CHAPITRE III – Ce chemin était un fleuve et cette forêt une jungle - Partie 5

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Ce jour-là, après avoir franchi le seuil de la grotte, les deux élèves suivaient alors leurs professeurs dans les tunnels sinueux du Massif de la Mère et l’Enfant.

Les trois marins qui les accompagnaient n’étaient qu’à quelques mètres derrière eux, prêts à les suivre jusqu’à la zone que les gaz finiraient par leur interdire, légèrement inquiets à l’idée de s’en rapprocher. A l’inverse des matelots, Achille et Maria semblaient plutôt détendus, tandis que Marco-Aurelio se prenait comme toujours de curiosité pour le moindre détail. Quant à Arcturus, il restait silencieux, en se contentant de répondre platement à chaque question qui lui était directement destinée, ce qui ne manqua pas d’intriguer Maria. Pour elle, il était impossible d’être aussi calme, alors qu’un bassin de LM blanc, d’une nouvelle version de cette fabuleuse molécule, était là, à quelques minutes de marche. En plus, Arcturus était aussi bavard qu’Alessia, quelque chose devait le déranger, il ne pouvait en être autrement.

— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ? » finit-elle par s’agacer, avant qu’il ne se justifie sans hésiter une seconde.

— Non, je réfléchis. Comment allons-nous nous repérer dans ces tunnels ? Nous devrions laisser des guets ou des indications tout le long du chemin.

— Vous avez remarqué ça ? » lui lança Marco-Aurelio, en s’abaissant près de la paroi du tunnel, face à une très fine veine laiteuse qui serpentait en surface de la roche qu’Achille s’empressa de venir observer de plus près.

— Grâce à toi, oui. C’est comme les veines des souterrains de la première nappe. Pourtant nous devons encore être loin du bassin, ce n’est pas normal, le blanc n’a pas la vigueur du rouge, les veines n’auraient pas dû progresser autant.

— À moins que notre légende indienne ait décidé de reprendre son histoire … Enfin, quoi qu’il en soit celui-ci ne tardera pas à se libérer non plus, par la rivière ou la roche, plus rien ne le retient. » se souvenait-elle l’entendre dire, sans vraiment comprendre où voulait en venir son professeur bien qu’Achille en paraisse préoccupé lui-aussi.

— Nous allons l’exploiter, ne t’en fais pas pour ce détail. Nous pourrons remettre l’endroit sous contrôle avec le temps. » lui assura-t-il, tout en se retournant vers ses deux élèves, et surtout Maria. « Au moins, nous avons trouvé notre guide. Même si le tunnel venait à se scinder, il nous suffira de suivre l’élargissement et le scintillement des veines pour se rapprocher du fond. Mais faites attention tout de même, on ne se sépare pas pour l’instant. » se réjouit-il en tapant amicalement l’épaule de sa chère disciple, avant de reprendre la marche dans les tunnels et ses discussions avec Marco-Aurelio, que Maria essayait désespérément de comprendre avec l’aide d’Arcturus – qui ne lui répondait que des banalités ou des aveux d’ignorance.

 

Mais malgré tous ces mystères, il en fallait bien plus pour la démotiver de son expédition scientifique, elle était précisément venue ici pour découvrir.

Ainsi, le groupe continua de cheminer sans encombre dans les profondeurs, seulement éclairées de leurs petites lanternes, jusqu’à ce qu’Achille ne lève la main en signe d’arrêt, dès qu’il arriva sur le seuil d’une grande cavité emplie d’un gaz blanc finement luminescent. Celle-ci était également tapissée de curieux champignons tout aussi luisants, ce qui permit aussitôt à Marco-Aurelio de conclure sur cette vapeur toxique, elle est dégagée par ces vesses mutantes, nos marins feraient mieux de remonter un peu lorsque nous les écraserons, cela dispersera davantage leurs spores. Les professeurs et leurs élèves enfilèrent donc leur masque à gaz, avant de poursuivre au travers de cette cavité sans leurs protecteurs, puis vers des tunnels où la pierre sans cesse plus sombre faisait toujours mieux ressortir la teinte laiteuse des nervures du massif. D’ailleurs, malgré la lueur des lanternes, Maria finit progressivement par laisser son regard se perdre dans l’éclat scintillant de ces veines, au grand amusement de Marco-Aurelio qui la surprit à rêvasser au détour d’un regard en arrière. La pierre semblait presque bouger tout autour d’elle, à moins que ça ne soit qu’une illusion d’optique causée par le gaz, ou que Maria fût trop excitée par son excursion. Seulement, ce n’était rien de tout ça, et ce n’était pas avec ces lanternes qu’elle allait pouvoir comprendre ce qu’elle voyait en réalité.

Alors l’Italien demanda à chacun d’éteindre la petite lampe qu’il portait, afin que les tunnels puissent reposer à nouveau dans le noir. Et quand l’expédition éteignit ses lumières, la magie de la nappe reprit vie en un instant. Aussitôt, les turbulences que Maria avait cru voir dans la roche se révélèrent être tels de grands courants dans un océan, tremblant de pierre bleu marine, dont les contours semblaient délimités par les nervures du LM. À force de s’y plonger, elle croyait même discerner des remous dans la paroi, comme un subtil mélange entre un mur qui paraîtrait vivant et une véritable vue de l’océan. Pourtant, ce n’était que le début de la descente. Car dans les tunnels plus profonds, elle put ensuite découvrir qu’ici et là, les lueurs et les vapeurs des veines formaient des serpents et cétacés marins d’azur ondulant dans, ou sur la pierre, tous en direction de la suite du souterrain.

Un spectacle largement assez grandiose et bucolique pour émerveiller le cœur de glace de Maria et lui arracher un ton enfantin …

— Si ça n’est pas une hallucination, qu’est-ce donc, Maître ? Ça ne peut être de la physique, ni de la sorcellerie. » demanda-t-elle à son mentor, aussi fascinée qu’aurait pu l’être Anastasia devant un spectacle si improbable.

— C’est le signe que nous sommes sur une bonne piste ! Il y a peut-être vraiment quelque chose de grandiose au bout de ce tunnel, Marco. Emil avait raison, et tort en même temps ! » se réjouit Achille, sans vraiment répondre à sa question, et en redoublant d’effort dans sa marche, sous les regards plus inquiets de Marco-Aurelio – sans qu’elle non plus ne comprenne pourquoi, tout comme Jasper.

— Ne t’emporte pas trop, quoi que nous trouvions ici. » lui lança-t-il en se mettant dans sa suite, à l’image de Maria qui préférait retenir ses questions en supposant que tout lui serait expliqué une fois qu’elle verrait le bassin.

 

Mais au bout de plusieurs foulées, ce faux-aquarium de lumière et de brume scintillante qu’était devenu le tunnel se sépara alors en deux parties.

Celui de gauche descendait pour aboutir aux rives du bassin de LM, tandis que celui de droite aboutissait à un grand promontoire en surplomb de la nappe, à près d’une dizaine de mètres au-dessus de l’onde. En revanche, les serpents et cétacés azurs continuaient de s’écouler dans chacun d’eux, empruntant un tunnel ou l’autre sans faire de différence, de la même manière que le fit l’expédition. Par chance, le groupe s’engagea directement dans la galerie de gauche, afin d’y découvrir l’immense cavité de pierre noire où gisait le bassin. Et que ce soit Maria ou Achille, ils se précipitèrent pour arriver sur les berges, comme s’ils espéraient y trouver quelque chose de merveilleux. Pourtant, ce grand espace n’était qu’un rivage désert d’une roche aussi propre que lisse, qu’un bassin laiteux sans le moindre remous, et rien de plus. Le Pionnier Français en parut alors désespéré, presque figé sur ce rivage, cherchant tout autour de lui ce qui devait normalement se trouver ici, à tel point que Maria faillit le bousculer en venant le devancer. Pour elle, il y avait tout ce qu’elle espérait ici, largement assez pour qu’elle aille jusqu’à s’agenouiller dans l’onde du bassin, afin d’y réaliser ses précieux échantillons, en jetant parfois des regards enchantés vers la voûte et ses hallucinations azurées. Et pour ce dernier détail, Arcturus comme Marco-Aurelio l’imitèrent, tant ils étaient fascinés par ce spectacle couvrant toute la roche sombre de la grotte du Prince, et plus encore. Car les hallucinations ne disparaissaient pas dans la pierre, elles redescendaient vers le fil du bassin pour disparaître dans les eaux. Deux par deux, comme si leur rythme était parfaitement synchronisé, les serpents et les cétacés se confondaient ensuite dans un petit tourbillon à peine perceptible au centre de la nappe, en forme de Tomoe à quatre branches. Pourtant, là-aussi, Achille n’y accorda qu’un regard, comprenant que ce n’était pas ça qu’il cherchait. Heureusement, la vision de Maria si joyeuse finit par lui ôter une part de sa déception, elle ressemblait tellement à sa défunte fille dans ces moments de curiosité qu’Achille en souriait, sans même s’en rendre compte. Si seulement ce LM pouvait faire revivre les êtres chers qui ont été perdus …

La solution devrait être ici normalement, l’un des Trois l’avait promis, se répétait-il en continuant à regarder partout autour de lui pour en revenir toujours à cet étrange petit tourbillon au centre de le nappe, foutus menteurs de merde …

— Je – tu ne vas pas rester ici à ne rien faire, si ? » lança soudainement Maria à l’adresse de son collègue.

— Bien sûr ! Je m’y mets immédiatement. » se ressaisit Arcturus en se dirigeant aux côtés de sa camarade française, sous le regard souriant de Marco-Aurelio qui se retourna vers Achille.

— Que dirais-tu que nous allions voir si l’autre tunnel ne nous en réserve pas davantage ? Et ça nous permettra de discuter un peu en privé, nous avons peut-être quelques conclusions à tirer. » l’entendit-elle confier à son ami, avant que ses deux mentors ne remontent vers l’embranchement en amont pour explorer le second tunnel et ce promontoire.

 

Évidemment, Maria était trop excitée pour chercher à les suivre, ou à leur demander plus d’explications tant elle avait des centaines de choses à collecter ou schématiser ici, entre le liquide et son bassin, la roche et ses apparitions, jusqu’à l’air ou l’apparence générale de cette cavité …

Néanmoins, son cher ami et assistant temporaire paraissait visiblement tracassé par quelque chose, à tel point que Maria finit par le remarquer à force de lui tendre la énième fiole qu’il devait ranger proprement dans son sac …

— Tu n’as jamais été très rapide mais quand même. Ceux sont ces lumières bizarres qui t’intriguent ? J’ai déjà supposé qu’elles puissent venir de nos imaginaires collectifs, tu sais. » lui exposa-t-elle aussitôt, histoire qu’il ne songe même pas à lui voler cette idée qu’elle comptait aller proposer à Marco-Aurelio.

— Non, je vais bien, j’hésite en fait. Je me demande si je ne pourrais pas remonter chercher Alessia pour qu’elle assiste à ça, elle va le regretter sinon. Et ça lui fera une occasion de surmonter sa peur. » lui expliqua-t-il, au grand étonnement de Maria qui n’y avait même pas pensé, malgré toute son amitié pour la Florentine.

— C’est vrai que ça pourrait peut-être la motiver. Mais il y en a au moins pour dix minutes de marche jusqu’à la surface. Et tu pourrais te perdre dans les tunnels ... 

— Je pourrais toujours demander à un soldat de s’en charger ou de m’accompagner quand j’arriverai à leur hauteur. » lâcha-t-il en se levant, visiblement convaincu de sa bonne action. « D’ailleurs, tu ne viendrais pas chercher ta meilleure amie avec moi ? » lui demanda-t-il, sans que cela ne gêne Maria de répondre par la négative, après tout, Alessia a choisi de ne pas venir et ça lui fera une bonne leçon pour toutes les prochaines fois.

 

Mais, d’un côté, s’il pouvait aller la chercher, ça l’arrangeait bien finalement, tant qu’elle pouvait rester ici pour préparer ses premières expériences avec du sel, du sucre, de l’eau et toutes sortes de petits ingrédients qu’elle avait déjà sur elle - le tout dans le dos de ses professeurs, c’était encore plus excitant.

À vrai dire, aussi loin qu’elle s’en souvenait, elle avait toujours eu l’habitude de laisser sa curiosité l’emmener loin de la surveillance de ses parents ou tuteurs - que cela soit pour mener des expériences clandestines ou faire des bêtises avec Undine. Enfin, il fallait bien faire les efforts nécessaires, et savoir se presser en secret pour tout savoir ou tout faire avant les autres. D’ailleurs, seule près des rives de la nappe, face au spectacle qui se mouvait sur la voûte rocheuse, elle put se laisser aller à ses rêveries, elle se demandait presque si aucune créature ou esprit ne vivait effectivement dans ce lac, si les légendes n’avaient pas un fond de vérité. C’est peut-être ça qu’ils cherchent, en vint-elle à penser, avant de se corriger, non ça serait stupide, mes professeurs sont rationnels, ils doivent déjà savoir ce qu’il se passe ici, c’est un test comme d’habitude. Puis, tandis qu’elle se retournait pour attraper un outil dans son sac, une occasion inespérée se présenta à Maria : un serpent d’azur s’apprêtait à glisser sur les rochers non loin d’elle, à hauteur de torse. Prise de curiosité, la jeune savante décida donc de s’en approcher, d’observer l’ondulation de ses écailles si finement reproduites sur cette pierre aussi noire que le vide, jusqu’à finir par y poser sa main, sans imaginer que cela puisse avoir le moindre effet. Pourtant, le serpent fut aussitôt pris d’une brutale convulsion, au point de la faire sursauter. Elle fut tellement surprise qu’elle en recula par réflexe, regardant autour d’elle par peur d’avoir fait quelque chose de mal, avant que le serpent ne reprenne son cours, sans se troubler davantage des regards gênés qu’elle lui envoyait désormais.

Mais la Franco-Polonaise était un esprit plus curieux que cela, et elle décida d’aller renouveler l’expérience plus haut dans la grotte, avec un fantasme de cétacé pour voir comment il réagirait. Malheureusement, les quelques baleines qui passaient dans ce tunnel-ci étaient trop hautes pour qu’elle n’aille les ennuyer, elle dut donc remonter jusqu’à l’embranchement du tunnel afin d’en trouver un qui lui soit accessible, glissant d’un côté et de l’autre d’une veine de LM. En fait, cette baleine de lumière semblait tellement s’amuser de ses aller-retours qu’elle en fît sourire Maria, mais l’envie restait trop forte, il fallait qu’elle l’embête, alors elle posa son index sur la baleine. Et si le cétacé réagit en frétillant légèrement, il ne dévia pas de sa route ni ne ralentit, même lorsqu’elle posa pleinement sa main sur lui, comme pour caresser ce rêve éveillé. Cependant, tandis qu’elle en restait ébahie, un grand serpent vint calmement devancer son cétacé et la sortir de ses pensées, lui laissant constater par la même occasion qu’elle avait lentement progressé dans le tunnel conduisant au promontoire – sans en avoir vraiment conscience. Ainsi, elle entendit des éclats de voix qui lui parvenaient très faiblement depuis le fond de cette galerie : celles de ses deux professeurs. Poussée par son insatiable curiosité, elle décida donc de se rapprocher, et crut alors comprendre qu’il y avait un désaccord entre eux, sans pour autant saisir le moindre mot, simplement les modulations de voix d’Achille qui couvraient celles de Marco-Aurelio. Bien évidemment, il n’y avait pas de quoi en faire un drame, Maria était habituée à voir ses quatre professeurs échanger très vivement, parfois sans ménager leurs piques verbales. Elle se demandait simplement qu’elle était le sujet de ce débat, car cela devait probablement être ne rapport avec le bassin ou ses étranges formes lumineuses qui nageaient sur la roche.

Alors, du mieux qu’elle put, elle commença à discrètement, subrepticement suivre les voix, pour entendre de quoi ses professeurs discutaient, pour qu’au bout de quelques dizaines de pas, elle puisse enfin entendre les plus forts des mots, sans pour autant réussir à en saisir des phrases.

— … Nous n’avons plus d’autres solutions … Ils sont tous morts ! … Et tes fameux chasseurs ont tous été tués ! … Achille ! tu es tout seul ! » semblait implorer Marco-Aurelio à son ami, déjà convaincu et visiblement excité.

— Non ! … August va te doubler, comme moi ! … Ce tunnel doit forcément cacher quelque chose d’autre ! … Et si on ne trouve pas, on est tous foutus !

— … Il n’y a rien d’autre pour l’instant ! … Écoute moi ! Le moment n’est pas encore venu … Le rituel d’en Bas a fait son effet … Il faut rester calme ! » insistait l’Italien pendant que Maria se rapprochait, captivée par son écoute.

 

Mais cette fois, elle resta suffisamment vigilante pour qu’au détour d’un virage, elle s’arrête immédiatement à la vue d’une silhouette, très timidement révélée par le crépuscule bleuté de la grotte.

Seulement en stoppant son pas si net, elle eut le malheur d’écraser un petit morceau de pierre, craquant et grinçant contre la roche du sol. Aussitôt, ladite silhouette dans le tunnel se retourna d’un seul geste, aussi vite que Maria retira son pied et recula derrière la paroi rocheuse, couverte par un éclat de voix d’Achille. Cette silhouette ne peut-être qu’Arcturus mais que fait-il ici, s’étonna-t-elle en retenant sa respiration et ses appuis du mieux qu’elle puisse, et pourquoi me cacherai-je de lui ? Elle n’en avait pas la moindre idée, mais que ça soit par suspicion ou par intuition, elle préféra rester cachée, jusqu’à ce qu’elle entende des bruits de pas discrets, et qu’elle comprenne que la silhouette se remettait à avancer. Alors Maria sortit prudemment sa tête, avant d’elle-aussi reprendre sa filature, pour finalement confirmer ses pires craintes : Arcturus marchait blotti contre la paroi, à peine éclairé par les lueurs bleutées qui venait se refléter sur le pistolet qu’il tenait en main, le long de sa jambe gauche, le doigt déjà sur la gâchette. Qu’est-ce qui lui prend, qu’est-ce qu’il fabrique avec une arme, se demanda-t-elle en continuant à avancer prudemment, et pourquoi me mentir en me parlant d’Alessia, je ne devrais pas être là ?

Est-ce en rapport avec ce dont ils parlent, crut-elle saisir, sans pouvoir en être sûre, tout en essayant de se concentrer sur les voix lointaines de ses professeurs tandis qu’elle accélérait machinalement sa filature.

— … August est notre meilleure chance ! Si nous n’arrêtons pas les rêves d’Emil avec lui … Il mourra et l’Humanité sera orpheline. » insistait inlassablement Marco-Aurelio, sans que ça n’apaise son collègue.

— Plutôt crever ! … Je ne laisserai pas le LM être gaspillé par ce chien de marchand ! … Et pour ça non plus, ne t’en fais pas, rien n’est éternel de toute façon … Même Dieu est né à un moment …

— C’est donc ça ce que tu comptes faire ?! Et confier le LM à d’autres révolutionnaires encore plus irresponsables pour y parvenir ?! … Tu ne vaux pas mieux qu’Emil finalement ! Tu te feras avoir comme lui !

— Non, moi, je serai directement aux commandes ! On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! … Je n’en ai pas fini ! Ni August, ni Emil, ils n’ont pas encore gagné ! … C’est comme ça que le Conseil réussira, que le monde sera unifié, c’est ça la seule solution ! » continuait à se défendre Achille en montant à nouveau d’un ton, tout comme son collègue qui répliqua aussitôt, à tel point que Maria en entendait de plus en plus sans en comprendre davantage, et sans toujours rien en voir.

 

C’est alors que les voix des deux savants se mirent soudainement à résonner différemment, si bien qu’elle réalisa qu’ils étaient arrivés au bout du tunnel, sur le promontoire qu’elle avait vu depuis les rives de la nappe.

Ils devaient être à quelques mètres, juste après ce virage où elle avait vu Arcturus disparaître, une poignée de secondes avant qu’elle n’y arrive à son tour. Mais soudainement, c’est Arcturus qui apparut devant elle, si près qu’elle put voir ses yeux s’écarquiller au travers de son masque à gaz. Visiblement, il avait souhaité reprendre cette bonne position d’observation pour espionner la situation, sans imaginer qu’il allait y trouver sa camarade, figée contre la paroi rocheuse, aussi incapable de réagir que lui.

L’incompréhension ne dura certes qu’un instant, mais les questions qui défilèrent dans leurs têtes le transformèrent bien en une longue minute de silence pesant.

— Arcturus, que fais-tu ici ? » commença-t-elle à lui chuchoter, pour que ce dernier lui retourne aussitôt la question sur un air bien plus vindicatif. « Moi, je suis curieuse, c’est tout, tu me connais. Et je n’ai pas d’arme à la main. » se justifia-t-elle sans se démonter, le laissant soupirer profondément, jusqu’à en fermer les yeux, hésitant à relâcher la pression sur son pistolet. « Qu’est-ce qu’il se passe, Arcturus ? Tu sais que tu peux tout me dire à moi, je ne suis pas William ou Alessia. » l’interrogea-t-elle d’une voix douce presque maternelle, assez sincèrement pour qu’il ne se résolve aux aveux.

— Je – Bon, Achille est devenu dangereux, pour le monde entier. Il doit être arrêté. » lui lança-t-il de but en blanc, à la grande surprise de Maria qui ne put s’empêcher de lâcher un peu trop fort sa surprise, au point qu’Arcturus dut lui dire de se taire en jetant un regard inquiet à ses deux professeurs. Cependant, ils étaient trop absorbés dans leurs débats pour entendre la voix de leur élève, quand bien même elle avait presque crié son étonnement de voir son ami lui annoncer qu’il voulait tuer son professeur. « Non, je - … Je dois m’assurer qu’il meurt seulement si Marco-Aurelio n’arrive pas à le convaincre de revenir à la raison, de se rendre … ou à le tuer lui-même …

— Pourquoi ? Qui t’a dit de faire ça ? » lui demanda-t-elle sans perdre la moindre seconde, avec l’appréhension d’entendre son ami confirmer ce qu’elle craignait : il était sous l’influence d’August, comme Marco-Aurelio, et ils étaient convaincus d’être le camp du bien.

 

Mais Maria savait bien qu’il n’y avait pas de camp du bien, tel qu’elle lui rappela dans un calme paradoxal, il n’y a que des intérêts, Arcturus, ne vaux-tu pas mieux que ça ?

Malheureusement, le Britannique n’avait pas le temps de faire un exposé détaillé de toutes les raisons qui l’avaient résigné à ce choix douloureux, il dut se contenter d’un simple résumé : Achille prépare une révolution terrible, la Commune de Paris n’était qu’un coup d’essai. Et ce dernier put tout juste ajouter que leur professeur prévoyait un endoctrinement massif de la population par le LM, quand la voix de Marco-Aurelio résonna plus fort que jamais.

— Tu vois ?! Il n’y a rien de plus ici !

— Attendons de voir ! Que ce soit le fils d’Ashoka ou Tomoe Gozen, ils seront obligés de répondre à ça ! » clama-t-il avec une fierté résonnante dans sa voix, alors que Marco-Aurelio laissait échapper une voix choquée, scandalisée même.

— Tu as ramené le Disque ici ?! Tu sais ce qu’il se passera s’il touche la nappe ?!

— Il faut bien que cette babiole montre de quoi elle est capable ! Je ne veux plus croire ou faire croire ! Je veux voir et faire voir !

— Tu ne peux pas t’en servir ! Tu n’es encore qu’un humain parmi tant d’autres !

— Qui sait ? Le LM coule déjà en moi. Et d’ailleurs, en leurs temps, des mortels comme Tomoe ont bien – Euh, où sont passés Maria et Arcturus ? » finit-il par lâcher, avant que des coups de feu n’éclatent à l’extérieur de la grotte jusqu’à venir résonner dans tous les tunnels. « Qu’est-ce que – Où sont-ils, Marco ?! Qu’est-ce que ça signifie tout ça ?! » explosa-t-il de colère, devant son ami impuissant et balbutiant.

— Euh – Je ne sais pas, je te l’assure ! J’ignore où ils sont et je ne sais pas ce qu’il se passe !

— Ça ne sert à rien de me mentir, je te connais, Marco ! Réponds-moi !! » continuait-il à s’énerver face à un Marco-Aurelio de plus en plus désemparé par ce qu’il se passait, presque autant que l’était Arcturus à quelques dizaines de mètres derrière eux.

 

Car, comme Maria était en train de l’apprendre de la bouche de son ami, c’était le professeur italien qui devait donner le signal aux bandits, pour créer une explication à la mort d’Achille devant les autorités.

Pourtant, il n’en avait donné aucun, même son complice anglais ne comprenait plus ce qu’il se passait. Mais Arcturus finit tout de même par avouer dans la panique que le plan d’August prévoyait quelques morts, notamment les mercenaires que le Français aurait très probablement engagé par sécurité. Et le sang de Maria ne fit qu’un tour en entendant cela, tandis qu’il commençait déjà à baisser piteusement le nez, couvert de honte.

— Alessia est en train de se faire tirer dessus pendant que tu me parles ?! » s’emporta-t-elle pour qu’il l’implore de baisser d’un ton, par peur qu’elle interrompe l’engueulade qui continuait de s’embraser sur le promontoire. « Arcturus, à quoi tu joues ? Pourquoi tout ça ? Tu as perdu la tête ?

— Si je veux occuper la présidence de Solar Gleam, je n’ai pas le choix. August prévoit de me la céder pour fonder une autre entreprise et s’y consacrer à plein temps. Pour Solar Gleam, je dois juste lui prouver ma loyauté, tu me comprends n’est-ce-pas ? » finit-il par lui demander sur un ton presque suppliant, espérant qu’elle l’accepte et qu’elle l’aide.

 

Après tout, il aurait bien besoin d’elle pour Solar Gleam, ou même plus tard, lorsqu’il faudrait conquérir l’AP. Seulement Maria ne voyait pas les choses ainsi, ni aux yeux de sa morale, ni aux yeux de ses intérêts.

En revanche, elle n’allait pas pleurnicher à la manière d’Alessia, ni chercher à se braquer contre lui tel que William l’aurait fait. Seulement que devait-elle faire ? Cette excitation qu’elle sentait crépiter en son cœur battant détenait-elle la solution ? Alors durant une seconde, la jeune Maria vécut une réflexion transcendante, une agitation comme elle n’en avait pas connu depuis la répression de Cracovie ou sa fuite de Pologne – presque une mutation. Ainsi, c’est la Lune Pâle du Conseil qui intervint dans son esprit, pour la faire réagir et proposer à Arcturus un arrangement qui leur bénéficierait à tous deux, sur le ton le plus froid qu’elle pouvait déjà avoir en ce temps. Et quand il lui demanda quel marché elle pouvait bien négocier au fond d’une grotte, toute seule, sans arme, Maria enchaîna aussitôt sur ledit arrangement : les élèves doublent leurs professeurs, maintenant et tout de suite.

Immédiatement, elle lui annonça qu’elle savait comment faire tomber Achille, sans le tuer, en dénonçant simplement ses actions révolutionnaires aux autorités républicaines françaises. Il suffisait donc qu’August soit écarté, pour qu’ils puissent ensuite placer le pauvre Marco-Aurelio sous leur emprise, avec l’aide de l’innocente Alessia, de telle sorte que Solar Gleam retombe entre les mains d’Arcturus. Emil était loin avec son RFA et sa nappe des Alpes Autrichiennes, les derniers stocks de LM et les recherches du Conseil tous en sécurité chez Marco-Aurelio ou Achille – et moins chez August. En somme, c’était un pari aussi risqué et impromptu, mais encore jouable et, surtout, si prometteur que l’Anglais finit par en sourire nerveusement. Effectivement, il avait lui-aussi songer à prendre la place de son mentor, il avait même amorcé un début de conspiration au détour d’une conversation avec le redoutable David Rutheyet – déjà maître de l’Alliance for Progress. D’ailleurs, s’il hésitait encore devant son amie impatiente, c’était probablement parce qu’il savait devoir préférer son rival à son cher professeur …

Mais ses atermoiements furent de très courte durée, puisqu’une explosion retentit soudainement dans les tunnels pour l’abréger, une détonation qui provenait de l’entrée du souterrain.

— C’est des explosifs ?! Arcturus, c’est normal, ça aussi ? » lui chuchota-t-elle vivement, en se retenant du mieux qu’elle pouvait de crier tandis qu’il balbutiait des explications confuses, soi-disant que les hommes d’August ne devaient pas faire ça, qu’ils ne devaient pas risquer de faire du mal à Alessia. « Peut-être qu’il t’a trahi toi aussi. Tu vas tous nous laisser crever dans cette grotte pour une promesse de ce menteur ? Pour qu’il récupère tout pour son compte ? » lui lança-t-elle, pour que le Soleil Marin ne paraisse naître à son tour, qu’il réagisse enfin et qu’il accepte.

 

Malheureusement, presque dans la foulée, un coup de feu vint brutalement résonner si près d’eux qu’ils s’en figèrent de stupeur, avant de se presser pour accourir en direction du tir : au bout du promontoire où retombait un pistolet encore fumant.

Avec un long couteau en main, Marco-Aurelio menaçait Achille de le transpercer, sans que ça n’apaise la colère de son ami, prêt à se risquer au contact malgré tout. Le Pionnier Français réussit alors à rabaisser la lame vers ses côtes, à s’y empaler volontairement tandis qu’il agrippait fermement la jointure du masque à gaz de son ami. Bien sûr, l’Italien se débattit, remua son couteau enfoncé jusqu’à la garde, mais son camarade ne manquait pas de force – fût-il moins massif. Il s’acharna tellement qu’Achille parvint même à reprendre le dessus pendant un instant, juste avant que Marco-Aurelio ne réussisse à retirer sa lame pour la planter de nouveau. Cependant, quand Maria et Arcturus arrivèrent à leur hauteur, à quelques mètres d’eux, il finit par arracher le masque à gaz de son collègue qui le tenait ferme, au ras du vide, si bien que la soudaine bouffée de gaz le fit trébucher, puis les emporta tous deux dans le bassin en contrebas. Finalement, les élèves n’arrivèrent que pour assister à la plongée de leurs deux professeurs, disparaissant complètement dans le blanc immaculé du LM avec un fracas qui en chassa toutes les apparitions - lorsque toute l’onde du bassin parut résonner en l’espace d’une demi-seconde, avant même que des remous ne l’agitent. Évidemment, Maria se mit immédiatement à courir en direction des rives, en redescendant les tunnels du plus vite qu’elle puisse avec Arcturus sur ses talons, afin d’y retrouver les deux corps inertes de ses chers mentors.

En vérité, ses souvenirs à ce moment étaient presque aussi chaotiques que ce qu’elle avait vécu, elle avait même cru entendre un bruit métallique dans son dos lorsqu’elle arriva sur les rives de la nappe, comme si l’Anglais du Conseil avait armé son pistolet dans son dos.

— Tu vas m’aider ?! » s’était-elle écriée, tandis qu’elle peinait à sortir les deux victimes, pour qu’il finisse par s’exécuter - visiblement encore préoccupé par autre chose.

— C’est peut-être le mauvais moment mais … il ne reste plus qu’August maintenant. » lui confia-t-il en saisissant Marco-Aurelio, avant que Maria ne lui fasse remarquer que ce n’était effectivement pas le moment …

 

Pour l’heure, comme par le passé, la Franco-Polonaise ne pensait qu’à sauver ses proches sans broncher, ni se plaindre, ni même adresser la parole à son camarade quand il se mit à l’encourager après l’avoir devancé.

Allez, tout n’est pas perdu, j’arrive Alessia, se répétait-elle sans arrêt pour se donner de l’énergie, tout en serrant fermement son cher professeur, dont elle sentait encore de fins signes de vie. Car les deux pionniers étaient inconscients mais bien vivants, même si le gaz comme le LM s’étaient engouffrés dans leurs organismes, surtout pour Marco-Aurelio qui avait respiré le gaz à plein poumon et bu le LM à grandes gorgées. Heureusement, le Français avait sa plaie déjà refermée quand elle le retrouva ; sa peau neuve simplement tâchée de sang, il n’y avait que la pâleur cadavérique de son corps qui donnait l’impression que le savant était mal en point. En revanche, Maître Marco-Aurelio paya le prix fort, regretta-elle encore neuf ans plus tard, en s’approchant du lit où il gisait désormais. Si Achille avait fini par se réveiller sur le quai, dans un état semi-léthargique puis complètement délirant, l’Italien n’en était jamais revenu, son état ne s’était même jamais amélioré. D’ailleurs, quand Maria vint soulever de nouveau les paupières de son vieux professeur, en espérant y avoir raté quelque chose, elle ne put que se désoler d’y retrouver cette intense teinte laiteuse et luminescente, exhalant une très fine brume d’échos telle une douce fumée de cigare qui s’éteint. C’était plus flagrant que s’il était devenu aveugle, ses iris ou ses pupilles n’avaient presque plus aucune couleur. Déçue, elle referma donc les paupières de son patient en soupirant, pour retourner s’asseoir à son bureau en quête d’une nouvelle idée. Elle rouvrit ainsi un tiroir où se trouvait le dossier qu’elle venait de ranger, celui où se concentrait tout le passif médical de ses patients.

Bien sûr, en le retirant, Maria ne put s’empêcher de jeter un regard à la boite qui restait sagement dans ce tiroir, un petit coffret en bois gravée d’un grand ANA sur sa face. Mais ce jour-ci, elle n’accorda qu’un bref regard à ce dernier, et ouvrit directement son dossier à une sous-partie sobrement intitulée : Tyr.

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