. Une fois près d’Evannah, il se tenait sur deux pattes et son corps était plus humain. Il lui tendit une main préhensile que la jeune fille fixa avec appréhension.

– Allez, prends-la, dit-il avec douceur, c’est bien comme ça que vous vous dites bonjour ?

Evannah lui présenta sa main qu’il saisit avec vigueur. Son bras n’était qu’un bout de ficelle quand il la serra. Puis, sans prévenir, l’étranger lui toucha le nez avec son museau. La jeune fille écarquilla les yeux et sentit ses joues s’embraser.

– Chez nous, c’est notre manière de se saluer, lui expliqua-t-il avec un sourire qui fit fondre la glace de leur rencontre.

– Je… je m’appelle Evannah.

– Et moi, Saphir. Adamantin Saphir.

Il lâcha la main de l’humaine qui aurait pu ouvrir ses paupières encore plus grandes si elles n’étaient pas à leur maximum. Le yotora avait prononcé le mot « Adamantin » avec orgueil. Comme l’avait dit Ééda, Saphir vivait dans les hauts étages de sa meute.

Les deux inconnus se fixèrent. Des questions pullulaient dans la tête d’Evannah qui tenta d’en saisir une pour commencer une conversation.

– Et qu’est-ce que tu fais ici ? la devança Saphir.

– Et bien… c’est compliqué.

Le yotora n’était pas satisfait de sa réponse. La curiosité qui se reflétait dans son regard était si insistante qu’Evannah bredouilla :

– J’ai… je suis tombée de Cano'orah. Je me suis promenée sur des plateaux créés par des kirnels.

– Les kirnels sont imprévisibles, dit Saphir, un peu amusé. Même les yotoras ne savent pas à quoi ils pensent. Pourtant, nous sommes leurs enfants.

L’humaine opina de la tête en lui rendant son sourire. Ces majestueux canidés naissaient des statues que sculptaient les renards artistes. L’âme s’infiltrait dans le poitrail du nouveau venu et changeait ainsi la pierre en chair. Malgré leur conception atypique, les yotoras grandissaient comme n’importe quel être.

– Vous êtes capable de les appeler pour remonter sur Cano'orah ? demanda Evannah d’une voix timide.

– Tout à fait. C’est pour ça que tu me cherchais, n’est-ce pas ? devina Saphir avec un sourire en coin.

– Euh… oui.

Le yotora reprit sa forme animale et s’assit face à Evannah. Même dans cette position il était immense.

– Je ne resterai pas dans ces grottes éternellement, déclara-t-il. Je veux bien t’aider. Tu es toute seule, ici ?

– Je suis accompagnée d’un autre humain, répondit la jeune fille.

– Et qu’est-ce que vous faites, ensemble ?

Evannah allait encore esquiver la question, mais elle savait que c’était inutile.

– Nous voulons aller dans Leïvron.

– Leïvron ? Tu n’es donc pas au courant de la situation.

– Si, si ! Mais je dois y aller !

Le grand loup plissa les yeux et eut un mouvement de recul.

– Mais dans quel but ? s’étonna-t-il.

Evannah hésita. Les yotoras vivaient dans un monde nébuliste, un monde qui privilégiait les Nébuliens et qui condamnait les Fluviens. Tout le contraire de Mitrisiane. Elle craignait que Saphir la rejette, mais elle était incapable de mentir.

– Je dois aller modifier mes Nebulas, répondit-elle, tristement.

– Mais pourquoi ?

Elle s’y attendait : Saphir en était presque interdit et il allait être de plus en plus pointilleux.

– J’ai… j’ai eu un accident et elles ont changé.

– Un accident ? Comment ont-elles pu se métamorphoser accidentellement ?

Elle porta sa main à sa poitrine, à l’endroit exact où se situait la blessure qu’avait soignée Meïlaa. Ah ! Si seulement cette preuve était restée !

– Je suis sortie d’une soirée, ce jour-là, expliqua-t-elle dans un profond désespoir. Je voulais tout simplement rentrer dans ma chambre d’université. Puis un objet de cristal est tombé à mes pieds, a explosé et un morceau, aussi fin qu’une aiguille, est entré dans mon cœur. Je ne suis plus Fluvienne depuis.

Saphir la fixa longuement. Evannah savait que son histoire était étrange et le yotora allait la bombarder de questions pour dévoiler une vérité plus crédible.

– Depuis combien de temps as-tu eu cet accident ?

– Depuis un mois environ, répondit Evannah.

– Je vois. Ce n’est pas une modification ordinaire. Si c’était le cas, tes Nebulas seraient revenues à la normale dès deux semaines ou moins. Tu es adulte, je suppose ? (La jeune fille opina de la tête pour confirmer). Mais ce n’est pas Ibyulis qui t’aidera. Notre société est trop nébuliste, comme tu le sais. Réguler une Nebula est un acte humiliant contre les criminels. Et peu de personnes voudraient aider une Nébulienne artificielle.

– Et si Leïvron est en danger, où est-ce que je pourrais aller ?

– C’est très difficile de demander une modification nébulienne quand on est un errant. Les mondes qui l’autorisent ne le feront pas gratuitement, tu le sais bien. Le seul endroit dans Leïvron où tu auras peut-être les moyens est Maciurim.

Evannah approuva. Maciurim était une dimension où les couleurs étaient une monnaie. Il serait plus facile d’obtenir ce qu’elle désirait.

– Mais Maciurim est sous l’emprise d’un mal, dit Saphir. Il te sera impossible d’y aller.

– Quoi ? Lui aussi ? Vous l’avez vu, donc ? s’enquit Evannah, le souffle coupé.

– Oui. J’y ai même échappé. Si je suis arrivé ici, c’est parce que je ne voulais pas qu’il se répande dans Ibyulis.

Evannah s’assit sur un morceau de mur et le questionna à son tour :

– Est-ce que Mosdrem est aussi terrifiant et incontrôlable qu’on me l’a dit ?

– Insaisissable, la reprit Saphir. C’est le mot qui décrit parfaitement cette... chose. Elle a dévoré mes ennemis et mes amis sous mes yeux. J’étais le seul à m’en être sorti. Cette chose n’était qu’obscurité. Une ombre qui s’étendait dans Maciurim et qui emprisonnait les êtres en elle. Je lui ai échappé de peu grâce à une jeune… Nébulienne. J’ignore comment. J’étais inconscient quand l’obscurité allait fondre sur moi. Mais je me souviens toujours de ces voix qui hurlaient et qui pleuraient dans son ventre.

– Vous avez eu une chance immense.

– Je ne sais plus si j’ai eu de la chance. J’ai fait une violente chute en lui échappant. Ma nouvelle amie m’a soigné et m’a expliqué la situation. Ixarian a été la première dimension à être victime de ce fléau, après la destruction d’une cité de réfugiés. Ces derniers – du moins, les survivants – ont fui dans d’autres mondes. Dont Ibyulis. J’avais entendu parler de damorials sur l’archipel Garyon. Comme je voulais absolument enquêter sur cette obscurité, j’ai emprunté un portail pour atterrir ici. J’en ai appris plus sur Mosdrem et je suppose que tu sais les mêmes choses que moi.

Evannah hocha vivement la tête, troublée par le récit de Saphir. Elle se redressa, les yeux brillant de détermination.

– Écoutez, dit-elle avec fermeté. Votre histoire est très inquiétante, mais je suis prête à vous suivre dans Leïvron.

Le yotora recula, surpris par une décision aussi suicidaire.

– Je refuse de te mener vers la mort, rétorqua-t-il, catégorique.

– Si je n’y vais pas, je mourrai à cause de mes Nebulas !

– Mosdrem dévore les personnes. Comme je te l’ai dit, elles hurlent et elles pleurent. Je ne veux pas qu’il t’arrive le même sort.

– Je n’ai plus rien à perdre !

Le guerrier la fixa, impassible face à ses larmes naissantes.

– Non, je ne t’emmènerai pas là-bas. Je veux bien te mener sur Cano'orah, mais pas plus loin. Tu trouveras une solution à ton problème, j’en suis certain.

Bouillonnante de rage, Evannah serra les poings.

– Saphir, vous savez que c’est la seule option ! Je dois y aller !

– Pour moi, c’est non ! Ton âme sera prisonnière dans le ventre des brumes noires ! Ne fais pas de bêtises, Evannah.

– Je n’ai pas le choix ! Et peu importe ce qui se trouve dans Maciurim, j’irai toute seule si personne ne veut m’aider !

– Je ne te laisserai pas y aller ! Personne ne t'autorisera à entrer dans Leïvron !

Haletante de fureur, la jeune fille le fusilla de ses yeux larmoyants et le quitta sans dire un mot. Saphir la regarda s’enfoncer dans les ruines alors que les ténèbres l’enveloppaient.

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maanu
Posté le 07/05/2022
Hello !
C’est très beau, cette naissance des yotoras à partir de statues :) Et c’est très sympa de rencontrer une nouvelle espèce, d’autant que le représentant que tu nous présentes ici m’a tout l’air d’être un personnage très sympathique
J’aime beaucoup aussi l’idée de ce monde où les couleurs sont une monnaie. Décidément ton monde est truffé d’idées très poétiques !
Et enfin quelques infos sur l’accident d’Evannah, ça donne envie d’en savoir encore un peu plus ;)

Comme d’habitude, petit relevé des petites coquilles que j’ai pu trouver :
- « Evannah était tenté de crier le nom de Saphir » → « tentée »
- « – Si ! Si ! Mais je dois y aller ! » → tous ces points d’exclamation, ça donne un peu l’impression qu’elle se met à crier, tout à coup ^^ Peut-être que noter « Si, si ! » adoucirait un peu son ton ?
- « Si c’était le cas, tes Nebulas seraient revenues à la normale dès deux semaines ou moins, puisque tu es adulte, je suppose (la jeune fille opina de la tête pour confirmer). » → La phrase est un peu longue et alambiquée, je trouve… Je pense qu’il faudrait rajouter un point d’interrogation après « je suppose », et mettre une majuscule à « la jeune fille ».
- « – Est-ce que Mosdrem est aussi terrifiant et incontrôlable comme on me l’a dit ? » → « qu’on me l’a dit »
- « Ma nouvelle amie m’a soigné et m’a expliqué de la situation » → un « de » en trop ;)
- « Personne ne t'autorisera entrer dans Leïvron ! » → il manque le « à »
- « Haletante sous la fureur » → je crois que l’expression fait un peu bizarre… Je mettrais plutôt soit « Haletante de fureur », soit « Haletante sous l’effet de la fureur »

Voilà pour ce chapitre, à bientôt !
DraikoPinpix
Posté le 08/05/2022
Coucou ! Je suis heureuse de voir que ça te plaît de plus en plus au niveau de l'univers :)
Et merci pour ces remarques. Malgré de nombreuses relectures, j'arrive toujours à manquer certaines coquilles ^^'
A bientôt !
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