Chapitre IV - la traversée du lac

La vieille et l’enfant passèrent la nuit à la belle étoile. Pour la première fois, Bryn ressentit avec intensité la peur, le froid et la faim. Leur table n’avait jamais débordé de nourriture, mais au moins avait-elle toujours mangé matin et soir.

La grand-mère dénicha bien quelques baies, mais elles ne suffirent pas à consoler l’estomac grincheux de Bryn. Épuisée par la marche et les émotions, elle s’endormit néanmoins, roulée en boule sur un tapis de mousse.

Une main posée sur la tête de sa petite fille, Mali sentait encore dans l’air des traces de l’incendie. Elle veilla une partie de la nuit, attendant des nouvelles des magiciennes vertes, qui ne vinrent pas.

 

Le lendemain, la vieille femme commença à s’inquiéter du sort de l’enfant, dont le ventre criait famine. Elle aiguisa ses sens dans l’espoir de dénicher quelques aliments comestibles. Sa maigre cueillette se composa de fruits des bois qui, s’ils ne les rassasièrent pas, leur donnèrent le sucre nécessaire pour continuer à avancer. Mali les mena à travers les méandres d’Amarande, se repérant au lichen sur les troncs et à la course du soleil, quand l’épaisseur du feuillage ne le masquait pas.

Elles finirent par déboucher à la lisière nord-est de la forêt, là où la rivière s’élargissait pour rejoindre le lac de Beauchêne, principal point d’eau des environs. Nombreux étaient les habitants qui venaient y pêcher, puiser de l’eau, ou s’y rafraîchir après une dure journée de labeur.

Mali fronça les sourcils, soucieuse. En quittant le couvert des arbres, il leur faudrait voyager en terrain découvert. Leur signalement devait déjà circuler dans tous les postes de garde. La vieille femme baissa les yeux sur sa tunique rêche. Leurs vêtements typiques de la vallée des sept collines ne les aideraient pas à passer inaperçues.

De son côté, Bryn rêvait d’aller patauger au bord du lac. Elle n’avait jamais vu une telle quantité d’eau. Une fois, l’ancien avait parlé de la mer. Il s’y était rendu dans sa jeunesse, accompagnant son père dans un grand voyage. Il la décrivit comme de l’eau salée à perte de vue, d’un bleu profond. Il avait dit qu’elle se trouvait tout au nord, qu’on y voyait des bateaux et de grands oiseaux qui planaient dans le vent marin. Bryn se demanda si cette étendue turquoise était une sorte de petite mer. Elle s’approcha de la berge, curieuse de découvrir si l’eau avait le goût du sel.

Mali arrêta sa petite fille dans son élan.

— Fais ce que bon te semble, mais reste sous les arbres, ordonna-t-elle.

Bryn s’assit sur ses talons, boudeuse. L’aïeule se replongea dans ses pensées. La fillette attrapa un bâton et commença à dessiner dans la terre. Elle se mit à tracer des vagues, et au-dessus, des nuages. Des fourmis déambulaient dans ces sentiers artificiels, tâtant de leurs antennes le morceau de bois qui servait de pinceau à ce tableau improvisé.

Concentrée sur son œuvre, elle ne sentit que tardivement qu’on s’approchait. La perspective qu’un soldat surgisse dans son dos envoya dans le corps de l’enfant une décharge d’adrénaline. Elle se retourna précipitamment et chuta sur son séant.

Florelle et Aveline sortirent de la végétation. Le rythme cardiaque de la fillette s’apaisa, sa grand-mère poussa un long soupir de soulagement.

— Ce n’est pas trop tôt ! les sermonna-t-elle. Je me suis rongée les sangs à ne pas vous voir reparaître. Le feu progresse toujours ?

Florelle se baissa pour envelopper la petite Bryn dans ses bras parfumés.

— Nous avons réussi à le maîtriser, annonça-t-elle avec un sourire triste.

La grande Aveline compléta :

— Cela nous a coûté beaucoup d’efforts. La forêt s’en remettra.

— Des blessés ?

Les deux magiciennes vertes échangèrent un regard chargé de tristesse. Le cœur de Mali manqua un battement.

— Je suis navrée, c’est entièrement notre faute, souffla-t-elle d’une voix faible.

— Vous n’êtes en rien responsable de la cruauté de ces hommes, lui répondit Florelle en se relevant.

La jeune magicienne vint se placer aux côtés de sa préceptrice et lui indiqua tout bas :

— Je reviens dans un instant, la petite est affamée.

La femme posa ses iris vert sur la fillette assise par terre avant de hocher la tête. Florelle disparut entre les arbres. Aveline reporta son attention sur la vieille Mali.

— Vous ne pouvez quitter la protection des arbres en plein jour. Les gardes surveillent régulièrement les sentiers alentour, et même sur les eaux, les pêcheurs vous repéreraient. De l’autre côté du lac, le peuple se range à la volonté du roi.

— Je le sais, répondit la grand-mère, adossée à un jeune bouleau. Je réfléchissais à la manœuvre la plus indiquée.

— Vous devrez attendre la nuit. Nous trouverons un passage sûr.

Le visage de la vieille femme se ferma.

— Il est hors de question que nous passions par Laban, précisa-t-elle avec un regard insistant. Nous contournerons le lac par l'ouest.

— Il serait plus rapide de le traverser, contredit Aveline. Et puis, jamais je n’ai vu de soldat s’aventurer sur l’eau la nuit. Vous pourrez ainsi continuer vers le nord en évitant au maximum le haley, car le poste de garde se trouve à son entrée.

Mali acquiesça.

— Tu as raison, mais nous ne possédons aucune embarcation.

— Ne vous en faites pas pour cela. Nous trouverons ce dont vous avez besoin.

Le silence retomba. Bryn, jusque-là intéressée par l’échange, se remit à dessiner dans la terre. Une main légère se posa sur son épaule. Florelle lui rapportait de quoi éloigner la faim pour un moment. Dès que son ventre fut rempli de fruits secs et de miel, les magiciennes vertes disparurent aussi mystérieusement qu'elles étaient venues, comme englouties par la forêt.

— La journée va être longue, ma douce, l’avertit Mali.

Mali s’assit en une position à peu près confortable et se prépara à l’attente. Les heures s’étirèrent en d’interminables minutes. Le soleil semblait ne jamais vouloir descendre vers l’ouest. Bryn se mit à rêvasser, le regard perdu dans les miroitements à la surface du lac. Plus loin, une aigrette se posa sur une pierre à demi immergée. D’un geste habile, elle attrapa un menu fretin, qui disparut dans son gosier. Elle répéta l’opération plusieurs fois, puis déploya ses ailes blanches et s’en retourna à d’autres occupations. La vie ne manquait pas au bord du lac, les butineurs s’activaient dans les fleurs, les batraciens coassaient sans relâche, les martins-pêcheurs plongeaient avec vivacité à la recherche de poissons. De toutes les créatures présentes, la fillette préféra les libellules. D’un bleu iridescent, elles stationnaient dans l’air et bougeaient soudainement à la vitesse de l’éclair. Bryn ne distinguait pas leurs ailes tant leurs mouvements étaient rapides. À plusieurs reprises, la grand-mère lui demanda de s’accroupir et de se tenir tranquille, apercevant des barques au loin.

 

Enfin, les ombres commencèrent à s’étirer et le chant des grenouilles nocturnes annonça la tombée du jour. Les batraciens au dos phosphorescent illuminèrent le paysage de touches de vert et de bleu.

Un frémissement dans le feuillage annonça le retour de leurs amies. Florelle se trouvait entourée d’un nuage de lucioles, qui éclairaient le visage de l’inconnu qui les accompagnait. Les cheveux bruns et les yeux clairs, il arborait un sourire discret et les salua d’un simple hochement de tête.

Florelle leur tendit deux paquets de linge soigneusement pliés.

— Ce sont les vêtements que portent les travailleurs des champs. Ils seront plus discrets.

Les trois magiciens se retournèrent, respectant leur pudeur. La grand-mère et la petite fille se vêtirent des tuniques de lins beiges et des pantacourts marrons des agriculteurs. Elles quittèrent leurs sabots de bois pour de souples souliers en cuir à bouts ronds, les bouts pointus étant réservés aux gens aisés. La petite remarqua que les magiciens verts ne portaient pas de chaussures. Leurs tenues étaient faites d’une matière fine, dont la couleur restait insaisissable, semblant se modifier avec l’environnement.

— Nous sommes fin prêtes, annonça Mali.

Les autres se retournèrent.

— Vairea va vous faire traverser, précisa Aveline en désignant le jeune homme. Il préserve la vie sur le lac, personne ne le connaît mieux que lui.

L’homme leur fit signe d’attendre. Il entra dans l’eau sans faire le moindre bruit.

Florelle sentait la peur de Bryn. La fillette ne saisissait pas la beauté de la nuit, elle la redoutait. D’ordinaire, au crépuscule, elle se réfugiait sur sa paillasse, à l’abri dans leur maisonnette, attendant que le jour revienne pour s’aventurer de nouveau dehors. Depuis quelques jours, elle vivait au grand air en tout temps, devant apprivoiser ce que les hommes appelaient « l’heure du loup ».

Florelle lui prit les mains.

— N’aie pas peur de la nuit, lui murmura-t-elle. Sous la lumière de la lune, le monde n’est pas plus néfaste que le jour. Tu es courageuse, crois en toi. Je te souhaite un bon voyage.

Aveline et la grand-mère observèrent la scène avec un sourire ému. Elles se donnèrent la main dans un signe d’affection et d’adieu.

— Prends bien soin de toi, chère amie, dit la vieille femme, et de ta disciple.

— Je veillerai sur elle, soit en sure. Quant à toi, promets-moi que vous serez prudentes, et de nous faire parvenir un message, de quelque manière que ce soit, quand vous serez arrivées à bon port.

La vieille acquiesça et la grande Aveline prit la petite Mali dans ses bras.

— Bon, bon, allez, se dégagea l’aïeule en essuyant une larme au coin de son œil ridé.

Une barque s’avançait sur les eaux calmes du lac. L’embarcation vint buter contre les roseaux. Vairea se hissa sur la rive et aida l’enfant et sa grand-mère à prendre place dans la coquille de noix. Il se glissa de nouveau dans l’eau et se mit à pousser la barque en silence. En voyant s’éloigner la rive, Bryn agita la main vers les magiciennes vertes restées sur le bord. Elle les fixa jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus les distinguer.

La fillette se pencha pour apercevoir Vairea pousser la barque, il lui sourit. Il battait tranquillement des pieds dans l’eau et ne semblait souffrir ni du froid, ni de la fatigue. De temps à autre, il partait en éclaireur, pour revenir quelques minutes plus tard et reprendre son labeur.

Arrivé au milieu du lac, il s’écarta de la barque pour pouvoir leur parler en face :

— Nous allons débarquer près des berges qui bordent le haley. Vous allez vous coucher dans le bateau pour ne pas être repérées. Les gardes font souvent des rondes de nuit autour du débarcadère, il va falloir être rapide.

Elles se recroquevillèrent dans la petite embarcation, qui se remit à fendre les eaux calmes. Bryn se laissa bercer par la traversée. Le ciel offrait à sa vue des milliers d’étoiles scintillantes. Elle lutta un moment contre le sommeil, puis finit par céder, les paupières lourdes.

 

L’enfant se réveilla le cœur battant.

— Ne te redresse pas brusquement, lui indiqua la voix de Vairea. Mets-toi à quatre pattes et prends bien garde de ne pas tomber en sortant.

Avec précaution, Bryn rejoignit sa grand-mère sur la rive, accroupie dans les hautes herbes. Vairea la suivit et leur fit signe de garder le silence. Les lanternes des fermes brillaient au loin et sur le chemin, tout proche, s’éloignaient les torches des gardes en faction. Le cœur de Bryn battait la chamade. Les bruits de pas s’évanouirent sur le serpentin de terre battue, qui disparaissait entre quelques minces rangées d’arbres, menant les soldats aux abords des exploitations agraires.

— Ne prenez pas cette route, chuchota leur guide. Vous seriez à coup sûr reniflées par les chiens, ou vues par les gardes en patrouille.

— Ça, j’en fais mon affaire, précisa la vieille dame.

Un rapace nocturne hulula bruyamment. Les fugitives se raidirent.

Ils se turent quelques instants, puis Vairea reprit :

— Mieux vaut se montrer prudent et ne pas attirer l’attention par l’utilisation de la magie. Les hommes n’osent pas approcher du bois de Laban. Longez le couvert des arbres et vous arriverez à Beranan sans encombre.

La vieille pinça ses lèvres en un signe de désapprobation. Elle savait pourtant que la proposition de Vairea était la plus adaptée. Seule, elle aurait agi différemment, mais la sécurité de sa petite fille primait sur ses réticences.

— Nous suivrons tes conseils, mon ami, merci à toi, de tout cœur.

Vairea baissa le menton, gêné.

— Il n’y a rien à remercier, murmura-t-il.

Le magicien rejoignit le lac. Il repartit en poussant la barque, allant certainement la replacer là où il l’avait empruntée. Un sourire malicieux fendit le visage de Mali. Le lendemain, un pêcheur du hameau prendrait place dans son bateau, sans savoir qu’il avait servi aux deux individus les plus recherchés du pays.

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AudreyLys
Posté le 06/08/2021
Coucou ! Ton histoire est toujours intéressante, l'écriture et fluide et donne une belle immersion dans tes descriptions et tes actions. La seule chose que je trouverais à redire est que le voyage de Mali et Bryn semble s'étirer en longueur. Je ne me rappelle pas non plus où elles sont censés aller, est-ce que ça a été dit et je l'ai oublié ?
À bientôt ~
Livia Tournois
Posté le 09/08/2021
Oui, elles vont vers la cité cachée de Frior. Elles sont malheureusement parties pour un long voyage...
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