Chapitre IV

Notes de l’auteur : Où Roger et le professeur Foolish fuient au Mexique

La première balle fit exploser le verre de vin et la seconde alla se loger dans le col du fémur du représentant Wonder. L’élu s’écroula au sol tenant sa jambe à deux mains, hurlant de douleur et injuriant Roger de toutes les infamies possibles. Le professeur Foolish se décomposa, atterré par la scène dont il venait d’être témoin. Roger venait de tirer sur un membre du Congrès à l’intérieur de Sa maison, dans Son jardin, avec Son arme. Il tenta tant bien que mal de considérer les événements avec le plus de rationalité possible. Le risque était grand pour qu’on l’accusât d’être le complice de son disciple, pour peu que Konrad Wonder ne survive pas à l’hémorragie qui commençait à se déclencher au niveau de sa jambe, le tribunal le tiendrait pour responsable de la mort d’un élu ; et Foolish s’imagina une seconde sur la chaise électrique au terme d’un procès expéditif. Il fallait fuir, urgemment, avec Roger pour le garder sous contrôle, au Mexique où il organiserait sa défense. C’était la meilleure chose à faire. Foolish considéra son élève en état d’hébétude après ce qu’il venait de commettre, c’était le moment d’agir. Le professeur saisit son élève par le coude, le fit monter dans son pick-up, s’installa derrière le volant et ensemble, ils quittèrent Dallas en toute vitesse.

Ils roulèrent en direction de la frontière toute la nuit, l’autoradio branché sur les stations d’information en continu. La tentative de meurtre à l’encontre du représentant Wonder fit les gros titres deux heures seulement après leur fuite. Dès lors, Foolish quitta les routes principales et suivit les voies secondaires pour plus de discrétion : il espérait gagner rapidement le désert du Chihuahua dans lequel il était plus facile de perdre d’éventuels poursuivants. Le flash se transforma en journal, puis en édition spéciale. Le professeur apprit que Konrad Wonder était gravement blessé, et de fait, toujours en vie. Des voisins l’avaient retrouvé tant il criait à la mort… Puis il fut question de deux fugitifs activement recherchés, morts ou vifs. Leurs nomsfurent prononcés au bout d’une heure d’émission. Après quoi, au grand déplaisir du professeur, les affabulations et les imprécisions gagnèrent au fur et à mesure que le temps passait, car c’est ce que font les journalistes lorsqu’ils n’ont plus rien à raconter sur des histoires qu’ils veulent faire durer. Foolish était dépeint comme le cerveau de l’affaire – les faits avaient eu lieu dans son jardin – et on le décrivait comme psychologiquement instable et dangereux. Seule consolation pour le mentor dans ces récits noirs : sa fuite, si elle réussissait, était bel et bien son unique chance de se sortir de cette mauvaise passe.

Roger, quant-à-lui, reprenait ses esprits. Prenant de plus en plus conscience de la gravité de son geste, il se désespérait dans une litanie de lamentation : oh mon Dieu, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait ! Après quoi, se rejouant le film des événements, il se demandait ce que pouvait bien faire le représentant Wonder dans le jardin de son professeur. Ô pourquoi, pourquoi cette trahison ? En réponse, le professeur Foolish tona, furieux : Konrad Wonder avait pour projet de l’embaucher au sein de son cabinet, une fois entré au gouvernement ! Tout n’était qu’une question de temps, quelques semaines tout au plus ! Et voilà que ce grand nigaud de Roger avait tout foutu en l’air !À cette seule pensée, une pulsion lui commandait de prendre le revolver des mains de son disciple et de le tuer sine die. Il se retint, songeant qu’au regard de la justice ce geste seraitcertainement perçu comme un aveu. Non, il fallait garder Roger en vie, les deux hommes seraient jugés tous les deux ou ils ne le seraient pas. Il ajouta, plus apaisé, à l’adresse de son élève qu’il était trop tard désormais pour se désoler de la situation. Le mal était fait, il ne leur restait plus qu’à fuir.

- Où fuyons-nous ?, s’enquit Roger.

- Au Mexique.

Il n’en fallut pas davantage pour glacer les sangs du jeune homme. La simple évocation de la frontière mexicaine lui renvoyait des images, vues à la télévision, de foules agglutinées contre une palissade de barbelés – plus tranchants que du verre brisé – et déterminées à passer de l’autre côté, coûte que coûte. Roger s’imaginait aux prises avec ces hommes loqueteux, pareils à des morts-vivants, monstres avides de chairs fraîches et dont il serait le prochain repas dans les toutes prochaines heures. Il tenterait, malgré sa frayeur, de passer à contre-courant de la horde. Dans cette cohue, la nasse odorante des hommes désœuvrés jalouserait sa richesse et sa condition d’Américain du nord. Ils le vilipenderaient, le lyncheraient, lui soutireraient ses vêtements et ses chaussures. À cela s’ajouterait très probablement, la confusion provoquée par l’arrivée de la police aux trousses de son professeur et de lui-même. La sirène de leurs voitureset la lumière de leurs gyrophares créeraient un mouvement de panique parmi les candidats à l’Amérique. Ils crieraient, se croiraient pris au piège, fuiraient dans tous les sens et Roger se voyait piétiné par une meute d’hommes semblables à un troupeau de bêtes sauvages fuyant un prédateur. Et puis, comme son imagination n’avait pas de limite, il se figura que les gardes-frontières enverraient un hélicoptère, muni d’un fusil mitrailleur pour avoir la certitude que personne n’entre ni ne sorte du territoire des États-Unis. Ils tireraient dans la foule, et lui, Roger, le pauvre Roger, s’y trouverait, recevrait une balle en plein cœur et mourrait en anonyme n’ayant pour seule sépulture que le charnier formé par des inconnus. Ô quelle triste fin, quelle triste fin…

***

Le professeur Foolish tira Roger de sa cruelle rêverie. L’aube pointait à l’horizon et le carburantcommençait à manquer. Plutôt que de se laisser surprendre par une panne et la clarté du jour, mieux valait abandonner le véhicule ici et poursuivre la route à pied ; de toute manière le Mexique n’était plus très loin et l’étendue du désert, maintenant qu’ils s’y trouvaient, les aideraient à distancer la police, à condition de ne pas y rester trop longtemps. N’ayant d’autre choix, sinon celui de suivre son professeur, Roger s’exécuta, mutique. Le plateau où ils mirent les pieds était un no-man’s land sans tranchée ni cri de guerre, ni tir d’obus ni drapeau ; pourtant les deux fugitifs avaient bien l’impression de se trouver au milieu d’un champ de bataille tant le sol était jonché de cadavres : les pieds des squelettes désignaient le Mexique, et leurs poitrines, et leurs bras, et leurs têtes, l’entièreté de leur buste s’étiraient en direction des États-Unis, derniers instants d’espoirs inassouvis sur le théâtre d’un conflit invisible…

Ce spectacle lugubre rendit leurs pas hésitants et si la fraîcheur et l’obscurité du petit matin les avaient encouragés à se mettre en route, la chaleur et la luminosité du soleil à l’approche du zénith rendit leur marche soudainement insupportable. La soif les assaillit plus vite qu’ils ne le crurent, leurs foulées se firent de plus en plus en plus courtes et, avec l’augmentation de la température, l’odeur des corps en état de putréfaction envahit l’atmosphère et leur sauta à la gorge. Les deux hommes eurent le sentiment de suffoquer tant l’air était fétide. Ils avancèrent de cette façon en ne croisant que des morts et jamais de vivants, jusqu’à apercevoir le lit d’une rivière au loin. Le cours d’eau charriait de nombreux cadavres et ossements humains dans son courant, il humidifiait un peu l’atmosphère alentour et, de fait, intensifiait l’odeur de la chair putréfiée au point de provoquer de violentes nausées aux deux marcheurs. L’un comme l’autre reconnaissaient le Rio Grande marquant la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ils touchaient au but ! Tous deux savaient qu’en traversant ce fleuve, ils seraient tirés d’affaire ; encore fallait-il accepter de rejoindre le flot des défunts pour accéder à une autre vie sur la rive d’en face. Ils appréhendèrent le cours d’eau avec dégoût, chaque pas supplémentaire vers le Mexique leur provoquait un haut-le-cœur.

Pendant qu’ils réunissaient le courage nécessaire pour traverser le fleuve à gué, ils ne remarquèrent pas qu’un homme chétif et élancé, aux cheveux de charbon et au regard aussi vif et affuté qu’un rapace, s’approchait prudemment d’eux, une arme au poing. Il avait un foulard sur le nez pour atténuer les effluves des morts et une casquette amarante vissée sur le crâne. À pas de loup, l’inconnu s’approcha de Roger. Il avait aperçu l’arme à feu accrochée à sa ceinture et comptait s’en emparer avant de se dévoiler. Chacun de ses mouvements s’exécutait avec uneprécision calculée et le bruit de ses pieds foulant le sol n’était qu’un murmure couvert par les étouffements nauséeux de ses deux victimes. Tapi dans la roche, il observa un moment d’immobilité avant d’agir, quelques instants de concentration avant de surgir. Le temps d’un battement de cils, avec des gestes aussi furtifs que certains, il déposséda Roger de son arme, planta le canon de son pistolet dans le dos de sa proie et tint le professeur Foolish en joue avec l’autre revolver. Hébété par la chaleur et la rapidité des événements, le professeur Foolish levales mains au ciel sans résister. Il était pris au piège, faible et défait, et il se résignait à l’idée d’être capturé. Les deux armes braquées sur eux, le ravisseur somma à ses prisonniers de le précéder et de longer le fleuve. Ils s’exécutèrent pendant une longue heure jusqu’à distinguer au loin, et à leur grand désespoir, un convoi de trois fourgons noirs. Deux autres hommes, plus costauds et plus féroces que leur kidnappeur les attendaient fermement, les visages tirés et lesregards rageurs. Roger et son professeur s’imaginèrent alors que la police avait eu raison d’eux et qu’ils avaient échoué dans leur fuite. C’en était fini de leur cavale, ils seraient conduits à Dallas pour un procès.

***

Il n’en fut rien. À peine les trois marcheurs furent-ils à portée de voix, que les deux colossesfélicitèrent, en espagnol, leur compère pour la prise qu’il venait de faire. Ils s’échangèrent peu de mots mais cela fut suffisant aux deux captifs pour comprendre qu’ils étaient entre les mains de narcotrafiquants mexicains et non à la merci de la police texane ; quelque part, cela les rassura.

Quand le professeur et Roger furent assez près du convoi, les deux géants s’approchèrent d’un pas calme et assuré jusqu’à se dresser à quelques centimètres d’eux, puis sans prévenir, ils leurplantèrent leurs poings dans le bas du ventre. Le souffle coupé, les deux Américains se plièrent en deux et il fallut encore deux coups supplémentaires pour qu’ils s’écroulassent au sol où les deux mastodontes les ruèrent de coups de pied dans un défoulement hargneux et rancunier pendant de longues secondes, au son des gémissements de douleur. Le passage à tabac aurait pu durer bien plus longtemps encore, si le ravisseur n’avait pas sonné la fin de la partie en tirant en l’air après avoir demandé en vain d’arrêter les coups. Ni Roger, ni le professeur Foolish ne comprirent ce qu’ils se disaient mais la discussion fut vive. Le ton montait rapidement, les mains se levaient au ciel, les insultes volaient, des menaces de mort également. Sérieuses. Après quoi, les deux colosses, de mauvaise grâce, ligotèrent les prisonniers, leur bandèrent les yeux et les jetèrent dans le véhicule de leur complice. Il y eut encore quelques échanges inamicaux puis ilsgagnèrent chacun leur fourgon et quittèrent les lieux en vitesse.

Avant de partir, et maintenant qu’ils se trouvaient seuls, le ravisseur ouvrit une gourde et fit boire ses deux détenus. Pendant que Roger et le professeur se ruaient sur la boisson qu’il leur offrait, il s’adressa aux deux hommes, en anglais :

- Je suis désolé pour les coups que vous venez de recevoir. Mes deux associés sont furieux. Cette nuit, nous avons tenté le passage pour une vingtaine d’hommes, et aucun d’eux n’a pu échapper aux garde-frontière. En temps normal, il n’y en a pas autant dans cette région et il faut dire quele climat se charge de faire le ménage pour vous… – Il marqua un silence ému – Et puis votre cavale est passée à la radio. Évidemment, nous avons fait le lien. Les policiers ne vous ont pas trouvés, à défaut ils sont tombés sur nos hommes et cela leur a suffi pour rentrer au poste avec un rapport à présenter aux chefs. Quand, sur le chemin du retour, nous avons aperçu vos silhouettes, mes deux associés ont tenu à ne pas en rester là… C’est comme cela que les problèmes se règlent au Mexique. Un coup de poing, un coup de pied, un coup de feu, qu’importe tant qu’un coup est porté et que vengeance est faite. Je vous y emmène puisque c’est là que vous voulez fuir. N’y voyez pas une faveur, je ne fais qu’exécuter les ordres de mes commanditaires ; ils n’en ont pas encore fini avec vous. Nous passerons quelques jours ensemble, le temps de décider de votre sort.

La gourde était vide, bue d’un trait. Il s’installa devant le volant de son fourgon, démarra levéhicule, et comme les deux Américains restaient muets, groggy par les coups qu’ils avaient reçus, le passeur poursuivit :

- Je serai votre seul contact avec l’extérieur. Inutile de vous évader ou de vous retourner contre moi. Je suis autant prisonnier que vous dans cette histoire, alors faites-en sorte que tout se passebien… Appelez-moi Cánimo.

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