CHAPITRE IV – Une tempête d’étoiles entre les arbres - Alessia et Maria - Partie 6

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Presque deux fois plus massive que le grand ours-gorille, la créature était si imposante qu’elle faisait trembler le sol en trottinant, excitée à l’idée du repas d’où devait s’élever autant d’échos.

Évidemment, ils s’écartèrent aussitôt pour essayer de l’éviter, mais le mutant les avait déjà vus et accéléra encore sa charge, de manière à tuer au plus vite pour reprendre sa route vers le festin. En clair, il s’agissait précisément du genre de mutant qu’Ippazio ne voulait pas rencontrer, les plus voraces et puissants qui se révèlent aussi être les plus agressifs et meurtriers – le genre de spécimen qui s’abat normalement à l’aide d’une amarre ou d’explosifs, pas au sabre ou à la balle. Celui-ci ressemblait presque trait pour trait au grand ours simiesque, si ce n’est l’écart de taille, de poids et, surtout, cette puissante queue osseuse qu’il agitait pour stabiliser sa course et protéger son dos. C’était une véritable forteresse vivante qui fondait sur le groupe, à tel point que Théo dut prendre Alessia dans ses bras pour échapper à la course furieuse.

Mais la bête ne comptait pas en rester là, elle enfonça immédiatement ses pattes dans le sol pour freiner son élan, et faire volte-face devant Andrés et Ippazio.

— Je peux l’occuper. Mais je ne le vaincrai pas seul. » confia le Génois à son cher ami, encore plein d’espoir.

— Nous n’avons pas à le vaincre. Reculons calmement, il est du côté de son repas. Il va bien nous - » commença-t-il à expliquer en faisant quelques pas en arrière, lorsqu’il fut interrompu par le hurlement caverneux de l’ours mutant qui les toisait d’un regard menaçant, poussant Ippazio à se décider.

— Occupe-toi d’Alessia. Vous réfléchirez à un moyen avec elle, j’ai besoin de Théo avec moi. » ordonna-t-il pour que Théo ne lui réponde depuis l’autre côté du monstre. « Parfait, essayons de nous créer des opportunités ! Notre objectif, c’est la nuque, le cerveau, ou le cœur. Garde tes balles pour ces cibles-là et seulement celles-là ! » lui détailla le chasseur de démons, avant que le Portugais n’ajoute qu’il fallait faire vite – tandis qu’il faisait prudemment le tour pour rejoindre Alessia. « Prêt ? » finit-il par demander en sortant son imposant fusil, modifié par ses soins et doublé d’une solide baïonnette.

— Je te suis. » lui répondit Théo en rôdant sur la gauche du monstre, avec un simple sabre et un revolver au calibre bien trop petit.

 

Sans attendre, les deux chasseurs s’approchèrent de la bête pour la mettre sous pression, pour la harceler jusqu’à ce qu’elle commette une erreur ou expose l’un de ses flancs qu’ils venaient menacer à tour de rôle, juste assez pour qu’elle ne sache plus où riposter.

Bien sûr, elle faillit les emporter à plusieurs reprises, mais au fur et à mesure des secondes, ils arrivaient à maintenir le rythme, à faire monter la tension en elle ou l’excitation du LM en eux, tel qu’Ippazio l’apprit au Français. Face à un prédateur pareil, c’était probablement la meilleure tactique à adopter s’ils voulaient en venir à bout, seulement ça n’était pas la plus rapide, et c’était bien tout ce qui comptait pour Alessia à ce moment. Pire, elle croyait reconnaître le petit vallon d’où était descendue la bête, c’était le dernier avant d’apercevoir la grotte, il ne devait pas y avoir plus de quatre ou cinq cents mètres jusqu’à cette dernière. Les enfants sont peut-être en danger en ce moment-même, pendant que je reste immobile si près du but, se lassait-elle en regardant ce combat qui s’éternisait toujours plus à chaque échange, jusqu’à ce qu’elle finisse par confier son hésitation à son confrère. Je te comprends, mais ça n’est pas forcément une meilleure idée, dut-il lui répondre, non sans avoir réfléchi pour ajouter que c’était prendre le risque d’attirer la créature près de la caverne, elle pourrait te suivre en te voyant t’écarter comme une proie facile.

Néanmoins, Andrés ne comptait pas rester les bras-croisés non plus, puisque la bête n’était plus seulement dos à lui, elle était également sur le point de craquer. Alors il profita de cette occasion pour lui tirer une balle dans l’échine, si soudainement qu’elle ne put s’empêcher de se retourner instinctivement vers lui. Et lorsqu’elle le fit, Théo saisit lui-aussi sa chance, afin de venir trancher les tendons d’un genou de sa proie. Furieuse, elle fit volte-face d’un seul geste pour le faucher, sans y parvenir, ni surveiller le troisième chasseur qui s’élançait à son tour. Aussitôt, dès qu’elle eut pris appui sur sa large queue osseuse, Ippazio plongea profondément sa baïonnette dans sa nuque, jusqu’à ce que son canon ne touche l’os où il grava une, deux puis trois balles, avant que les convulsions de la créature ne l’envoient enfin au sol. Foudroyée par la douleur et le choc, elle était alors tellement sonnée qu’elle chancelait encore lorsqu’il se releva en toute hâte, couvert par les tirs d’Andrés et bientôt ceux du Français, après que ce dernier eut épaulé son fusil pour viser au mieux. Pourtant, malgré le déluge qu’ils déchainèrent sur lui, le grand ours simiesque tenait bon, sur ses deux pattes arrière qu’il parvint bientôt à renfoncer dans le sol, protégé par les deux bras puissants qu’il finit par opposer aux munitions des trois hommes, sans cesse plus proches d’en tomber à court.

Arrêtez de tirer, s’apprêtait donc à leur crier Ippazio, lorsqu’un rugissement caverneux inattendu résonna par-dessus la fusillade, avec une vigueur si forte qu’il fit taire les canons en un instant. Surpris, le grand mutant comme les chasseurs tournèrent ainsi leurs regards vers la source du cri, exactement là où se trouvait l’amarre d’Andrés, désormais réduite à l’état de métal fumant des échos qui l’abandonnaient. La Meute Cendrée était alors en train de se disperser pour laisser place au premier ours simiesque vu par le groupe, celui qui avait déjà dévoré un mutant de Fatima, et qui raflait décidément tous les bons repas de cette nuit. D’ailleurs, le retentissement de son hurlement retombait tout juste lorsqu’il arriva devant les restes du petit réservoir de LM, dont le revêtement métallique avait fini par céder sous les mâchoires des hyènes. Quant au confinement de verre qui le séparait du précieux liquide, il eut tôt fait de rompre quand il vint y croquer à pleines dents, sans se soucier de la douleur, ni du silence qu’Andrés vint presque aussitôt briser. Sans se démonter, il tira une balle juste au pied du grand mutant, presque au ras de ces orteils, tout en le fusillant d’un regard qui mit la bête blessée mal à l’aise, à la fois nerveuse et frustrée. Évidemment, elle jeta un dernier coup d’œil au repas qu’elle venait de perdre, à son concurrent qui se redressa d’un air prêt à défendre sa prise, jusqu’à ramener sa mine déçue vers les chasseurs. En clair, elle était venue pour rien, et elle parut se faire à cette idée quand elle se mit à reculer très légèrement, tout en battant furieusement le sol pour voir qu’Ippazio n’en tremblait qu’à peine, que ces chasseurs étaient prêts à l’achever si elle revenait à l’assaut. Alors, après une dernière attention lancée à l’amarre que l’autre mutant léchait goulûment, elle abandonna le combat et détala à toute vitesse dans la direction d’où elle était venue.

Dans la foulée, les trois hommes crurent pouvoir relâcher un peu de pression, mais Alessia les interpela aussitôt sur une voix plus paniquée que jamais.

— Il va vers la grotte ! » s’écria-t-elle en commençant à courir dans le sillage du monstre, immédiatement suivie par les autres.

 

Chacun courut du plus vite qu’il put et, très vite, les deux chasseurs dépassèrent les scientifiques, seulement ça ne suffisait pas à rattraper la bête.

Sous les yeux désespérés d’Alessia, le mutant prenait exactement le chemin du refuge des enfants, comme si c’était précisément là-bas qu’il comptait se rendre après s’être fait prendre l’amarre, et personne ne semblait pouvoir l’en empêcher. Comprenant qu’il n’arriverait pas à le rattraper, Ippazio ralentit pour ajuster sa visée et tirer dans les puissantes pattes du monstre, mais il parvint tout juste à le faire trébucher, à peine de quoi le ralentir dans sa course vers l’épicentre des échos.

— Merde ! T’as rien d’autre ?! » s’exclama Théo en se retournant fugacement vers Ippazio.

— Non, mais toi, fais un truc bordel ! » s’énerva-t-il en s’empressant de remettre une balle dans son fusil, tandis que la créature atteignait enfin le seuil de la grotte, d’où s’élevèrent des cris d’enfants terrorisés et pris au piège.

 

Impuissante et en larmes, Alessia ne pouvait plus que tomber en prière quand elle vit la créature plonger sa patte dans la cavité pour saisir l’un d’eux.

C’était le mieux qu’elle puisse faire à ce moment, implorer Dieu de donner à ses compagnons la force d’arrêter ce cauchemar d’une façon ou d’une autre. À vrai dire, elle n’était même plus capable d’ouvrir les yeux, tant les cris allaient suffire à graver les derniers instants des enfants dans son esprit, des cris qui la hanteraient pour le restant de ses nuits. Mais cette fois, ni Dieu, ni un chasseur inconnu n’intervint pour la sauver, et les hurlements de la bête redoublèrent de nouveau, lorsqu’une lumière vint percer les paupières du Cœur Astral. De la grotte jusqu’à l’horizon, un éclair blanc transperça la forêt dans un grésillement sourd, fusant juste à côté d’elle et ses compagnons pour effacer toute vie sur un rayon large de six mètres. La lueur était même si intense qu’elle ramena le jour sur Fatima durant plusieurs secondes, avant de s’évanouir en fins cristaux, pâlissant lentement tandis que toute la forêt plongeait dans le silence. Toute la faune sur sa trajectoire avait ainsi disparue, sans laisser la moindre trace, ni os, ni cendre, ni fumée, ni son. Quant aux végétaux, ils perdirent aussitôt toute opacité et verdure, faisant apparaître leurs veines et l’ensemble de leur organisme interne, pour ne retrouver leur état normal qu’au fil des secondes. Puis, soudain, une clameur de chants et de cris s’éleva dans l’ensemble des bois, reprise par tous les animaux encore sains des environs et par les enfants soulagés, tandis qu’aucun mutant n’osait plus faire résonner sa voix.

D’ailleurs, les mutants n’étaient pas les seuls à rester choqués par ce déchaînement d’énergie, cette concentration d’échos de LM plus condensée que tout ce qu’ils avaient pu voir dans leur vie.

— Qu’est-ce que c’était que ça ?! » lâcha Théo, en se retournant vers ses compagnons, tous figés, presque apeurés par la puissance qui venait de les frôler.

— Un arc d’échos, je crois… » lui répondit laconiquement Andrés, avant qu’Alessia ne le bouscule en accourant vers la grotte. « Je – Je suppose que quelque chose s’est liée à mon amarre. » dit-il pour que son assistant et protecteur ne rectifie, l’amarre s’est déjà brisée et son LM consommé par un mutant. « Pour qu’un arc se crée, il faut deux points. L’amarre est forcément l’une d’entre elles. » expédia-t-il en se lançant dans le sillage de la religieuse, sans arrêter leur débat pour autant.

 

Car ce rayon d’échos était un évènement scientifique en soi, si inexpliqué que la nervosité ou l’inquiétude ne pouvaient calmer leur curiosité.

Théoriquement, un arc d’échos se forment de la même façon que ceux de l’électricité, entre deux sources de LM excité qui, en atteignant un taux de résonnance trop important, entraient en communion. Mais hormis le lointain et très sécurisé site de Solar Gleam, il n’y avait strictement rien qui puisse contenir une telle énergie. Seulement ça ne pouvait être de la magie, ni même un miracle, à moins que la Providence soit faite de LM elle aussi, ce qui ne manquait pas de laisser le duo italo-portugais dans l’expectative. Avec un peu de chanceles gamins pourront nous aider à comprendre, en conclurent-ils en accélérant le pas, ils ont forcément vu quelque chose. D’ailleurs, quand ils arrivèrent sur le seuil de la grotte, Alessia enserraient déjà les quatre enfants dans ses bras, pleurant de soulagement avec eux, remerciant Dieu pour ce miracle, car ça n’était rien d’autre que l’Ange du Portugal qui avait été envoyé pour les sauver du mal. Sous leurs yeux, il était apparu soudainement pour arrêter la griffe du mutant d’une seule main, avant de le faire disparaître dans un rayon lumineux pour aussitôt repartir. Êtes-vous sûrs que ce fût bien lui, s’intrigua la religieuse, lorsque les bergers le lui confirmèrent à l’unisson, tandis qu’elle relevait la tête de leurs épaules pour découvrir l’autre miracle de cette nuit : la paroi au fond de la grotte était désormais finement translucide et scintillante, battante comme si la Terre s’était mise à vivre. Se pourrait-il qu’il s’agisse du genre de passage emprunté par mes professeurs quand ils ont découvert le LM, supposa-t-elle, en se redressant pour s’en approcher sous les avertissements prudents de son confrère, puisque personne ne savait quelles forces étaient à l’œuvre ici. Mais l’Italienne du Conseil ne ressentait pas la moindre crainte, et c’est même avec une grande douceur qu’elle posa sa main gantée sur la paroi, sans que rien ne se produise, au grand soulagement d’Andrés. Seulement elle n’allait pas se décourager pour si peu, pas avant d’avoir écouté son intuition.

Alors elle ôta son gant, puis reposa sa main, pour qu’enfin la roche s’évanouisse en poussières devant elle, dévoilant un petit souterrain parfaitement circulaire, baigné par les lueurs immaculées d’un lierre luminescent.

— Comment tu as fait ça ? » lâcha-t-il, interloqué, là où Alessia comme Anastasia commençaient à s’engager dans cette galerie, calmement.

— La grotte était normale avant que l’ange apparaisse, tu penses que c’est le rayon de lumière qui a fait ça ? » demanda la cadette à la religieuse qui restait silencieuse, fascinée par la vérité que la Providence s’apprêtait visiblement à lui offrir.

— Oui, c’est cela qui s’est passé Ana, ne perdons pas de temps. Il est peut-être encore ici. S’il s’agit du lieu où Samaël chuta, qui sait ce que nous pourrons y trouver. » en conclut-elle en hâtant le pas, tandis qu’Ippazio s’arrêtait en remarquant la noirceur intense de la roche.

— Andrés, c’est ça ce que les Allemands ont appelé Nachtstein ?

— … Oui, mais je n’aurais jamais cru qu’elle porte aussi bien son nom, c’est à peine si elle semble réelle. C’est le seul matériau qui soit relativement étanche au LM ou à ses échos, c’est avec elle que les nappes de LM étaient … contenues, semble-t-il … » expliqua-t-il, pour que l’Italien laisse place à son étonnement : il y aurait un bassin de LM juste au bout de ce tunnel ? « Si c’est le cas, il va absolument falloir empêcher Solar Gleam de s’en emparer, il faudra confier cette information à quelqu’un d’autre, n’importe qui. » expédia-t-il, lorsque son protecteur lui suggéra d’en parler au Synode de l’Église.

 

Cependant, du haut de son expérience d’une seule découverte, Anastasia avait tout de même un détail à rappeler pour refroidir l’espoir lucratif du Génois.

En effet, elle avait déjà trouvé un bassin de LM, et ses tunnels ne ressemblaient vraiment pas à ça, puisque la nachtstein y était parcourue de veines colorées et aucune jolie plante d’aucune sorte n’y subsistait. Néanmoins, bien qu’Andrés lui concède qu’elle soit très bien renseignée pour son âge, il dut lui avouer que ces jolies plantes étaient mutantes et qu’elles témoignaient donc de la présence de LM dans ce tunnel. Les échos viennent bien de quelque part, raisonnait-il en cherchant quand même la confirmation de sa consœur, toujours silencieuse en tête de file, si distraite que ce fut l’un des enfants qui répondit à sa place : c’est peut-être Dieu et ses Anges qui ont fait cet endroit. Et le petit berger ne croyait pas si bien dire, Alessia était convaincue que tout était lié, que les visions s’étaient produites pour une raison précise, une raison qu’elle allait trouver au bout de ce tunnel. Quant à l’ouverture de celui-ci, ça ne pouvait être une coïncidence non plus, la Providence avait voulu la guider ici, il devait y avoir un sens. Peut-être que Marco-Aurelio savait que j’allais venir ici, se demandait-elle sans même accorder d’attention aux fines lueurs blanches du lierre qui la guidaient dans les entrailles de la terre, peut-être même qu’il existe un lien avec ses avertissements. Si Dieu le veut, je trouverai quelque chose qui m’aidera à traduire le Testament, finit-elle par rêver, tandis qu’elle sentait monter en elle une étrange émotion au fur et à mesure de sa descente, une sorte de réconfort qui finit par devenir si chaleureux qu’elle crut entendre la voix de sa propre conscience lui confier : reste fidèle à toi-même, et tu discerneras le vrai du faux. Bien sûr, ça ne peut venir de moi-même, comprit-elle aussitôt, en ressassant tout ce qu’elle avait appris ou ce qu’elle savait déjà à ce sujet, ce seraient donc les échos qui me portent les paroles d’un ange ou d’un démon ?

Mais au bout du tunnel, c’est un sentiment de tristesse qui frappa le doux Cœur Astral, en s’abattant sur elle dès qu’elle arriva sur le pas de la cavité où s’achevait le trajet du lierre immaculé, dont les rameaux fanaient si nettement que leurs pétales n’en franchissaient jamais le seuil. Pourtant c’est tout juste si elle accorda son attention à cette vision si poétique, tant elle fut fascinée par cette immense cave scellée dans cette pierre de nuit, recouverte par une fine pellicule d’eau luminescente, irradiant sa pâle lueur vers cette voûte à la noirceur abyssale. D’ailleurs, le seul éclat de ce liquide n’aurait pas pu suffit pour en distinguer le sommet, si tous les murs n’étaient pas griffonnés d’inscriptions luisantes jusqu’au plafond, projetant leurs teintes argentées jusque sur l’estrade. Et sur celle-ci, Alessia aperçut un pupitre et un grand autel, tous deux faits nachtstein, trônant de l’autre côté de ce bassin comme s’ils l’attendaient. Alors, Andrés eut beau les avertir sur cette eau scintillante, elle entama sa traversée sans se soucier de l’onde qui vint caresser le fil de sa robe grise, ni même prêter attention à leurs réactions inquiètes.

Seulement, tandis que le Portugais ordonnait aux enfants de ne pas bouger, Ippazio vit Théo la suivre, pour ralentir dès les premiers pas, avant de s’immobiliser complètement sous le poids de ses pensées.

— Oh ! Théodose, ça va ? » eut-il le temps de lui demander, tandis qu’Andrés posait le pied dans cette eau pour être lui aussi emporté par ce sentiment de tristesse dans lequel Alessia avançait calmement.

— Je ne sais pas ce que c’est … mais c’est … étrange, je n’ai jamais entendu parler d’une eau qui fait naître des sentiments. Tu le sens aussi ce chagrin qui flotte dans l’eau ?

— Oui. Mais je dois avouer que je n’ai aucune idée de ce que c’est, ce n’est visiblement pas du LM, sinon Alessia ne serait déjà plus dans un état normal. » confia le savant en soupirant nerveusement du nez, partagé entre sa fascination et son incompréhension.

— La première apparition de Fatima a prétendu qu’elle était tombée ici. S’il s’agit vraiment du Diable, vous pensez que cet endroit à un lien avec sa chute dans les environs ? » reprit le Français, en enlevant son gant pour effleurer le bassin, lorsqu’Andrés lui répondit que Satan ne couvrirait pas cette grotte d’une eau si apitoyante, puis qu’Anastasia réclama son droit de visite.

 

Alors, les trois hommes vinrent porter les quatre enfants, pendant que la religieuse poursuivait sa route sans un mot, jusqu’à atteindre l’estrade où elle découvrit le pupitre vide et l’autel griffonné d’inscriptions saccadées, tous deux entourés d’outils rituels gisant au sol, empoussiérés et souillés d’un liquide rouge.

C’est donc ici que Samaël serait tombé avant de prendre le nom de Satan, se désola-t-elle, en se lamentant sur le chagrin que le Très-Haut dut éprouver, mais également à celui que son Ange avait dut ressentir. Car elle en restait convaincue, ils avaient tous deux souffert de cette lutte et cet endroit en était la preuve, cette fameuse intuition au fond d’elle le lui assurait, ce n’est pas du LM qui couvre le sol, ce sont ses larmes. Cependant, elle crut bien changer d’avis lorsqu’elle baissa son regard vers l’autel et ses inscriptions. Sur toute ses surfaces, Satan avait gravé un long poème compilant ses rancœurs envers Dieu et sa Création, dans une langue qu’elle pouvait lire sans même en comprendre les lettres. Tout au long de celui-ci, ses reproches se mêlaient aux insultes contre son Père ou ses Frères qui lui étaient restés fidèles, au point qu’Alessia ne veuille aller plus loin que le dixième vers tant cette lecture lui était pénible, et plus qu’explicite sur le rêve du Rebelle : Tout ce qui t’es cher viendra à moi ; de la plus radieuse lueur des étoiles au plus terne des grains de sable ; je les dévoierai tous contre toi. Mais juste avant de s’en détourner, elle crut discerner quelque chose sous l’écriture argentée qui griffonnait tout, comme un autre poème rédigé dans une pâle lueur blanche : Je n’ai voulu que le Bien ; pour mon Père et les Miens. Évidemment, aucun des autres vers ne pouvaient se lire tant ils avaient été recouverts, même la ligne suivante avait entièrement été remplacée par une autre : la Rédemption, c’est la prison des héros et des hésitants ; c’est le prétexte du Père pour échapper à son jugement.

Dégoûtée par tant de blasphèmes, la Florentine préféra s’en détourner mais ni sa curiosité, ni les sentiments d’injustice et de chagrin ne s’étaient atténués. Qui est donc le premier à avoir écrit si Satan est tombé ici, s’interrogeait-elle, en levant le regard de l’autel pour apercevoir un minuscule message doré sur le mur, crépitant tel des braises mais gravé si haut qu’Alessia n’aurait jamais pu le voir s’il n’avait été épargné par les graffitis. Et, bien que ces écritures fussent en langue universelle elles-aussi, ceux sont deux voix inconnues qui résonnèrent en elle, sur le ton le plus mesuré qui soit, d’une articulation si juste et d’un rythme si méticuleux qu’elles parlèrent dans un unisson parfait : en cette dernière nuit d’Éden, Nous, Camaël et Raphaël, fils du Créateur, avons caché notre premier aîné, Samaël, des regards de nos autres aînés ; Ici, nous avons découvert l’ampleur de sa douleur, avons été témoin de son mal insondable et avons espéré sa guérison en sa compagnie, comme il est d’usage dans une heureuse fratrie unie ; Que ce message reste à jamais gravé pour témoigner lors de notre procès devant notre Père, auquel nous avons hâte de nous soumettre pour expier le Doute.

En bonne croyante, Alessia ne savait alors quoi penser de cette inscription, elle ne savait pas par où commencer, elle apprenait même l’existence de cet ange nommé Camaël. L’une des seules choses dont elle pouvait être certaine, c’était le fait que Raphaël et lui n’aient pas réussi à sauver Samaël, sinon Satan ne serait pas si tristement célèbre. Néanmoins, certaines questions revenaient particulièrement dans son esprit curieux, de quelle guérison les deux frères parlent-ils, que s’est-il passé ensuite et, surtout, pourquoi le Diable aurait espéré sa propre guérison en compagnie de ses deux frères telle une heureuse fratrie unie ? Après tout, le propre de Satan est son orgueil, sa volonté de remplacer ou de dépasser Dieu s’il le pouvait, un esprit farouche comme le sien ne prierait pas pour guérir son arrogance ou sa liberté, se pourrait-il qu’il ait lentement dégénéré jusqu’à réécrire ses propres poèmes ? En soi, cela semblait correspondre aux propos de la seconde apparition, presque logique, mais à chaque fois qu’elle pressentait que Samaël n’était pas ce Diable, elle sentait ce profond sentiment de chagrin et d’injustice s’apaiser, cédant presque place à cette gratitude qu’elle avait déjà ressentie. Samaël serait-il l’auteur du premier poème sur l’autel et Satan celui qui l’a recouvert de ses blasphèmes, en vint-elle à se suggérer, avant de chercher sur les parois des messages qui pourrait confirmer ou corriger ces théories.

Malheureusement, si elle trouva bien des inscriptions blanches, elle fut dépitée de constater qu’elles avaient toutes été méticuleusement recouvertes par cette écriture argentée, saccadée, gravée si furieusement que la pâle écriture blanche n’était plus qu’un vague reflet. Si le futur Diable avait laissé quelque chose de son angélisme ici, cela semblait avoir été anéanti depuis des siècles déjà, jusqu’à ce que la voix d’Anastasia résonne dans cette cave d’ombre et de larmes.

— Hé ! Mais – L’eau magique, elle parle ! » s’exclama-t-elle en désignant l’onde, depuis le dos de Théo qui restait figé devant le reflet d’une inscription.

 

Andrés comme Alessia s’empressèrent alors d’imiter les deux Français, en se tournant vers le premier reflet qu’ils pouvaient, pour entendre les inscriptions leur parler avec la même voix que celle qui les avait gravées dans cette pierre-de-nuit - simplement en les prononçant.

Pleine de vie et de force, cette voix aussi belle qu’enjouée était également pesante d’envie et d’orgueil, entrecoupée de vantardises et de rires qui contrastaient avec le ton grave et froid concluant chacune de ses inscriptions, chaque récit des atrocités qu’il avait déjà commis. Car sur la première gravure dont Andrés entendit le reflet, Satan racontait comment il avait tué deux Anges Libérés cherchant eux-aussi le repentir, après les avoir torturés ici pour leur prouver que Dieu ne viendrait pas à leur secours. Alors, tandis que chacun restait pensifs devant cette eau, il se retourna vers eux pour rendre son verdict.

— … Non, ce n’est pas l’eau qui nous parle, ceux sont les reflets de ces inscriptions qui parlent. C’est la voix de Samaël que nous entendons dans ces inscriptions démoniaques. » résuma-t-il, en faisant quelques pas avec le petit berger sur son dos, paniqué en entendant ça. « Il vaudrait mieux partir d’ici sans tarder, et arrêter de lire ce ramassis de bêtises. L’apparition qui nous a sauvé projetait sûrement de nous attirer ici pour nous y corrompre. » lança-t-il à sa collègue, pour qu’elle lui annonce une vérité à laquelle il était loin de s’attendre : Samaël et Satan ne sont pas la même personne.

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