Chapitre IX

Notes de l’auteur : Où Roger échappe à un triste sort grâce à Canimo et découvre une étrange contrée

- M’aimes-tu ? 

- Oui, je pense. 

- Non, ce n’est pas assez, dis-moi que tu m’aimes. 

- Alors, ça doit être vrai si tu le dis, je t’aime. 

- Oh Roger, je suis si heureuse ! Embrasse-moi… 

Il se pencha pour l’embrasser et se ravisa soudainement lorsque Mme Wonder surgit dans la chambre d’été de Bernadette, furieuse, sommant Roger de quitter les lieux sur-le-champ ! Il se réveilla en sursaut. Roger souffrait de migraine et de nausée, son occiput encore endolori par le coup qu’il avait reçu quelques heures plus tôt ; l’air iodé, l’atmosphère humide et le léger crachin de la matinée l’aidaient à reprendre ses esprits. Seul le roulis de l’eau ralentissait quelque peu son réveil, la météo du large tirait Roger de sa somnolence. Il se tint aux montants du canot de sauvetage pour s’asseoir et d’un seul coup, il prit conscience de l’endroit où il se trouvait… Un bateau à peine plus grand qu’une petite voiture, perdu en plein milieu d’un lac, d’une mer, d’un océan, il ne savait où ! Il s’agita, regarda autour de lui, chercha de l’aide, songea à plonger pour retoucher terre le plus vite possible avant de se constater qu’il ne percevait aucune terre à l’horizon. Il s’égosilla, appela à l’aide, fit de grands gestes dans l’espoir qu’on puisse le voir, l’entendre, le secourir.

- Du calme, du calme ! Je viens de te sauver la vie, et tu veux déjà nous tuer !

Roger n’avait pas encore remarqué la présence de Cánimo, cela le rassura un peu et il accepta de s’asseoir dans un silence prudent. Passé le choc de ce réveil, un flot d’images horribles assaillit son esprit : Oh mon Dieu, le professeur Foolish ! En prononçant son nom, Roger venait de poser toutes les questions possibles : cela avait-il été vrai, était-il mort de cette façon, n’était-ce pas un affreux cauchemar en fin de compte ? À la mine désolée de Cánimo, Roger comprit. L’ignoble s’était produit et tout cela s’était déroulé sous ses yeux. Il s’effondra, Cánimo le laissa exprimer son chagrin, veilla à toujours donner les faits les moins pénibles quant aux circonstances de cette terrible nuit. Et puis, très vite, vinrent les interrogations que le Chilien redoutait le plus : Pourquoi était-il toujours en vie ? Pourquoi avaient-ils choisi de tuer son professeur ? Pourquoi l’avoir épargné ?

Le sort. Ce furent les premiers mots de Cánimo, il ne s’expliquait pas l’affaire autrement. Comme Roger le savait, sa tête et celle de son professeur étaient mises à prix aux État-Unis. Alors, quand El Atormentador avait appris que son cartel les détenait, il s’était empressé de contacter directement Konrad Wonder pour négocier le montant de la prime. Les discussions avaient traînées car Wonder voulait récupérer et Roger, et le professeur vivants alors que les deux colosses de la frontière réclamaient leur exécution. Il avait fallu des jours pour trouver un compromis : l’un serait livré mort, l’autre vivant ; pour les détails, le hasard déciderait… Dans ce marché morbide, la chance avait épargné Roger et nulle autre chose.

- Alors, tu vas me livrer à Konrad Wonder.

- El Atormentador le croit.

- Ce n’est pas le cas ?

D’un geste de la main, Cánimo indiqua une fumée noire au large, elle venait d’un ferry dont le cartel se servait pour toute sorte de trafic à destination de San Francisco. La remise de l’otage avait été confiée à Cánimo et le Chilien avait vu là un premier manque de vigilance de son commanditaire. La responsabilité d’une transaction à l’étranger, par la mer, lui donnait une occasion de fuir et il avait décidé de la saisir. Cánimo avait profité de la nuit et de l’assoupissement de l’équipage pour piéger le bateau, voler des semaines de ration, enlever Roger et prendre la fuite via un canot de sauvetage. Il avait ramé toute la nuit pour s’éloigner le plus possible du navire et il ne s’estimait toujours pas tiré d’affaire puisque la fumée de leur embarcation d’origine était toujours visible à l’horizon ; ils étaient, eux aussi, toujours à portée de vue…

- Un ferry pour San Francisco, releva Roger.

- C’est cela !

- Mais attends voir...

- Le Pacifique, Roger, nous nous trouvons dans le Pacifique.

***

Roger demeura interdit plusieurs minutes. Il peinait à imaginer la réalité de cette situation incroyable : une barque en plein milieu du Pacifique avec pour seule compagnie, un complice des meurtriers de son professeur. Une pulsion rageuse lui traversa l’esprit. Sans prévenir, il se jeta sur Cánimo, le renversa, saisit son cou de ses deux mains, et le pressa avec force. Quelque chose venait de s’effondrer, un monde de certitude venait d’imploser, et cela produisait chez lui un mélange de panique, de colère, de chagrin, de désespoir et la seule façon qu’il avait trouvé pour exprimer tout cela, était d’ajouter du chaos au chaos, un mort aux morts. Cánimo, surpris par cette agression, ne tenta même pas de résister à la force de Roger, et alors que l’air commençait à lui manquer, il glissa la main à sa ceinture, en sortit le colt du professeur, leva le bras et tira en l’air. Roger lâcha prise, se mit debout, leva les mains en l’air.

- Je viens de te sauver la vie, et tu veux déjà nous tuer ? répéta-t-il

Et comme le Chilien devinait la détresse qui s’emparait de Roger, Cánimo argua qu’il n’avait rien pu faire d’autre sinon le sauver, lui uniquement ! Toute autre tentative d’évasion les aurait conduits à se faire tuer tous les trois, El Atormentador devait avoir l’illusion que son contrat avec le représentant Wonder allait être rempli ; jusqu’au ferry, il n’avait pas vu d’autre brèche pour s’échapper. Le professeur était mort, et ils étaient encore deux à être vivants et il fallait voir dans cette tristesse une chance. Roger ne put rien répartir, hormis un « Merci » timide, murmuré du bout des lèvres. Le reste de la journée, il se réfugia dans le silence.

La barque dériva durant plusieurs jours, la mer était calme et l’air doux et Roger se montrait de moins en moins taciturne, il confiait ses états d’âmes, ses frustrations, son désespoir à son compagnon de fortune. Cánimo accueillit ses confidences avec la sollicitude d’un ami inquiet. Roger s’y réfugia tant il avait été privé de cette écoute sincère depuis qu’il avait quitté Fucker-the-Monk. S’il avait pu dormir dans les oreilles de Cánimo, il l’aurait fait.

Un jour, Roger posa la question qui scella définitivement leur amitié :

- Tu aurais pu t’échapper, tout en laissant les autres me livrer à Wonder. Cela aurait rendu ta fuite plus sûre : je suis moins rusé, moins débrouillard, trop inexpérimenté pour ce genre de vie. Je vais te ralentir.

- C’est vrai, pourtant tu as la grandeur d’âme suffisante pour survivre à mon monde.

- Vraiment ?

- Tu aimes Bernadette comme j’aime Anna. Cela fait de nous deux hommes similaires : nous aimons éperdument et nous sommes prêts à tout pour les retrouver.

Cánimo pesa soigneusement ses mots.

- Je pense que nous pouvons être solidaire l’un, l’autre. Aide-moi à retrouver Anna et je t’aiderai à retrouver Bernadette.

La discussion se termina sur ce serment. Ils se serrèrent la main, graves, Anna, Bernadette ; Bernadette, Anna. À la vie, à la mort.

***

Ils perdirent la notion du temps et ne surent dire s'ils dérivaient depuis des semaines, des mois ou des années. Leur teint se rembrunissait, leurs lèvres, prises par le sel, formaient deux larges bandes blanches qui leur barraient le visage et leurs silhouettes devenaient jour après jour de plus en plus rachitiques. Quand les provisions se tarirent, ils se crurent promis à une mort certaine. Ils économisaient leur énergie comme ils le pouvaient, tâchaient de demeurer immobiles le plus longtemps possible malgré l’inconfort de leur embarcation.

Ils perdirent la notion du temps et ne surent dire s'ils dérivaient depuis des semaines, des mois ou des années. Leur teint se rembrunissait, leurs lèvres, prises par le sel, formaient deux larges bandes blanches qui leur barraient le visage et leurs silhouettes devenaient jour après jour de plus en plus rachitiques. Quand les provisions se tarirent, ils se crurent promis à une mort certaine. Ils économisaient leur énergie comme ils le pouvaient, tâchaient de demeurer immobiles le plus longtemps possible malgré l’inconfort de leur embarcation.

Soudain, un oiseau passa au dessus de leur canot. Roger n’y prêta pas attention mais Cánimo sut d’emblée ce que signifiait la vue de ce volatile : une terre se trouvait à proximité. Il répéta ces mots plusieurs fois, ivre de bonheur : une terre se trouvait à proximité ! Ils seraient secourus, ils vivraient, ils retrouveraient un jour leurs bienaimées, la vie était encore possible ! Cánimo guetta le vol d’autres volatiles pour savoir dans quelle direction il devait diriger la barque. Un albatros, une mouette, un goéland apparurent quelques heures plus tard, tous venaient de l’ouest. Ils sortirent les rames et souquèrent le plus fermement qu'ils purent, jusqu’à la tombée de la nuit ; la côte ne se présenta jamais. Dans l’obscurité, Roger et Cánimo se réfugièrent dans un silence amer tant leur déception était grande. Ils étaient éreintés, affamés, assoiffés et la terre promise ne s’était toujours pas présentée à leurs yeux. Cánimo se demanda s’il n’avait pas rêvé, si les oiseaux qu’ils avaient vus, n’étaient pas, en réalité une hallucination, un mirage que l’on se fait avant de mourir.

Ils passèrent une nuit épuisante : tiraillés entre le sommeil et la faim, la tentation de se laisser partir et les sursauts de survie, le désespoir de l’abandon et la quiétude de l’éternité. Ils ne verraient plus jamais l’aube poindre à l'horizon, ils le crurent. Pourtant, à l’est, le soleil fit apparaître ses rayons et les tira de leur torpeur. Ce qu’ils virent alors, dépassa leur entendement. Des quelques oiseaux qu’ils avaient observés la veille, il y en avait désormais une centaine, des milliers, une centaine de milliers… et toujours aucune terre à l’horizon. Certains oiseaux se posaient sur l’eau, d’autres voletaient autour du canot et d’autres encore… marchaient. Ils marchaient d'une allure gauche et lourde. Leurs pâtes s'enfonçaient dans une nasse visqueuse et en ressortaient verdâtres, recouvertes d'un liquide grumeleux. L’air iodé avait laissé place à une odeur plus âcre : elle vint taquiner les gorges des deux naufragés et leur provoqua de soudaines et violentes nausées. Ils les réprimèrent en se retenant de vomir car dès lors, leurs forces se seraient amenuisées pour de bon. Ils mirent bien du temps à se familiariseravec cette atmosphère pestilentielle, puis comprenant qu'ils étaient arrivés dans un endroit bien curieux, Cánimo tenta de donner un coup de rame pour faire machine arrière, mais celles-ci lui parurent bien plus lourdes que la veille. Les perches de métal firent remonter à la surface des algues poisseuses et moult poissons morts accentuant encore les émanations putrides qui régnaient en ce lieu et attirant les oiseaux qui se jetaient sur cette pitance providentielle. En observant les volatiles courir ainsi, à même la surface de l'eau, Cánimo songea qu'il devait être possible d'en faire de même. Il appréhenda longuement les corps des poissons en état de décomposition avant de mettre un pied en dehors du bastingage : sa jambe s’enfonça si profondément dans ce limon artificiel qu’il en prit peur et fit machine arrière pour rester à bord. Roger, quant-à-lui, attendit que les oiseaux eurent terminé leur agape morbide avant de tenter sa chance hors de l’esquif. Il eut plus de succès. L’endroit où il se trouvait était un peu plus vaseux, la surface sur laquelle il semblait poser le pied était flasque ; lorsqu’il plongea le second pied, il prit conscience qu’il se tenait debout sur une bâche en résine grande de plusieurs mètres carré. Toutes sortes de détritus se retrouvaient par dessous la bâche et la faisaient flotter, il y en avait tellement que Roger put faire quelques pas dans l’eau sans risquer de sombrer. Il aperçut une planche de bois non loin de lui, il se dirigea dans sa direction et les quelques pas qu’il fit pour l’atteindre, charrièrent à la surface une multitude de copeaux, de bouteilles en polyester et autres polymères plus ou moins toxiques. Quand il atteignit la planche de bois et s’y allongea sur le ventre, à la manière d’un surfeur, pour explorer les lieux. En plongeant ses mains dans l’eaupour faire avancer sa planche, il en ressortait des poignées de mélasse étrange : huile de moteur, essence, et autres matières hydrocarbures stagnaient et s'aggloméraient à de très fins résidus de plastique. Il pénétra dans un essaim de mouches, elles se régalaient des carcasses gisantes à la surface de l’eau : mammifères marins, tortues géantes, cormorans, ibis blancs ; Roger en croisait de plus en plus au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans cette étrange contrée. Certains squelettes éventrés révélaient au ciel ce qui les avait tués : tissus en nylon, bouchons de soda, morceaux de métal... Les oiseaux vivant encore se régalaient de ce festin funeste ; dans la brume, leurs silhouettes n’étaient plus que des ombres et leur vol, tournoyant au-dessus de leur lugubre territoire, paraissait à la danse macabre des vautours. Ce cimetière glacial s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres où tout n'était que mort et désolation.

En remontant à bord du canot, Roger, les habits visqueux et la peau repoussante, communiqua à Cánimo ce qu'il venait d’explorer d'un regard épouvanté. Ils ne survivraient pas longtemps sur ce terrain hostile... à moins qu'ils ne soient déjà morts. S'ils étaient morts, alors leurs âmes reposaient en enfer ; s'ils étaient vivants, alors l'enfer se trouvait ici, sur Terre, une terre qui n'en était pas vraiment une, une terre errante au milieu de l'océan.

Cánimo tenta un autre coup de rame pour fuir et le canot avança à peine ; il fallait autrement plus de force pour mouvoir l'embarcation or celle-ci manquait chez Cánimo comme chez Roger, trop affaiblis par leur dérivation sans fin. L’Américain s’endormit peu de temps après son exploration, éreinté, gros de désespoir et de ce qu'il avait compris – il mourrait ici, son corps servirait de pitance aux oiseaux, on l'oublierait – et le sommeil l’emporta sans lutte, comme la pluie survient fatalement au beau milieu d'un ciel lourd.

- Nous vivrons heureux, Roger.

- Oui, ma fille. Nous le serons.

- Veux-tu que je te serve un nouveau verre de whisky ?

- Tu lis dans mes pensées. Oui, j'en veux bien un nouveau.

- C'est parce que je suis amoureuse, je pense.

- Tu es adorable.

- J'aime ce bungalow, je voudrais vivre ici tout le temps.

- Nous partirons demain.

- Oh non. Roger, restons un peu. Nous sommes si bien ici.

- Nous partirons demain. D'ailleurs regarde, l'hôtel prend feu.

- Oui, je sens l'odeur de la fumée.

- Je la sens aussi.

Un mouvement d'ombre et de lumière. La chaleur. La fumée... le feu ! Le feu ! Le canot de sauvetage prenait feu ! Roger se réveilla d'un bond, chercha l'origine de l'incendie : Cánimo se tenait face à lui, deux fumigènes dans les mains, le visage rougi par les flammes qu'il tenait au bout des bras, un sourire large aux lèvres, il faisait balancer ses bâtons incandescents de bâbord à tribord pour créer des mouvements de fumée, manquant parfois de les faire chavirer. Roger crut que le Chilien avait décidé, dans un coup de folie, d'en finir ; tout espoir de survie étant perdu, Cánimo s'était, semblait-il, résolu à mettre un terme à leurs existences en les réduisant en cendres. Dans un geste de panique, Roger empoigna son compagnon par le col de son vêtement.

- Que fais-tu ?

- Je pourrais te poser la même question, rétorqua Roger.

- J'appelle à l'aide.

- Tu appelles à l'aide ?

- Derrière toi, les lumières d'un navire, au loin.

Roger n'en crut pas ses oreilles. Il relâcha son compagnon de fortune et se retourna pour voir s'il disait vrai. Un bateau faisait effectivement cap vers leur esquif. Les lèvres tremblantes, les yeux embués de joie, ses jambes fléchirent de félicité ; ils étaient sauvés pour de bon.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez