Chapitre IV : Ultime espoir

Les kirnels se fondirent dans leur création. Telle une nuée de sauterelles, ils dévoraient le vide par leur imagination. Evannah abandonna son exploration. Les renards d’argent s’enfonçaient et elle s’éloignait de plus en plus de Cano'orah. Elle désirait rester ici, dans ces paysages oniriques, mais elle devait revenir sur la terre ancrée dans le monde et faire face à ses problèmes. Elle retourna à la souche d’arbre où elle avait posé les fruits. Un kirnel surgit de la forêt qui avait remplacé la rivière et vola sous le plateau. D’autres le rejoignirent en glapissant. Evannah les suivit du regard avant de se pencher vers le vide. Elle sursauta quand elle entendit le Marionnettiste l’appeler.

Coiffé d’un chapeau haut-de-forme, le vagabond se tenait sur la falaise, aux côtés de Clya. Ses poupées étaient protégées par des sangles et une vitre. Les yeux du véhicule, deux boules de verre jaunes, survolèrent l’œuvre des renards et s’arrêtèrent sur Evannah. Difficile de deviner les sentiments d’une machine. D’ailleurs, l’humaine se demandait si elle ressentait vraiment quelque chose.

– Tu n’as pas peur de rester ici ? s’inquiéta le Marionnettiste. Viens ! Cet endroit est dangereux ! Les kirnels sont imprévisibles !

Evannah observa les canidés, frappée par cet avertissement. Rien ne semblait la menacer, pourtant.

– Tout va bien ! certifia-t-elle. L’un d’eux m’a accueillie ici pour me donner un peu de nourriture. Regardez ces fruits ! Nous avons de quoi manger pour notre voyage. Ce qu’ils ont fait est incroyable !

– Effectivement, approuva le Marionnettiste, pas du tout convaincu par son assurance.

La jeune fille prit une de ses provisions et mordit dedans. Elle emprunta les escaliers pour revenir sur le premier plateau. L’écho portait sa voix jusqu’aux oreilles du créateur, même si cachées sous son chapeau noir.

– Les kirnels sont si fascinants, mais je ne les comprendrai jamais, dit-il. Ils peignent des merveilles alors que la société qu’ils ont sculptée est si laide. Elle est très hiérarchisée et la loi du plus fort est la meilleure. Pourtant, les kirnels se traitent avec égalité.

– Les kirnels ne modélisent que l’apparence des êtres de ce monde. L’âme vient ensuite animer les statues qu’ils ont sculptées. Les Nebulas les colorisent, définissent leur force physique, leur caractère et leur nature.

Evannah perdit son enthousiasme et reprit la parole d’un air grave :

– J’ai réfléchi. Des sociétés qui régulent les Nebulas, il n’y en a pas des masses. Mais celle qui m’est venue à l’esprit est Leïvron. L’une de ses dimensions peut m’…

– Leïvron ? Personne ne voudra t’aider, là-bas. Ses dimensions sont contre le système de Mitrisiane.

– Je le sais bien. Mais même si je viens de Mitrisiane, il doit bien y avoir quelqu'un qui voudrait m’aider.

– Elle sera opposée à son monde, c’est sûr. Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Vous risqueriez tous les deux d’avoir d’énormes ennuis.

– Mais vous avez voyagé et vous savez quelle option est la plus simple. Mon problème est déjà une source de mystères que je n’arrive pas à résoudre. Leïvron ne me donnera pas la réponse, mais il me donnera peut-être le remède. Je n’ai jamais pensé que ça allait être facile.

Le Marionnettiste opina de la tête, songeur.

– De plus, continua Evannah. Leïvron est un monde très nébulien. Sans doute le plus grand dans Synoradel. Il a ses règles et ses lois, mais je pense avoir plus de chance de trouver ma guérison là-bas qu’ailleurs.

Mais face à l’air dubitatif du créateur, elle insista :

– Qu’est-ce qu’on y perd ? Absolument rien. Je sais que la route sera dangereuse, mais qui vous dit que mes Nebulas ne me tueront pas avant ? Je ne vais pas rester ici à réfléchir éternellement. Je serais prête à partir seule si vous ne voulez pas. Je ne vous en oblige pas à me suivre.

Ses propres mots lui glacèrent le sang. Sa mutation avait été aussi brutale qu’une flèche qui avait percé son corps. Dans ces conditions, les fils spirituels s’emballaient comme des grains de sable portés par la tempête. La douleur éclatait alors et brûlait ses nerfs. Un jour ou l’autre, elle finirait par s’apaiser. Deux issues étaient possibles : la stabilisation naturelle des Nebulas ou la mort.

La détermination se lisait clairement dans les yeux d’Evannah. Le Marionnettiste espérait que ces braises dans son regard s'éteindraient, mais non. Laisser une jeune humaine seule aller dans Leïvron ? Il ne se le pardonnerait jamais s’il lui arrivait malheur. Avec des Nebulas aussi douloureuses, sa quête serait encore plus difficile.

– Je doute fort qu’on y trouvera une solution, dit-il. Une autre se présentera peut-être à nous plus tard.

Cette idée ne l’enchantait guère. Ce monde surveillait de près les humains à cause de leur aversion pour les Nébuliens. Avec eux-deux dans ces dimensions, les habitants seraient davantage sur leurs gardes.

– Et je ne sais pas du tout comment a réagi mon entourage face à ma disparition, renchérit Evannah. Si l’on me cherche et qu’on me retrouve, vous savez que je terminerai dans la prison d’Uvrenel. C’est pour ça que j’ai fui. Personne ne me croirait de toute façon.

La mention de ce nom lui noua l’estomac. Oui, elle l’avait échappé belle et l’on aurait pu l’éjecter dans ce monde dont personne ne connaissait l’apparence. On appelait Uvrenel la « seconde mort ». Ou peut-être était-ce pire que la mort elle-même ? Elle éviterait à tout prix de savoir la réponse.

– Tu as raison, admit le Marionnettiste. Comme tu viens de le dire, nous n’avons rien à perdre, à part notre temps. Si tu veux que l’on y aille, nous irons.

La jeune fille lui sourit, reconnaissante. C’était au moins le seul plaisir qu’il en tirait de cette conversation.

– Dis-moi, reprit-il, sais-tu quelle dimension de Leïvron pourrait t’aider ?

Quelle dimension ? Eh bien, la plus rebelle d’entre elles. Et la plus dangereuse. Alors qu’Evannah allait prononcer son nom, le Marionnettiste hurla, submergé par la panique :

– Non ! Toi, arrête ça !

Evannah se tourna vivement. Avec sa deuxième queue, un des renards avait effacé un des piliers qui tenait un plateau. Un autre se dépêcha de le recréer. Le kirnel destructeur montra les crocs et grogna. D’autres se mêlèrent à la dispute et choisirent leur camp. Apparemment, ils se battaient pour savoir comment allait évoluer leur œuvre. L’un d’eux prit une décision. Il s’envola et supprima les marches pour les remplacer par une cascade. Les plateaux tremblèrent et le cœur d’Evannah sursauta.

Le Marionnettiste bondit dans sa machine qui, après avoir changé ses roues par ses pattes, courut à toute allure vers le premier escalier. L’humaine attrapa la main qu’il lui tendait et fut tirée vers l’intérieur. Elle jeta un coup d’œil vers le nouveau tableau des kirnels. Les renards peignaient une rivière torrentielle et les eaux grondaient si fort qu’elles couvraient le bruit des effondrements et les cris de Clya. Pris par de violentes secousses, Evannah et le Marionnettiste réussirent à s’agripper aux bords de la fenêtre alors que l’âne dévalait les plateformes à une vitesse effrénée.

– Clya sait nager ? hurla Evannah.

Tremblant de tous ses membres, l'artiste ne lui répondit pas. La jeune fille préféra croire qu’il n’avait rien entendu. Les yeux fermés, elle gémit quand les chutes devinrent plus brutales. Elle regarda dehors dans l’espoir qu’un kirnel ait pitié d’eux. Mais ils étaient tous absorbés dans leur délire. Les deux étrangers crièrent lorsqu’ils s’approchèrent de la rivière, lâchèrent prise sous le choc et s’écrasèrent sur une étagère.

Clya ferma porte et fenêtres et se laissa porter par les torrents. Les eaux féroces forçaient les volets et pénétrèrent dans l’atelier. Elles se glissèrent dans les bottines d’Evannah qui tressauta. Le Marionnettiste lui lacérait les bras de ses doigts métalliques et geignait de désespoir.

Leur folle descente s’arrêta brusquement, les projetant une dernière fois contre une autre étagère. Evannah se redressa, les côtes et les bras endoloris. L’eau s’écoula du véhicule, indiquant qu’ils avaient quitté la rivière. Mais Clya pouvait être coincé n’importe où et ni la jeune fille, ni le créateur n’osaient bouger, terrifiés à l’idée qu’ils étaient peut-être suspendus au-dessus du vide. Tous deux bondirent lorsque Clya se releva en poussant de longues plaintes. Soulagée d’apprendre qu’ils étaient à terre, Evannah marcha à quatre pattes jusqu’à la porte, en évitant les outils éparpillés au sol. Elle l’ouvrit avec délicatesse et un vent glacial fit irruption dans la pièce. Trempée de la tête aux pieds, elle frémit davantage. Une brume épaisse voilait l’extérieur et un silence ténébreux régnait. Seul un écoulement osait l’affronter. Le Marionnettiste se leva et s’avança aux côtés d’Evannah d’un pas mal assuré. Une forte lumière jaillit de ses yeux et il inspecta les alentours.

– Où est-ce qu’on est ? demanda la jeune fille, la voix encore tremblante sous l’émotion.

– Nous sommes tombés sous Cano'orah. Nous sommes sur l’archipel Garyon.

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