CHAPITRE IV – Une tempête d’étoiles entre les arbres - Alessia et Maria - Partie 4

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Mais à part en conclure que les deux prétendus anges étaient des menteurs, il n’y avait pas grand-chose à y comprendre selon la jeune fille, pas plus que les enfants qui s’en étaient tenus aux paroles de la Sainte Vierge Marie : c’était l’action du Diable.

Seulement Alessia n’arrivait pas à comprendre ce que cet être maléfique faisait ici, pourquoi il aurait fait de telles recommandations contradictoires, ni pourquoi la Mère du Christ ne s’était pas plus étalée sur le sujet. Ce n’est pourtant pas anodin comme apparition, le Diable n’agit pas pour rien, divaguait-elle dans ses pensées, jusqu’à ce qu’Anastasia ne l’en sorte, afin de lui proposer d’aller prier dans la petite grotte avec les enfants, en espérant que cela déclenche une nouvelle apparition. Bien sûr, la religieuse tenta de lui faire comprendre qu’il y avait très peu de chance pour qu’une évènement se produise, mais la cadette était aussi têtue que son aînée quand il le fallait. En plus, ça ne coûtait rien d’essayer, les enfants seraient sûrement contents de prier ensemble et ce serait l’occasion d’inspecter cette grotte. Alors ils y entrèrent sans plus attendre, maintenant que le prêtre noir ne troublait plus la paix du lieu, bien que cette cavité n’ait pas grand-chose de plus à proposer. Tel que les enfants l’avaient avertie, la cavité n’était grande que de six ou sept mètres carrés, tout juste assez haute pour que le 1,80m d’Alessia passe sans s’y salir le voile, et rien de plus.

Pourtant, maintenant que le calme y était revenu, Alessia y ressentait quelque chose, comme un sentiment de regret et de solitude. Ce serait donc près d’ici que Satan serait tombé après avoir été chassé par l’Archange Michaël, s’interrogea Alessia en se demandant si les tristes sentiments qu’elle ressentait ici n’étaient pas liés à l’action du Démon, je n’ai aucune raison de me sentir peiné comme ça. Après tout, il n’était pas impossible que le Diable puisse instiller la peur aussi facilement, mais quelque chose au fond du cœur d’Alessia lui disait que c’était l’inverse, que c’était elle qui venait troubler cette mémoire, je me demande s’il est possible que les échos contiennent des souvenirs de Samaël, qu’ils soient comme des reliques que les enfants auraient ravivées, tel qu’Andrés doit déjà le suggérer. Il y avait une atmosphère étrange, quelque chose qui dépassait la simple fraicheur particulière d’une grotte forestière en fin du printemps. En vérité, ce climat était si doux et agréable en cet après-midi, qu’elle se serait bien endormie sur le tapis de poussière et brindilles sèches jonchant le sol.  Mais elle y pria la Sainte Vierge Marie avec ferveur, puis cet Ange du Portugal avec miséricorde, en compagnie des enfants et de Théo, jusqu’à ce que la Soleil ne commence à effleurer l’horizon.

Seulement, rien de spécial ne se produisit, personne ne vint, et le groupe fini par communier en silence pendant une bonne dizaine de minutes, laissant Jasper sommeiller tranquillement sur le rocher, jusqu’à ce qu’un coup de feu ne résonne pour l’en faire tomber dans un sursaut.

— Qu’est-ce que c’était ? » lança-t-il aussitôt en se tournant vers Alessia, occupée à calmer les enfants, et Théodose, déjà prêt à dégainer.

— Ce doit être un chasseur du coin, ou n’importe qui, on n’est pas en ville ici. Je vais aller jeter un œil, restez tous ici. » lui répondit l’Aquitain en se dirigeant sans attendre vers la source du bruit, tandis que la religieuse continuait de rassurer les petits et insistait pour qu’il fasse attention à lui.

 

Mais Théodose comprenait qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur, un coup de feu isolé n’avait rien de si inquiétant en soi, ça ne pouvait même pas venir de sa patronne, et encore moins du Diable …

D’ailleurs, il n’eut qu’à trottiner quelques instants dans les bois, avant d’être interpelé par une voix visiblement amicale de ce qu’Alessia put en comprendre, en le voyant répondre d’un air serein. Et pour cause, une silhouette familière apparut bientôt d’entre les arbres, quelqu’un qu’elle n’aurait pas cru revoir de sitôt, celle d’Ezio, seul. Pourtant, bien qu’il vienne de tirer sur des oiseaux innocents pour passer sa frustration, il était effectivement en pleine chasse aux mutants, malgré les vacances que lui avait offert le Cardinal Paolo. Évidemment, elle s’étonna de le croiser ici, tout seul, à traquer des monstres au fin fond d’un pays étranger alors qu’il pourrait liquider sa solde à l’Arthurie Valdôtaine ou à sa Naples natale. Cependant, elle semblait avoir oublié que le Synode approchait, pour elle comme pour lui, et s’il n’attendait pas une place chez les savants ou les ingénieurs, Ezio espérait devenir l’un des plus importants chasseurs de mutants de la Chrétienté. Alors, c’était pour se tailler un trophée digne d’être ramené à Rome qu’il rôdait ici depuis quelques jours, afin de prouver sa valeur incomparable dès son arrivée. Et il le fallait bien puisque tous les chasseurs n’auront pas le même rang, ni la même solde, ni les mêmes affectations ou corvées - donc il n’avait pas le temps de chômer. Malheureusement, il avait surtout surveillé les pèlerins et rendu quelques services en chemin jusqu’à maintenant, rien de bien intéressant hormis des empreintes curieuses et des hurlements anormaux résonnant au loin, se perdant dans ses collines qu’il arpentait inlassablement, sans autre boussole que son propre flair. Mais il avait encore un autre espoir, celui de démanteler un réseau criminel en rapport avec le LM, l’autre genre de trophées qui ferait son effet au Vatican. Car il y avait de la contrebande dans le coin, il en avait déjà les soupçons, et n’attendait que d’être déçu par la chasse aux tarasques pour changer de proies. Bien sûr, il s’était déjà rendu chez Solar Gleam pour obtenir des informations diverses, mais la sécurité s’est payé ma tronche, ils ont pris mon identité, avant de me dire de dégager en menaçant de me balancer aux gendarmes si je revenais.

Ainsi, quand il apprit qu’Ippazio était déjà en train de remonter cette piste avec l’aide de la directrice de Solar Gleam France, le sang du Napolitain ne fit qu’un tour.

— Merde, il va me piquer tout le mérite cet enfoiré ! » s’agaça-t-il, alors qu’Alessia finissait de lui expliquer que le Génois était surtout ici pour protéger et accompagner Andrés. « Ah. Bon, ça va alors. Excusez-moi d’être aussi vulgaire, Madonna, mais il me faudrait vraiment un petit quelque chose à ramener au Synode, sinon de quoi j’aurais l’air devant les autres ? Je ne peux pas m’en remettre toute ma vie à Maître Paolo … » se désespéra-t-il pour qu’elle ne s’étonne de le voir s’emballer autant pour cette assemblée – il était aussi nerveux que William la veille d’un examen scolaire.

 

Certes, elle savait que le Synode comptait se doter d’une force de sécurité internationale, elle ignorait que le projet avait si avancé, depuis ces dernières semaines passées sous la férule de Maria.

Vous avez dû sacrément travailler pour ne pas avoir eu vent de cet élan qui agite tout notre pays, lui sourit-il, en ajoutant que le clergé catholique comptait sélectionner près de cinq milles chasseurs de démonspour le moment. Et la Florentine put tout juste lui avouer qu’elle jugeait ce nombre excessif, lorsqu’il lui apprit qu’il y aurait probablement autant d’artisans ou de clercs recrutés pour encadrer tous ces soldats augmentés – et faire les intermédiaires avec les autorités locales. Pour toutes ces raisons, des milliers d’étrangers se pressaient pour venir candidater aux côtés du double d’Italiens, sans parler des simples croyants ou curieux qui venaient encore s’ajouter à cet évènement. Malgré tout, elle imaginait difficilement ce à quoi ressemblerait cette armée de l’Église qu’elle avait pourtant tant voulue.

Enfin, au bout du compte, l’un des objectifs que son cher professeur Marco-Aurelio lui avait confié progressait enfin, c’était forcément un pas dans la bonne direction, même si elle avait du mal à voir où cela la mènerait concrètement …

— Nous verrons bien après tout. Tu comptes chasser cette soirée ou tu aimerais profiter des festivités que le village prépare pour ce soir ?

— Ah ? Euh - Si, bien sûr ! Mais vous me prenez de court, Madonna, je n’étais même pas au courant tellement j’étais absorbé par mon devoir. Me laisserez-vous vous accompagner ? Je n’ai personne avec qui passer cette soirée de fête et je regretterai de passer à côté d’une compagnie comme la vôtre !

— Comme tu veux, tu es le bienvenu parmi nous. Nous rentrerons avec les enfants quand il sera l’heure. Et tu n’es pas obligé de me vouvoyer tu sais. » résuma-t-elle pour qu’il s’apprête à justifier ses égards, lorsqu’Anastasia vint les interrompre.

— On peut déjà rentrer si tu veux ! » lui confia-t-elle, avec un air toute fière d’elle et un sourire qui voulait tout dire : elle avait enfin réussi à obtenir l’un des secrets mariaux.

 

Alors Alessia put se sentir soulager, c’était plus que ce qu’elle espérait apprendre en une seule après-midi, et elle n’avait que quelques jours pour découvrir ce qui devait l’être, car c’était surtout des vacances qu’elle avait promise à Maria.

Renforcé d’Ezio, le petit groupe retourna donc au hameau dans l’heure suivante, avant de rejoindre aussitôt le village qui baignait déjà dans une ambiance aussi fraternelle que festive. De ceux qui ne pouvaient plus aider aux champs à ceux qui n’étaient pas encore en âge, toute la communauté jusqu’aux pèlerins s’était mise à l’ouvrage pour illuminer le village et son église, pour parer de fleurs et d’art les seuils des portes et fenêtres, avec des moyens dont Maria se seraient moqués tant ils étaient dérisoires. Mais pour la Florentine, c’était comme revoir les fêtes de son enfance, surtout quand elle vit jaillir des petits feux d’artifices par-dessus le grand bûcher monté sur la place de l’église. Il y avait même des rencontres de pelote basque prévues entre les villages des environs, à tel point qu’Alessia et les siens ne savaient même plus comment profiter de la soirée, entre assister aux spectacles ou arpenter les rues que des notes de musique populaire emplissaient déjà, alors que la place où devait se tenir le bal finissait d’être aménagée. Le seul bémol, c’était que ni Maria ni Andrés n’étaient revenus de chez Solar Gleam, et si ça ne semblait pas troubler Anastasia ou ses trois nouveaux amis, Alessia comme Jasper se sentaient presque abandonnés. Heureusement qu’il y avait Théodose et Ezio pour faire de l’animation, surtout lorsqu’il s’agissait de le faire aux dépens de leur camarade alsacien, en trouvant toutes sortes de façon de le mettre dans des situations indélicates.

Puis, lorsque l’heure du repas collectif arriva, c’est à la table du seigneur local qu’ils furent invités, sur proposition de celui-ci, trop heureux de pouvoir s’afficher avec les petits bergers et des convives étrangers - dont deux dames nobles et un ancien officier de l’armée impériale française. Et pour que tout le monde la voie bien, le nobliau plaça Alessia juste à sa droite, face au vieux prêtre qui se retrouvait à tourner le dos au spectacle, bien que la religieuse fût trop préoccupée par un autre détail pour entendre ce qu’il bougonnait. C’est bizarre, l’Archevêque de Tolède n’est présent ni à cette table, ni aux autres, s’étonna-t-elle, en le cherchant du regard dans les foules rassemblées pour ce festin qu’il avait en partie financé, jusqu’à finir par demander au curé qui n’en savait pas plus, et qui en était tout autant surpris. Le seigneur local avait bien cru comprendre qu’il était parti en quête de réponse sur les manifestations de la Providence, mais il s’empressa également de ramener la discussion sur des sujets plus joyeux, comme l’essor prodigieux dont bénéficiait sa campagne depuis l’arrivée de Solar Gleam.

En effet, même s’il n’avait plus autant de droits et de devoirs envers sa terre qu’autrefois, il n’en restait pas moins satisfait de voir sa pauvre région rurale prendre autant de valeur, à croire que la Providence était vraiment de son côté, tel qu’il se plaisait à le faire remarquer au grand agacement d’Alessia. Visiblement, s’il n’était pas aussi cynique et avide que Thiago, le seigneur local restait plus fasciné par les lumières de l’argent que celles de l’esprit, au point de ne pas faire grand cas des premiers avertissements qu’Andrés était semble-t-il venu lui annoncer, cet obstiné de prêtre à demi-socialiste. Après tout, la firme d’Arcturus faisait du mieux qu’elle pouvait et elle savait se faire excuser pour ces maigres désagréments, puisqu’elle offrait des remises époustouflantes sur tous ses produits à l’ensemble des villages du coin. Grâce à elle, tous les paysans travaillaient une terre plus généreuse, avec plus de facilité et d’efficacité qu’ils n’auraient pu le croire, c’était un âge d’or qui s’éveillait lentement, prêt à submerger ces paisibles collines rurales, si bien qu’il espérait bientôt délaisser sa demeure d’Ourém pour s’en faire bâtir une ici. Bien sûr, Alessia reconnut très rapidement les arguments d’Arcturus dans la bouche de cet homme, cette fausse philanthropie qu’elle avait toujours excusée, et qui se concrétisait maintenant sous ses yeux de la pire des manières. Il va vraiment falloir que j’aie une discussion sérieuse avec Arcturus, ça va ne faire qu’empirer si aucune mesure radicale n’est prise, se résolut-elle intérieurement, en apprenant que le site de Fatima allait quintupler en taille, en effectifs et en générosité avant la fin de cette année, pour satisfaire la croissance tant voulue par son président comme par les élites portugaises.

Malheureusement, lorsqu’elle voulut pousser le seigneur local à se remettre en question, elle ne put que reconnaître à quel point le discours du Soleil Marin était si bien ancré, et si bien rodé qu’elle n’arriverait à rien, qu’elle ne pouvait plus l’en libérer. Lorsqu’Alessia parla de mutation, il s’étonna qu’une savante de sa trempe cède à l’obscurantisme ; lorsqu’elle parla des effets que le LM pouvait avoir sur les passions des hommes, il se choqua d’un tel puritanisme ; et lorsqu’elle lui parla d’un principe de précaution, il déplora tant d’inaction et de passivité dans une époque remplie du contraireC’est simple, rien n’est grave avec lui, se désolait la religieuse, lassée d’un tel dialogue de sourd, au point d’en chercher la sagesse du vieux prêtre au détour d’un regard.

Jusqu’à maintenant, celui-ci s’était contenté de simples interventions, mais les derniers propos de sa consœur semblaient l’avoir touché d’une manière ou d’une autre.

— Vous ne faites pas goûter notre si bon vin local à nos invités ? » suggéra-t-il, d’un air taquin que ne remarqua pas le nobliau, trop fier de le proposer à son invitée italienne.

1 Merci, mais je ne prendrai qu’un seul verre. Et Théo ou Jasper seront bien meilleurs connaisseurs que moi. » confia-t-elle en désignant son nouveau voisin de droite, depuis qu’Ezio était parti chercher une partenaire de danse.

— À votre service, Madame ! » s’empressa d’accepter l’Aquitain, avant d’en proposer à son camarade alsacien assis face à lui.

— Non merci …  Si en fait, un grand verre même. » finit-il par accepter en se servant du grand pichet que Théodose reposait sous ses yeux, avant de commencer à sentir et regarder son verre comme un véritable expert, sous les regards ravis du nobliau.

— À vrai dire, il a une odeur sacrément forte. De raisins j’entends, je ne dis pas qu’il est mauvais, je ne saurais même pas dire à quoi m’attendre, d’autant qu’il est d’un rouge sacrément intense et profond. » s’expliquait-il encore, lorsqu’il vit Jasper grogner après avoir bu une pleine gorgée du mélange comme si c’était un vin normal.

— Ah ! C’est vrai qu’il tabasse ! Il n’est pas mauvais mais il y a plus que du raisin là-dedans ! » lâcha-t-il en hoquetant un peu sous la force du mélange qui en faisait finement luire les fêlures de ses iris, à la surprise d’Alessia qui comprenait enfin.

— Attendez… Il y a du LM alpin dedans ? 

— Évidemment, pour qui nous prenez-vous ? Nous ne sommes pas des rustres ou des ignares. » se justifia le nobliau, comme si Alessia venait de les traiter d’arriérés en interrogeant une évidence dont ils étaient si fiers. « Au début, nos villageois savaient à peine répandre les engrais nouveaux, mais c’était sans compter leur hargne. Maintenant, ils manipulent même des produits de Solar Gleam pendant la distillation ou la conservation, l’un de nos villageois à même réussit à attirer l’attention de l’entreprise qui l’a recruté en tant que savant, rien que ça. Tout le monde a vite compris que ce LM était extraordinaire, donc chacun essaye de s’en servir et d’apprendre dès que l’occasion se présente. Les gens des campagnes savent mieux s’adapter que ceux des villes, ne vous en faites pas pour nous ! » se réjouit-il en encourageant ses invités à reprendre quelques gorgées, ce vin n’allait pas leur faire de mal. « Il n’en a jamais fait à quiconque ces dernières années, alors pourquoi cela changerait-il ? Que ce soient les raisons ou l’air, que ce soient notre terre ou nos cœurs, ceux sont les mêmes qu’hier soir, non ? Aucun démon ne va surgir du fond de votre verre, ma sœur, n’ayez pas peur des rires, d’un simple vent de légèreté … »

 

Mais après ce qu’elle avait vu au Carnaval de Venise, plus rien ne pouvait détourner Alessia de son inquiétude, elle ne comptait pas laisser cette petite célébration en l’honneur de la Sainte Vierge Marie dégénérer en l’espace d’une soirée.

Visiblement, à part le vieux prêtre et les deux chasseurs, personne ne semblait s’inquiéter de ce qu’il se passait, pas même Ezio qui revint brièvement pour finir le verre de Jasper en se fichant royalement de son contenu, avant de repartir valser avec l’une des rares pèlerines. Elle avait beau schématiser les procédés scientifiques ou, au contraire, essayer d’impressionner l’aristocrate par des termes techniques, rien n’y faisait, même lorsqu’elle leur révéla que les effets du LM iraient crescendo du fait des échos saturant l’atmosphère, favorisant les passions si insidieusement que même les plus sages peineraient à la percevoir. En vérité, il commençait à être agacé du petit scandale qu’elle cherchait à créer à sa table, avec l’aide de ce prêtre grincheux bientôt mis en retraite méritée par le diocèse. Une fois qu’il eut rassemblé toute sa patience, il exprima poliment à son invitée que son inquiétude tendait vers la paranoïa et qu’il n’apprécierait pas de la voir propager de mauvais sentiments dans cette fête très fraternelle. De plus, il n’allait certainement pas lui accorder ce qu’elle se mit à lui réclamer, c’est-à-dire le droit d’aller inspecter les tables pour en retirer les mauvais aliments, en compagnie de ses chasseurs de démons qui seraient chargés de faire la prévention des risques, le tout avec le soutien des petits bergers qu’elle souhaitait impliquer dans cette action.

Et la discussion aurait pu s’arrêter-là, laissant Alessia soupirer de son impuissance, si son obstination n’avait pas payé plus qu’elle ne l’imaginait, si le curé n’avait pas fini par se lever de colère face au mépris du seigneur d’Ourém. D’une traite, sans se soucier du quand dira-t-on, le vieux clerc lui asséna un tombereau de vérités dérangeantes. Certes, Solar Gleam avait recruté parmi les villageois et embauché le premier qui eut la trempe d’un savant, mais tous les autres n’y étaient que manœuvres ; l’entreprise leur prodiguait des conseils sur l’utilisation des engrais nouveaux, mais jamais les moyens ou le savoir de les produire eux-mêmes, ni de les améliorer ; elle n’offrait aucune perspective aux villageois en réalité, juste la croissance aux consommateurs, l’autonomie de Fatima sombrait dans l’assistanat. Quant aux effets maléfiques de cette molécule, le prêtre n’avait qu’à se souvenir des innombrables confessions de ses paroissiens pour comprendre que sa consœur n’était pas entièrement dans le faux. Pourtant, ce n’était que la face immergée de l’iceberg vers lequel Fatima fonçait s’écraser. Autrefois, il n’y avait pas de contrebandiers dans les environs et les seuls délits qui pouvaient se produire faisaient l’actualité du village pendant des mois, sans parler des attaques des loups ou des autres bêtes nuisibles, toutes plus rares les unes que les autres. Mais aujourd’hui, Alessia n’avait eu qu’à rester une demi-journée pour entendre parler d’un réseau ou de cette Meute Cendrée.

Voilà ce qu’est devenu Fatima, en conclut le vieux prêtre en se rasseyant, sous les soupirs du nobliau, il n’est pas étonnant que Notre Dame ait voulu prononcer un avertissement aux innocents de notre communauté plutôt que d’une autre.

— Vous exagérez encore mon père, l’alcool doit vous monter à la tête, ce n’est pas responsable à votre âge. » se contenta de lui répondre le seigneur, sans avoir pris la peine de l’interrompre dans son long monologue, sachant déjà ce que le vieil homme allait lui répondre qu’à son âge : il n’y a plus grand chose à perdre qui vaille de se priver d’un verre. « Même si cela vous fait dire des bêtises sur l’avenir de vos prochains ? Les temps changent, mon vieux camarade, ça ne sert à rien de se battre contre le courant, à part finir ruinés comme tous ceux qui sont restés figés dans leurs idéaux archaïques. » se justifia-t-il simplement en attrapant son verre pour reprendre une gorgée de ce délicieux vin qui ferait bientôt la renommée de sa campagne dans le monde entier, presque autant que cette très opportune histoire de miracle, décidément, la campagne de Fatima était plus riche qu’on ne l’avait cru.

 

Mais le Cœur Astral ne pouvait se résigner aussi facilement, elle ne pouvait se contenter d’accepter que les temps changent dans le mauvais sens, sans rien faire pour le détourner.

Après tout, c’était ça le rôle du Conseil du Graal, et si ce courant du temps qu’évoquait l’aristocrate devait être celui du mal, alors c’était aussi son rôle de croyante qui était en jeu. Et même si elle n’avait pas les moyens de l’empêcher, la Florentine refusait de laisser le mal prendre racine une nouvelle fois, elle allait essayer, car c’était la seule chose à faire. Pour une fois, elle était lassée d’espérer et d’attendre.

— Veuillez m’excuser monseigneur, mais je ne vais pas rester ici les bras croisés à attendre que le drame commence. Je ne forcerai personne, je n’en ai pas le pouvoir, mais je vais les informer du mal qui souille ce vin.

— Bon. Soit, si cela vous permet d’avoir d’agréables discussions avec nos gens, allez-y, et que Dieu soit loué ! » ironisa-t-il pour seule réponse, en voyant la Florentine se lever de son siège pour quitter la table, sous les regards surpris de Théo qui se pressa d’aller la consoler, avant de remarquer l’attitude étrange de Jasper.

— Euh – Vous sentez cette sorte de tension dans l’air ? On dirait des chuchotements qui piquent les oreilles, et des fumées qui chauffent les yeux … » lâcha-t-il en essayant de cerner un arrière-goût qui lui restait dans la bouche, jusqu’à ce qu’un long hurlement strident ne retentisse près la place de l’église.

 

Immédiatement, toute la fête se suspendit en un silence pesant, laissant tout juste à Jasper le temps de se retourner pour chercher Anastasia du regard, jusqu’à ce que des cris de toutes sortes ne s’élèvent de cette ruelle.

Dès lors, toutes les foules commencèrent à fuir dans la panique, à se bousculer tandis qu’elles refluaient dans toutes les rues, tel des flots de silhouettes dans lesquelles Jasper plongea à la recherche d’Anastasia. Mais tout cela n’était que le signal. Sous les yeux d’une Alessia figée d’horreur sur le parvis, les mutations se multiplièrent bientôt dans tout le bourg, comme si la peur et la soudaineté du moment les propageaient jusqu’aux pieds des innocents, lorsqu’elles venaient transformer les piétinés dans son brouillard écarlate. En un instant, toute sa célébration avait basculé, si tragiquement que Théodose vint lui dire qu’elle n’avait pas la moindre chance de trouver Anastasia ou les bergers dans une telle anarchie.

— Dans ce cas, allons-y ! Elle doit être dans la foule ! Jasper est déjà à sa recherche ! 

— Non, Madame. Si nous plongeons dans la foule, nous n’aurons aucune - » commençait-il à lui répondre lorsqu’une de ces créatures se révéla devant eux, en beau milieu de cette place, à une petite vingtaine de mètres du parvis.

 

Heureusement, Théo eut à peine le temps de dégainer lorsqu’il vit cette dernière monter sur une table pour surplomber les marées humaines, qu’une balle vint la transpercer en plein torse, fusant depuis la ruelle où ils aperçurent Ezio et quelques braves en train d’attirer ces démons à l’écart.

Il faut partir, si Anastasia est ici, Jasper la trouvera et fuira avec elle, expédia l’Aquitain en ajoutant qu’il serait plus utile d’aller la chercher parmi la foule qui fuyait déjà la place. Alors ils accoururent dans la rue la plus proche sans perdre une seconde, afin d’y interpeler tous les passants qu’ils pouvaient, sans qu’un seul ne puisse leur répondre ce qu’ils espéraient, lorsqu’ils prenaient la peine de s’arrêter. Et les minutes défilèrent sans que l’heureux dénouement en lequel priait la religieuse n’advienne, même lorsque Théo perdit patience, et commença à attraper des témoins au hasard pour obtenir des informations à grands renforts d’intimidation. Bien sûr, Alessia contesta cette façon de faire, mais elle dut bien avouer qu’elle finit par payer, puisque l’un des fuyards lui confia les avoir entrevus sur la route menant à leur hameau. Allons-y, le hameau est par-là, s’empressa-t-elle d’ordonner à son compagnon, en allant jusqu’à le tirer par le bras tandis qu’elle se retournait pour fendre la foule, jusqu’à traverser cette rue si elle n’avait pas été surprise par des faisceaux de lumières. À quelques dizaines de mètre d’elle, quatre hautes et larges voitures thermiques avançaient à contrecourant, en file indienne, klaxonnant à tue-tête pour se frayer un passage jusqu’à la place. Elles étaient alors plus grandes que toutes celles qu’Alessia n’avait jamais vu, plus vastes qu’une diligence d’aristocrate, si puissantes que le vrombissement de leurs moteurs pouvait presque s’entendre par-dessus la foule déjà terrorisée.

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