CHAPITRE II - Ronces et lierres des mangeurs d’étoiles - William - Partie 5

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Mais quelque chose faisait sentir à William qu’il allait l’apprécier, car en plus d’avoir visiblement bon caractère, Vassili allait être l’un des rouages principaux de la Toile Rouge, tout en étant l’ange gardien de tout ce beau monde.

D’origine biélorusse, Vassili Dzerjinski était un ancien jeune officier du Tsar, dégoûté de la répression polonaise de 1863 pour ensuite mener une vie clandestine à travers l’Europe, durant laquelle il rencontra Rausa et Lénine – déjà en exil à cette époque. Bien sûr, il fut lui-aussi attrapé par l’Okhrana tsariste durant l’un de ses retours en Russie, mais il avait toujours réussi à leur échapper, parfois même avant d’arriver en camp de détention. Alors Lénine lui avait tout naturellement confié le devoir de former cette Garde Révolutionnaire, l’autre grand projet du Russe. Bien sûr, l’Internationale disposait déjà de forces d’entraide, de milices armées prêtes à venir épauler chaque révolution à travers le monde, fondées par Achille et Marx sous le nom de Brigades. Mais ces dernières n’avaient jamais été bien efficaces, la Cause n’avait tout simplement pas la logistique nécessaire pour envoyer des milliers de volontaires sauver leurs camarades étrangers, ni pour les entretenir. Pour la Commune de Paris, seuls quelques insurgés étrangers avaient pu venir prêter main-forte ; pour la révolution espagnole de 1868, elles n’avaient pas su rallier le peuple et empêcher la prise de pouvoir par les modérés ; et pour les grèves générales, elles étaient toujours en retard ou refoulées par les autorités encore trop vigilantes. Cependant, en discutant avec des déserteurs de la toute dernière guerre russo-turque, puis en apprenant les dernières innovations militaires du RFA, Vassili et Lénine avaient eu une idée : il fallait reconvertir les volontaires en chasseurs. Si les rumeurs du RFA étaient vraies, alors comment les autorités pourraient-elles contrer l’entrée clandestine de ces petits groupes augmentés et surentraînés ? Si une dizaine de ces chasseurs valaient vraiment plus d’une centaine d’hommes, alors comment de simples policiers pourraient les contenir le temps que l’armée prenne le relais ?

Non, ils n’auront aucune chance, les pouvoirs basculeront tous en même temps, en l’espace de quelques jours, si vite que les bourgeois auront tout juste le temps de signer leurs ordres de répression déjà en retard, concluait Lénine, dans un discours ponctué par les quelques précisions de Vassili. La Garde allait servir de fer de lance aux cellules, inspirer le peuple derrière elles, rivaliser avec les soldats augmentés qui leur feront face, conduire les attentats les plus risqués pour leurs comptes ou protéger leurs approvisionnements. Et pour couronner le tout, elle veillerait à la diffusion de la Toile Rouge, ainsi qu’aux secrets de la Cause. En bref, ce devait être une élite militaire de la Révolution.

Néanmoins, comme pour la Toile Rouge, elle était encore loin de pouvoir atteindre ses objectifs si grandioses.

— Pour l’heure, mes hommes finissent leur entraînement et nous étudions encore la façon dont le RFA conçoit ses soldats. » terminait Vassili, d’un air sincèrement désolé quant au fait qu’il ne puisse pas aider Rausa et ses camarades dès à présent. « Nous nous basons principalement sur les savoirs que le Premier Savant nous a offerts, mais les chasseurs y sont souvent évoqués, à peine mentionnés. Nous manquons d’informations sur eux, même après des années d’enquêtes de notre camarade …

— Des enquêtes qui mériteraient d’ailleurs d’être approfondies désormais, qu’en pensez-vous Premier Savant ? » renchérit Lénine, avant de s’expliquer davantage lorsque William lui demanda ce qu’il entendait comme approfondissement. « La Garde serait d’autant plus vite opérationnelle si nous disposions d’un agent infiltré dans les hautes sphères du RFA. Et je ne parle même pas de l’effet positif que cela pourrait avoir sur vos recherches personnelles, vous pourriez y apprendre diverses choses.

— Mes derniers échanges avec le directeur ont été assez … inquiétants, je crains qu’il me suspecte d’être partisan. Je ne pense pas que ça soit une bonne idée.

— Vraiment ? Je peine à croire que ce cher Emil ne vous ait pas laissé une porte de sortie comme une proposition de travailler auprès de lui. Vous devriez essayer si ce n’est pas le cas. » reprit-il très justement, comme s’il était exactement au courant de ce dont le professeur et son disciple avaient discuté.

 

William sentait presque une pointe d’amusement derrière ce sourire cordial, le Bolchévik savait visiblement quelque chose de dérangeant qu’il n’était pas censé savoir.

D’ailleurs, lorsque Massimo voulut prendre sa défense en précisant qu’il avait encore un voyage de prévu avant la fin de ses congés, Lénine supposa sans hésiter que c’était auprès d’Achille que son Premier Savant comptait se rendre - ce qui était exactement le cas. Après tout, William n’avait pas à le cacher, ni à avoir honte de le confirmer, bien que son mentor adoré ne fasse plus l’unanimité depuis son obstination de la Commune de Paris. Mais, bien évidemment, ce qui le gênait le plus, c’était que le Russe soupçonne lui-aussi l’existence du Conseil, voire de plus encore – car la Toile Rouge avait des secrets encore plus inavouables que l’idée d’une conscience collective. Pourtant, Lénine se montra plus que soulagé quand il apprit que son vieux camarade français recevait encore la visite de son ancien élève, jusqu’à même remercier ce dernier et s’excuser de ne pouvoir le faire lui-même. Un homme comme Achille mériterait tellement plus de considération de notre part à tous, scientifiques ou révolutionnaires, se désolait-il, au point que William en fut très honnêtement touché. Rares étaient les gens à manifester de la peine pour le sort de son mentor, même Maria ne lui rendait que rarement visite, parfois accompagnée d’Alessia – tandis qu’Arcturus s’en fichait éperdument.

Malheureusement pour lui, le Russe de la Léna était trop curieux pour se satisfaire de sa confirmation très polie et de ses remerciements gênés.

— Je suppose que c’est aussi l’occasion pour vous de passer retrouver vos anciens camarades, notamment la petite Maria ou le Seafox. Vous discutez encore avec eux ? » lui demanda-t-il d’un ton malicieux.

— Oui, de temps à autre, lorsque nos recherches le permettent. Mais je ne discute pas de politique ni de révolution avec eux, vous vous en doutez bien. » ironisa William pour qu’il se mette à rire, jusqu’à conclure sur un ton plus las.

— Enfin … c’est regrettable que nous ne puissions compter sur des savants de leur trempe. » reprit-il, avant que le Saxon n’essaie d’écarter définitivement ce sujet risqué.

— Malheureusement, je les connais assez bien pour savoir que ce n’est même pas la peine d’essayer de les convaincre. » insista-t-il, laissant le Russe hocher la tête sobrement, puis relancer la réunion sur la dernière question concrète qu’il voulait éclaircir maintenant : le Temps.

 

Car tout n’était pas qu’une question de logistique ou d’armes, il fallait bien évidemment que le camarade Herz finisse de concevoir la Toile Rouge pour que la Grande Révolution puisse débuter.

Malheureusement, il n’y était pas encore, Massimo pouvait le confirmer au vu de la petite expérience à laquelle il avait assisté à Francfort. Pourtant, après les encouragements qu’il avait reçu à son arrivée, William était prêt à promettre sa réussite avant la fin de cette année 1880, il était hors de question de décevoir ce jour-là. Et, en soi, son optimisme n’était pas si déraisonnable que cela, puisqu’à l’entendre, les derniers obstacles tiennent à des détails scientifiques sur les effets pervers de la résonnance, soit précisément un domaine où le nouveau LM noir est très efficace. Alors cette question fut vite résolue, la Grande Révolution débuterait sans tarder, cette année ou celle qui suivrait dans le pire des cas.

La réunion put donc reprendre sur des questions plus techniques, à propos de la façon dont il devait communiquer ses avancées auprès de Rausa, ou dont Massimo devait aider la Cause à conduire les expériences que lui suggèrerait le Premier Savant. Et elle dura bien jusqu’aux dernières heures de la journée, avant que ses membres ne décident enfin de se quitter. Mais si Massimo et Rausa purent sortir tranquillement, Lénine multiplia les questions banales auprès de William pour le pousser à rester, au point que ce dernier finit par le remarquer sans que ça ne décourage le Russe pour autant. Il réussit même à lui tenir la jambe assez longtemps pour entendre la porte de l’appartement se fermer, derrière Massimo et Rausa que Vassili raccompagnait vers la sortie.

C’est alors qu’il put enfin libérer sa parole, et le ton sec avec lequel il tutoya soudainement William.

— J’aimerai que tu restes un moment de plus, juste quelques secondes. » lança-t-il, depuis sa chaise qu’il n’avait pas quittée, à son camarade retenu sur le seuil de la cuisine.

— Vous avez cherché à me retenir seul ? Je ne sais pas ce qui nécessite autant de secret, mais je peux vous prévenir d’avance que je n’arriverai pas à le garder face à Rausa ! » essaya-t-il de plaisanter à nouveau, avec une assurance qui fit sourire Lénine.

— Pourtant, je suis sûr que tu lui caches déjà ce dont je compte te parler, entre autres choses … As-tu déjà entendu parler du Conseil du Graal ? Tu espères y participer ?

— Non. Je n’ai entendu parler de ça qu’une seule fois, Achille n’a plus jamais évoqué le sujet ensuite, mais vous qu’en savez-vous ? » relança-t-il aussitôt, et d’une traite, d’un air assez franc pour plonger le Bolchévik dans le silence, avant qu’il ne lui réponde sur un air préoccupé, presque lassé.

— Je sais que c’est ce qui trahi la Cause, ce qui a perdu la Commune de Paris, ce qui a transformé la Révolution d’Achille en des barricades de cadavres pour finir sur son internement … Je sais que tu tiens beaucoup à ton ancien professeur, et sûrement beaucoup à tes trois amis, mais n’oublie pas la justesse et la noblesse de notre Cause. N’oublie pas tous ceux qui comptent sur nous, tous ceux qui t’attendent encore derrière la porte de cet appartement.

— Je ne ferais rien qui puisse entraver le Grande Révolution, camarade Lénine. Vous le savez. » affirma le Souffle Pourpre du Conseil, avec un aplomb qui continua de consoler le Russe, au point qu’il se sente prêt à poser des questions plus sérieuses. « Pourquoi doutez-vous de moi ? Qu’est-ce qu’Achille et mes professeurs ont fait pour que vous me suspectiez d’un air si grave ? » demanda-t-il, en espérant ne pas recevoir une réponse contrariée de la part du seul chef révolutionnaire à lui avoir répondu avec Rausa, l’un de ses meilleurs soutiens qu’il aurait pu espérer.

 

Heureusement, ce n’est pas de l’agacement qu’il reçut, ce furent des réponses, et sur un ton plus honnête que ce à quoi il s’attendait de la part de Lénine, visiblement tout aussi désabusé qu’Emil à l’idée d’évoquer de vieux souvenirs.

Néanmoins, comme William l’avait déjà compris, Lénine ne lui reprochait pas les mêmes choses que son mentor autrichien, il ne craignait absolument pas l’influence qu’Achille pouvait entretenir sur son ancien élève, il pensait même que cela puisse être bénéfique à son Premier Savant. Et il ne désapprouvait pas non plus les amitiés que le Saxon avait pu conserver avec ses trois compagnons de tutorat, puisqu’il se doutait bien que ce dernier transmettrait leurs recherches à la Cause, s’il en avait l’occasion. Cependant, ne pas désapprouver ne signifiait pas encourager pour autant. Car à entendre le Bolchévik, c’était l’amitié qui avait perdu Achille et, pour illustrer sa réponse de la meilleure des manières, il allait tout simplement lui raconter la fin de ce qui devait être le lancement de la Grande Révolution : la tragédie de la Commune de Paris.

Pourtant, c’était une ère prospère et glorieuse qui semblait alors s’ouvrir pour toute la Cause, grâce à l’action du camarade La Fourmi. Achille était alors au faîte de sa puissance, de son influence et de sa liberté, il était bien plus écouté que le jeune Lénine ou le vieux Marx, et ces deux derniers savaient qu’il était maintenant libéré de ses trois amis du Conseil. Emil avait peut-être trahi en offrant la nappe aux Empereurs germaniques, le Français et ses camarades avaient protégé les stocks de LM contre les agents de l’Empire venus les voler. D’ailleurs, c’était lui qui gardait en sa possession les derniers barils du Premier Conseil, Marco-Aurelio n’avait conservé que quelques litres, très gracieusement donnés par Achille pour que son ami cesse de l’importuner. Ainsi, tout le reste allait pouvoir être utilisé pour déployer sa version de la Toile Rouge sur les insurgés parisiens, puis tous ceux qui accourraient des quatre coins de l’Europe pour lui prêter main-forte. C’était une nouvelle révolution française qui devait éclater, pour bousculer à nouveau le continent tout entier, afin d’y propager cette fois les idées de la Cause socialiste. Et, bien évidemment, quelqu’un d’autre avait répondu à cet appel de la liberté, de l’émancipation, de la fraternité, de toutes ces bonnes choses qui font le Progrès : August Baaltanijt, son collègue du Conseil.

Lénine n’avait jamais compris pourquoi Achille, qui s’était déjà sévèrement disputé avec son confrère néerlandais à ce moment-là, avait laissé venir ce serpent rôder autour de la Commune. Du peu qu’il en savait, August était venu aider le Français à finaliser le déploiement de la Toile Rouge, mais il ne pouvait s’empêcher de suspecter d’autres motivations venant des deux anciens amis du Graal. Quant aux insurgés, ils n’attendaient que le signal de leur chef pour injecter ses thérapies à toute la capitale, à tous les citoyens qu’ils pourraient impliquer dans leur lutte. Mais le signal du départ n’était jamais venu, les partisans d’Achille se retrouvèrent chassés par des mercenaires inconnus, tandis que le reste de leurs camarades succombait sous la répression des nouvelles autorités républicaines françaises. Et quand les Communards envoyèrent une délégation d’urgence auprès d’Achille, ils ne trouvèrent qu’une résidence incendiée, parsemée de corps criblés de balles ou étouffés sous les fumées quand ce n’étaient pas les flammes qui les avaient dévorés, tel que ce fut le cas pour la fille unique d’Achille. Il n’y avait alors plus aucune trace du Français, ni du Néerlandais, ni de la Toile Rouge, ni même des réserves de LM, il ne restait à la Cause que les quelques barils déjà entreposés dans les usines, prêts à être transformés. Ensuite, Lénine ne savait pas trop si les révolutionnaires avaient pu faire usage de la molécule, tout était si confus qu’il avait même entendu dire qu’Arcturus et Maria se seraient occupés de voler une bonne moitié des stocks restants …

Quoiqu’il en soit, l’arme ultime de la Cause n’avait pas pu se révéler, aucun soldat augmenté ne s’était montré dans aucun camp, et la Grande Révolution s’acheva au terme de trois mois de massacres urbains. C’était un désastre, des milliers de camarades et sympathisants tués, des centaines de miliciens des Brigades perdus eux-aussi, sans parler des moyens matériels, des biens confisqués ou des futurs interpelés à la suite des innombrables procès qui allaient pleuvoir dans tout le pays.

Et selon Lénine, tout cet échec n’était pas une erreur de la Cause ou un exploit de la Bourgeoisie, tout aurait pu se passer comme Achille l’avait prévu à l’origine, tout avait débuté comme il l’avait anticipé devant les autres chefs de l’OIT, jusqu’à ce que ça ne soit lui qui mène tous ses frères à l’abattoir au nom d’une idée aussi naïve que l’amitié.

— J’ai bien compris ce que vous cherchez à me dire. Je peux vous assurer, vous promettre et vous jurer que je ne reproduirai pas cette erreur, je ne dévoilerai la Toile Rouge ou mon engagement à personne. Croyez-moi, je le fais déjà depuis des années. J’aborderai ce sujet avec Maître Achille afin d’apprendre des leçons qu’il a dû tirer de ce drame, et je méditerai les vôtres. » se contenta d’en conclure le nouveau Premier Savant de la Cause, devant un Lénine toujours impassible mais visiblement prêt à se laisser convaincre.

— Très bien. D’ailleurs, j’aurais également un petit service à te demander si tu pars rendre visite à Achille. » reprit-il en sortant de son manteau une enveloppe qu’il tendit à William. « J’aimerais que tu apportes cette lettre à Achille en main propre. Bien sûr, personne ne doit la voir ou la lire, autre que lui et moi. Je suis activement recherché en France et les autorités ne se gêneront pas pour t’enfermer s’il la trouve sur toi. Tu peux aussi la lire si tu le désires, mais tu n’y trouveras rien de bien très intéressant. » lui sourit-il, tandis qu’il observait la curiosité avec laquelle William regardait cette enveloppe.

— Je ne la lirai pas. Mais de quoi parles-t-elle si ça ne vous dérange pas ?

— Hm ! C’est très poli de ta part ! Outre les banalités d’une vieille amitié, cette lettre fait part à Achille d’un petit problème que rencontrent nos camarades révolutionnaires du Limousin, quelque chose qui pourra peut-être l’occuper depuis sa cellule, en attendant que nous venions le libérer. » commençait-il à lui expliquer pour que William ne se remette à rêver, sur le jour où il pourra sauver son mentor de la captivité injuste qu’il subissait depuis neuf ans maintenant.

 

Heureusement, Lénine le remarqua assez vite pour le ramener sur terre, en montant légèrement la voix sur les derniers mots de sa phrase : des camarades ont disparu.

Certes, le Russe exagérait un peu, seule une dizaine de partisans limousins avaient disparu sans laisser de traces ni d’explications à leurs familles, mais cela cachait peut-être un problème plus vaste, dont il avait déjà été averti quelques mois plus tôt. Finalement, il ne savait pas trop quoi en penser, tout comme William qui apprenait cette étrange histoire, selon laquelle d’autres dizaines de sympathisants de la lutte des classes étaient comme changés, différents. Apparemment, ces camarades-là seraient devenus de plus en plus mystiques, de plus en plus extravagants ou au contraire plus introvertis, sans que quiconque n’arrive à le définir clairement, ni à savoir pourquoi. Bien sûr, l’Allemand du Conseil supposa une simple consommation inappropriée de LM qui pourrait avoir déteint sur la personnalité de ces militants, en ajoutant à Lénine qu’il devrait diffuser des règles de sécurité à tous les réseaux pratiquant cette contrebande.

Mais Lénine en était bien moins certain que son Premier Savant, il préférait demander à Achille d’étudier ce dossier avec les camarades du Limousin qui se débrouilleraient pour le contacter à travers le personnel de l’asile – dont certains étaient de fervents socialistes.

— C’est vrai que cette histoire semble assez … originale, mais si c’est un problème pour nos camarades, je prends le risque et j’apporterai cette lettre à Maître Achille, vous pouvez compter sur moi.

— Merci, mais ne t’en inquiètes pas trop. Il n’est pas impossible que nos camarades aient fait l’objet d’un règlement de compte entre trafiquants, malheureusement. Quoiqu’il en soit, je suis content que tu prennes ton devoir de Premier Savant autant à cœur. Je vais demander à Vassili de s’assurer que la Cause te serve du mieux qu’elle puisse, et j’espère que tu pourras bientôt oublier les demandes que je t’ai faites à propos du RFA militaire pour diriger notre propre département de recherche. » ajouta-t-il, avant que William n’approuve cette envie de voir ce jour arriver et qu’il commence à saluer Lénine comme s’il partait. « Attends encore quelques secondes, j’ai une dernière chose à discuter avec toi, ça ne sera pas long. Nous savons toi et moi que nous avons légèrement fait usage de … retenue lorsqu’il s’agissait d’évoquer la Toile Rouge, notamment au sujet du lien qu’elle créera entre les hommes, n’est-ce-pas ? » lui demanda-t-il pour que William ne réponde par un simple hochement de la tête. « Dans ce cas, je ne saurai que te conseiller de garder ton éthique à cœur, nos recherches sont aussi dangereuses que grandioses, comme notre Cause. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, ni à la timidité, c’est aussi pour ça que je ne te demanderai de rendre compte de tes recherches qu’à Rausa et Vassili, ils ne t’ennuieront pas. »

— Je vous remercie, camarade Lénine. Et je vous promets de faire de la Toile Rouge ce qu’elle doit être. Je ne dévierai pas, sous aucune pression. » insista-t-il à nouveau, sous les sourires soulagés du Bolchévik qui souhaita bonne chance à ce trop jeune savant.

 

William salua donc Lénine avant d’enfin quitter cette cuisine, laissant le Russe avec ses pensées pour repartir avec les siennes, car il était loin d’imaginer qu’il se poserait autant de questions à la suite de cette réunion, sur son Conseil plus que sur sa Cause.

Il avait beau avoir en tête des dizaines de doutes relatifs à sa Toile Rouge, et le double en inquiétude quant à la menace que le RFA faisait planer sur lui et ses proches, c’étaient bien les avertissements de Lénine qui le plongeait dans ses rêveries, encore plus que d’habitude, à tel point qu’il faillit percuter ce brave Vassili à la sortie de l’appartement. De la même manière qu’Alessia ne pouvait voir que du délire dans les propos de son professeur Marco-Aurelio, il restait sceptique quant aux appréhensions du chef des Bolchéviks. Il ne les connaît pas après tout, je n’ai pas à lui en vouloir, pensait-il en franchissant la porte que Vassili lui ouvrait en riant de l’insouciance du Premier Savant, Arcturus n’a rien à voir avec August, tout comme Maria et Alessia n’ont rien à voir avec Emil ou Marco. Cependant, d’un côté, le Souffle Pourpre reconnaissait volontiers qu’il valait mieux garder tout ça secret, d’autant plus qu’il n’était pas prêt aux mêmes sacrifices que son mentor, il ne souhaitait pas s’éloigner de ses trois chers amis ni de leur serment collectif. De toute façon, le Conseil et la Cause ne font qu’un, ils se rejoindront en temps voulu, se répéta-t-il comme il essayait souvent de le faire, comme si tout ne tenait qu’à une façon de faire pour que le meilleur des avenirs advienne …

Pourtant, il arrivait tout juste au bout de ses surprises d’aujourd’hui, car tel que ce fut le cas à la 01, William fit une curieuse rencontre dans le couloir de cet immeuble. Depuis l’autre bout du corridor, il vit arriver un Vietnamien trentenaire légèrement plus petit que lui, vêtu aussi élégamment que pourrait l’être un directeur de Solar Gleam, avec un regard perçant et un pas sûr qui paraissaient calqués sur ceux de Maria. Et même s’ils ne s’étaient jamais rencontrés, il reconnut aussitôt cet homme, par sa démarche ou par le curieux poème qu’il portait tatoué exactement là où Rausa le lui avait dit, soit sur toute la moitié droite de son cou. Il s’agissait de Dien, directeur du site d’extraction Solar Gleam France en Indochine, le premier lieutenant de Maria sur place, et visiblement partisan de premier plan de la Grande Révolution – un homme à la croisée des chemins donc. Alors le sang de William ne fit qu’un tour. Était-ce une simple coïncidence de le croiser ici et maintenant ? Était-ce Lénine qui avait voulu qu’il aperçoive cet agent de Solar Gleam proche de Maria, ou quelqu’un d’autre ? Rien ne dit qu’il soit aussi fidèle que Massimo, ni que Maria ou Arcturus ne finissent par être au courant de tout ça, sans parler de sa foutue AP, pensa-t-il en passant à côté de lui, sans que Dien ne semble lui accorder plus d’attention qu’une salutation sobre et polie. Le Viet devait sûrement être ici pour proposer du LM à la Révolution, mais William en soupçonnait bien plus. Non, je dois être trop nerveux, je ne devrai pas suspecter mes camarades comme ça et Lénine s’est montré très sincère envers moi, finit par se raisonner le Premier Savant, tandis qu’il descendait l’immeuble sous les regards toujours inspirants de ses frères de lutte, pour rejoindre la voiture où Massimo et Rausa l’attendaient. Néanmoins, ces encouragements comme le trajet agréable qui suivit ne le libéra pas de ses questionnements pour autant, il y pensait encore lorsqu’il arriva à la demeure du Milanais pour y passer la soirée avec ses deux amis, avant de rejoindre la gare de la Valdôtaine dès le lendemain.

Heureusement, le disciple d’Achille pouvait au moins se réjouir d’avoir maintenant un cap pour sa Grande Révolution, il pouvait enfin distinguer un horizon plein d’espoir dans le brouillard que ses rêves avait fait de sa vie. Cela faisait tout de même près de dix ans qu’il attendait ça, et qu’il en était réduit à mentir au RFA, à sa famille, à ses amis ou ses camarades … Dix années durant lesquelles seul Achille pouvait s’estimer tout savoir de son disciple, bien qu’ils n’aient jamais été autant séparés …

Enfin, il n’y a pas d’avenir radieux sans sacrifice, je dois tenir le temps qu’il se réalise, se consolait-il, avec encore assez de force pour se désoler de tout le travail qu’il laissait en suspens durant ces précieuses semaines de congés. Cependant, cet ultime trajet qu’il s’imposait sur le chemin du retour en Allemagne était trop important pour être reporté ou annulé. Cela faisait bientôt une année complète qu’il n’avait pas revu son cher professeur français interné à l’asile de Limoges, et il ne pouvait embrasser pleinement son nouveau rôle de Premier Savant, ni finaliser la Toile Rouge sans ses conseils. Après tout, personne n’était mieux placé que lui pour le conseiller à ce sujet, notamment sur des concepts que même Lénine semblait très mal comprendre en réalité.

Puisque la Toile Rouge était bien plus que ce qu’ils avaient sous-entendus, et la question des ingrédients ou de la logistique n’étaient que des broutilles comparées aux doutes du Souffle Pourpre. Car la Toile devra être rouge, pas noire, une fourmilière ne vit pas sans Reine, une conscience ne trône pas hors d’un cerveau, tel qu’Achille lui expliquait subtilement du temps où ils pouvaient travailler ensemble, quand son disciple ne saisissait encore ses propos qu’à demi-mots.

Mais il fallait bien que ce monde changeant aille dans la bonne direction, les injustices ne pouvaient plus durer 

 

« Près de 80 d’ouvriers y sont passés cette fois … Et le coup de grisou aurait pu en tuer bien plus d’une centaine si les médecins-contremaîtres du RFA n’étaient pas intervenus … J’en viens parfois à nous accuser d’être complices de cette marche en avant délirante dont nous ne pourrons jamais réparer les conséquences. Aucun médecin ne ramène les morts, pas même nous. Les injustices ne peuvent plus durer. Nous devons agir. »

 

William à ses collègues, lors de la réunion d’été du Conseil du Graal à Paris en 1879.

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