Chapitre III [.2]

Par Melau

Le CMT, tel qu’on appelait plus couramment le Centre des modifications téléchargeables, n’était vraiment pas un endroit comme les autres. Bien sûr, Thaïa avait connu toute sa vie les avancées spectaculaires de la technologie et de la science, souvent les deux de manière conjointe, mais le CMT était le seul à en user aussi manifestement.

La technologie était le lot de la vie quotidienne humaine depuis bien longtemps, c’était un fait. Pourtant, en quinze ans à peine, la technologie ne faisait plus simplement partie de la vie des êtres humains, elle faisait partie des êtres humains. Thaïa avait eu un ami, durant ses années lycée, qui aimait beaucoup jouer aux jeux vidéo, et surtout à ceux qui dataient d’un temps où la technologie n’était que divertissement. Il lui avait un jour raconté qu’à cette époque-là les gens rêvaient tellement d’un monde dans lequel les transformations physiques par le biais de la technologie et de la robotique seraient possibles qu’ils en faisaient des livres, des jeux, et même des films. Thaïa avait bien rigolé quand elle avait entendu ça. Pour elle, tout cela n’était pas science-fiction mais bien la vraie vie.  

Vivait-elle en plein conte de fée ? Après tout, vivre dans le monde imaginé par d’autres, ce n’est pas vraiment vivre dans la réalité…

 

Thaïa entra dans le CMT avec un nœud au ventre et une boule dans la gorge. Elle qui se sentait si fière et confiante, la voici redevenue une petite-fille en capuchon rouge dans un monde habité par les loups aux grandes dents qui demandent de tirer la chevillette. Et la chevillette cherra, se dit Thaïa alors qu’elle faisait ses premiers pas dans le bâtiment qui deviendrait bientôt son lieu de travail officiel. Elle déglutit difficilement, chercha des yeux les ascenseurs, et tenta de rester impassible alors qu’elle sentait des regards inquisiteurs peser sur elle. Elle les sentait tous, dans son dos, en train de la fixer, de la dévisager. Elle connaissait parfaitement ce qui se passait dans leur tête, à eux tous. Elle savait ce qu’ils se disaient, ce qu’ils pensaient, les questions qu’ils se posaient. C’étaient toujours les mêmes. Déjà petite elle y avait le droit, et en grandissant ça n’avait fait qu’empirer. On en revenait toujours à une chose, un seul mot : pourquoi ?

En tant que chercheuse et spécialiste du génome humain, Thaïa avait longuement étudié les évolutions de l’homme jusqu’à l’homo sapiens sapiens. Pourtant, si l’homo sapiens sapiens existait toujours à l’heure actuelle, l’espèce humaine, elle, n’était plus constituée uniquement de l’homme moderne. Thaïa le savait, ce n’était plus qu’une question de temps, d’années tout au plus, avant que l’homo sapiens sapiens ne disparaisse. Bientôt, l’humanité ne serait plus qu’homo technicus

Les chiffres étaient hallucinants. En l’espace d’une décennie à peine, le nombre d’homo technicus avait dépassé celui des hommes modernes. Rien de bien étonnant compte-tenu des incroyables découvertes faites chaque jour par le CMT et les organismes de son genre, mais Thaïa ne pouvait s’empêcher de penser que l’espèce humaine courait vers sa propre perte. Et pourtant… la voilà à travailler au CMT pour encourager la venue au monde et la survie de l’homme technique. C’était lui, désormais, l’homme moderne. Le plus moderne qui fut, le plus moderne qui pourrait jamais être.

Le monde dans lequel avait grandi Thaïa voyait deux branches de l’espèce humaine évoluer en même temps. L’une grandissait, prenait de plus en plus de place, tandis que l’autre subissait, tentait de survivre tant bien que mal. Ce monde avait aussi trouvé plus simple pour nommer ses habitants. Il fallait avouer que homo sapiens sapiens et homo technicus n’étaient pas les appellations les plus naturelles… Alors on avait choisi deux mots, le premier pour l’homme moderne qui se faisait vieux, le second pour l’homme ultra moderne : les Autochtones et les Modifiés.

Thaïa faisait donc partie de la première catégorie. Elle trouvait ces noms pompeux, et surtout elle était d’avis qu’ils encourageaient la discrimination. On entendait de plus en plus d’histoires aux informations relatant qu’un enfant, dans le pire des cas, ou bien un adulte, la plupart du temps, avait connu une fin malheureuse parce qu’il était un Autochtone. Il fallait donc s’estimer heureux lorsqu’on pouvait faire des études, aller faire ses courses, et même simplement aller au parc, sans se faire insulter, toiser, et tout ce qui s’ensuit, même le pire. Thaïa n’avait jamais eu besoin de se défendre à cause de son statut, elle se disait que c’était grâce au statut de son père, et que le nom Dinh évoquât tout de suite les ennuis pour quiconque s’approcherait d’un peu trop près. Et elle avait très certainement raison.

 

Lorsque Thaïa monta dans l’ascenseur qui l’emmènerait vers les hauteurs du CMT, elle fut profondément soulagée : il n’y avait pas besoin de se faire scanner pour accéder à l’étage souhaité. Elle put alors se reconcentrer sur son objectif premier, arriver à l’heure à sa réunion.

Les portes se refermèrent et, instantanément, l’angoisse refit surface. Ils étaient six ou sept dans la cabine en verre. Quelqu’un se chargea d’appuyer sur les boutons des différents étages qui devraient être desservis.

— Quel service ?

Thaïa ne réagit pas. Plongée dans ses pensées, à regarder le petit minuteur qui filait dans un coin de sa tête, elle ne comprit pas qu’on s’adressait à elle. En fait, elle n’avait même pas vraiment entendu qu’on avait parlé. L’homme à côté d’elle réitéra sa question :

— Quel service ?

Thaïa leva les yeux vers son interlocuteur – maintenant, elle savait qu’il lui avait parlé à elle, directement, et pas à une autre personne dans l’ascenseur.

— Euh…

— Nouvelle ? demanda l’homme, un sourire en coin.

Elle hocha la tête, honteusement. Elle n’avait pas retenu le numéro d’étage où se déroulerait la réunion, ou tout du moins elle ne s’en souvenait plus à ce moment-là. Pourquoi la mémoire nous fait-elle toujours défaut lorsqu’on en a le plus besoin ? se demanda la jeune femme.

— Moi aussi. On va au trente-quatrième.

L’ascenseur commença son élévation à travers les étages. Thaïa se tourna vers l’extérieur. Petite, elle faisait déjà ça : profiter des cloisons de verre et des murs transparents pour observer la nature s’étendant derrière le CMT. Quelque part, ça inspirait un sentiment de confiance à Thaïa, ça la rassurait. Pourtant, elle ne garda pas les yeux fixés sur les petits oiseaux et l’étang qui se profilait au loin dans le parc. Thaïa était de nature curieuse, c’était d’ailleurs pour cela qu’elle avait choisi le génome comme spécialité. Elle risqua un œil par-dessus son épaule. L’homme, cet autre nouveau, était à peine plus grand qu’elle. Mince, pour ne pas dire maigre, il avait l’air de prendre soin de lui. Thaïa se posa deux questions : dans quel service allait-il travailler ? et était-il un Modifié ou bien un Autochtone ?

Elle l’observa plus en détail, allant chercher ces petits défauts qui ne pouvaient pas tromper. Thaïa baissa les yeux d’abord vers les mains : elles étaient impeccables, les ongles fins et brillants, les doigts élancés. En bref, des mains de mannequin : c’était absolument ce qu’aurait un Modifié. Mais avoir de belles mains pouvait également être l’attribut d’un Autochtone… Alors Thaïa examina les bras de l’inconnu, et remonta lentement jusqu’au cou. Il était de dos, elle ne pouvait donc pas bien voir, mais il lui sembla remarquer une petite cicatrice, là, juste au-dessus de la clavicule. Qui garderait la trace d’un moment douloureux alors qu’elle pouvait disparaître en un instant, en un clic ?

La sonnerie de l’ascenseur retentit. L’homme se tourna vers Thaïa. Comme une enfant surprise en train de chiper des bonbons dans le bocal interdit, elle fit semblant de regarder ailleurs. Le sourire en coin fut de retour.

— Vous venez ? La réunion risque de commencer sans nous, vous savez.

— Je… Euh… Oui, oui. J’arrive. Je vous suis.

Les mots qui ne voulaient pas venir se bousculèrent d’un coup dans sa bouche. Elle se mordit la lèvre, elle ne savait plus quoi dire ni quoi faire pour arrêter ce désastre. Que penserait-il ? Une pure inconnue le dévisage puis perd la tête quand il s’adresse à elle, quelle image ça pouvait bien donner ?

— J’arrive, répéta-t-elle, sortant enfin de sa torpeur.

Ensemble, les deux nouveaux du CMT sortirent de l’ascenseur et se dépêchèrent d’entrer dans la salle de réunion bondée. Ils s’installèrent l’un à côté de l’autre, en silence, essayant de ne pas se faire remarquer.

 

C’était comme ça que Thaïa l’avait rencontré pour la première fois.

Cillian Harmann.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Zadarinho
Posté le 11/12/2023
Re-re-bonjour Melau,
Dans ce chapitre, on comprend pourquoi la présence de Thaïa "crispe" les autres salariés de la tour : celle-ci est une autochtone.
Pour l'instant, on ne sait pas encore concrètement en quoi cela la différencie de l'autre partie de l'humanité, "les modifiés".
Tout ce que l'on sait, c'est que dans ce monde, mieux vaut ne pas être un "autochtone"!
Encore une fois, tout est bien amené, avec à la fois gravité et humour. En très peu de lignes, l'on comprend les enjeux que représente la partition de l'humanité en deux et la position de Thaïa sur la question.
Il semble par ailleurs que les modifiés ne soient pas aisément identifiables, puisque Thaïa se demande si Cillian en est un! A coup sûr, cela nous réserve de belles situations dans la suite de l'intrigue.
Merci pour ce chapitre! au suivant!
Melau
Posté le 13/12/2023
Et re-re en effet ! Et re-re-merci surtout ! :)
Je pense qu'en lisant la suite (si vous la lisez, évidemment !), vous comprendrez mieux les raisons pour lesquelles à la fois être Autochtone est si étonnant pour les autres, et également pourquoi Modifiés et Autochtones ne sont, finalement, pas si différents... ;)
Que la suite satisfasse votre curiosité !
J'ai hâte de lire vos prochains commentaires ;)
Vous lisez