CHAPITRE II - Ronces et lierres des mangeurs d’étoiles - William - Partie 1

Notes de l’auteur : Bonjour à tous, j’espère que cette scène vous plaira et vous donnera envie de lire la suite.
Dites-moi, que pensez-vous de William ou des intrigues autour de la Révolution ? N’est-il pas trop dans sa rengaine ou, au contraire, parfaitement lucide ? Le passage des fourmis est-il bien écrit et suffisamment révélateur sur ses intentions, ou Lénine devrait-il insister davantage à ce sujet ? D’ailleurs, pas trop surpris de voir ce surnom (car « Lénine » n’est qu’un surnom) débarquer dans ce récit ? Et pour l’Arthurie Valdôtaine ?
Pour la prochaine scène, vous retrouverez Arcturus en chemin pour libérer son corsaire de père, au mépris des risques.
N’hésitez pas à commenter ou partager mon travail autour de vous, et portez-vous bien.

William, 10 janvier 1880

« Le problème de ma Toile Rouge, c’était le manque d’ingrédients, d’où le surdosage de LM alpin que tu as instinctivement compris. Mais si tu mettais la main sur ce LM noir, et si nos suppositions sont exactes, tu ne seras pas confronté à cet obstacle, je pense même que c’est l’ingrédient qui manquait pour encourager nos humanités égoïstes à accomplir le rêve socialiste. Le Conseil a bien travaillé. Et notre Cause aussi. »

 

Achille à William, lors de leur dernière entrevue à l’asile de Limoges, août 1879.

 

De son côté, à quelques centaines de kilomètres à l’est, par-delà le Rhin, il y a un membre du Conseil qui devait vivre avec le RFA à chaque jour de lutte qu’il achevait, que ça soit dans les universités nouvelles ou dans les bas-fonds d’Europe centrale.

Avec le temps, William von Toeghe avait fini par prendre cette habitude, celle de disparaître, on ne sait où pour réapparaître encore ailleurs, à tel point que même ses collègues avaient du mal à le contacter dès qu’il quittait les locaux universitaires ou scientifiques. Le seul moyen d’être sûr qu’il lise la lettre qui lui était envoyée, c’était de l’expédier directement dans sa maison de Francfort où ses parents résidaient. Ensuite, il fallait croiser les doigts en espérant qu’il passe par son foyer et réceptionne le message dans les plus brefs délais - ce qui pouvait parfois prendre plusieurs semaines. Heureusement pour ses collègues, il était chez lui ce jour-là, et il avait déjà répondu aux nombreux avis que ces derniers. Tout cela portait principalement sur de nouveaux médicaments ou engrais qui faisaient déjà la grandeur de la nation allemande, bien qu’ils soient tous réservés à l’usage exclusif des sujets de Germanie - au grand dam de William qui offrirait ces savoirs au monde entier s’il le pouvait.

Heureusement, aujourd’hui, il pouvait se concentrer au Bien commun, dans la tranquillité de son tout petit laboratoire qui aurait fait rire Maria comme Arcturus, situé dans le grenier de sa vieille maison urbaine, dont les fenêtres donnaient sur les flèches de la cathédrale de Francfort-sur-le-Main. Certes, sa demeure était bien moins luxueuse et moderne que celles de la Française ou de l’Anglais du Conseil, néanmoins, elle était assez grande pour ses chers parents et lui. Quant à son laboratoire, là-aussi il n’avait pas besoin de plus et, de toute façon, il ne pouvait prendre le risque d’attirer l’attention des autorités du Kaiser. D’ailleurs, il s’était souvent interrogé sur ce qu’il se passerait si son laboratoire était découvert, en se demandant si ses excuses seraient acceptées ou si ses supérieurs le protégeraient.  Après tout, je ne fais que tester du LM de façon sécurisée sur mes fourmilières, pensa-t-il, pendant que du LM gouttait dans un petit tube à essai depuis un appareil servant à mélanger et exciter la molécule – sans avoir besoin de le placer dans un être vivant sous stress. Car William avait tout de même tout le matériel nécessaire pour travailler, du distillateur qui attisait le LM en toute sécurité au mélangeur qui additionnait cette fabuleuse molécule à d’autres composants comme le sel, l’alcool ou le sucre – entre autres.

            Et ce sont bien ses recherches qui réaccaparèrent aussitôt son attention, car l’Allemand du Conseil avait un petit problème depuis longtemps, avec ses fourmis et son LM. Ces insectes étaient ainsi à l’opposé de l’écrasante majorité des autres êtres vivants, ils appréciaient beaucoup le LM blanc d’Orient que les autres animaux évitaient, mais ils étaient méfiants du LM rouge des Alpes sur lequel se jetaient instinctivement les gros animaux. Quand une fourmi avait le malheur d’essayer de se nourrir du rouge alpin, elle était immédiatement abattue par ses sœurs, puis son cadavre était scellé dans une goutte d’eau que William finissait par leur faire tomber sur un petit morceau de bois, loin de la fourmilière. Car le LM détestait l’eau, si bien qu’il ne pouvait se mélanger à elle ni en sortir une fois qu’il était emprisonné dans une goutte, la molécule était comme endormie de force. Seulement, hormis découvrir que ses sages fourmis savaient instinctivement gérer la problématique du LM, cela n’apprenait rien de concret au Saxon, il en était réduit à des théories – des hypothèses dignes du disciple et du savant prodigieux qu’il était.

Étant donné que le rouge alpin était connu pour exalter les passions, William supposait que la colonie refusait tout individu trop motivé, trop ambitieux, trop envieux en son sein, afin de se préserver de tout changement socio-politique.

— Peut-être que le LM rouge fait émettre à son hôte des phéromones agressives qui déclenchent le lynchage par les autres ? » pensa-t-il à voix haute, après avoir déjà bien réfléchi aux autres possibilités, méticuleusement écartées ou déjà testées, aussi bien que l’aurait fait Maria – car si l’Allemand n’était le plus travailleur du Conseil qu’après sa collègue d’Outre-Rhin, il était le plus méthodique. « Non, ça n’est pas le cas, sinon elles s’attaqueraient à vue, ou dès les premiers instants. Le lynchage ne commence qu’à partir du moment où l’hôte révèle ses … opinions révolutionnaires. » lâcha-t-il, d’un air si las qu’il s’en rassit sur son fauteuil, pour soupirer à la vue de sa fourmilière, puis de ses instruments de travail, puis de la fiole qui s’y remplissait d’un liquide scintillant. « La Toile Rouge ne sera pas prête pour cette année … Maître Achille sera déçu de ce retard quoi qu’il en dise. »

 

Puisque cela faisait maintenant neuf ans que William avait repris les recherches de son mentor, sans avoir réussi à les achever. Heureusement, ce nouveau LM changera peut-être la donne, essayait-il de se consoler en regardant son mélange d’un rouge si sombre et si épais qu’on aurait dit de la peinture, jusqu’à ce que des pas commencent à se faire entendre sur le bois usé des marches de sa vieille maison.

Et bien que l’Allemand du Conseil comprît aussitôt qu’il ne s’agissait pas de ses parents, il n’avait pas l’once d’une inquiétude sur ce visiteur impromptu. D’ailleurs, il suffit de trois frappements à la porte immédiatement suivis de l’abaissement du loquet, pour qu’il connaisse l’identité de celui qui entrait : Massimo, l’aîné des cousins milanais d’Alessia. Certes pour sa défense, l’Italien était toujours aussi impatient qu’enthousiaste lorsqu’il s’agissait de venir lui rendre visite, en plus d’être un très bon ami, voire un camarade. Car Massimo n’avait peut-être que 26 ans et une situation que beaucoup envieraient, il en avait déjà assez de la mentalité trop conservatrice imposée par sa mère, sa cousine, ou le reste de son entourage. Alors passer quelques jours en compagnie d’un utopiste socialiste tel que William était une véritable bouffée d’air frais pour lui.

C’est donc sur un ton des plus chaleureux qu’ils se saluèrent, avant de s’intéresser aussitôt à ce que le Saxon était en train de préparer, comme cette fourmi tournant en rond dans un petit bocal, près d’un gros appareil conçu par Léonardo – bien que son propre frère aurait été incapable de s’en assurer tellement les inventions de son cadet le dépassaient.

— Tu fais encore des expériences sur tes fourmis et le LM rouge ?

— Oui, sur la colonie tout entière plus exactement. J’essaie de faire accepter le changement aux fourmis, mais elles sont plus bornées que les humains. » lui répondit William en se dirigeant vers le vivarium aux côtés de son invité. « Heureusement, j’ai maintenant accès à un nouveau LM, le noir du Caucase. Je leur ai préparé une version atténuée, de façon à voir ce que la molécule fait toute seule avant d’aller plus loin. Ensuite, je déposerai une goutte du produit qui se distille en ce moment, il contient des trois LM, et il est la continuation de plusieurs années de travail pour notre Cause. Il pourra peut-être amener les fourmis à évoluer dans le bon sens, ou du moins les y aider. » expliqua-t-il, tandis que Massimo ne l’écoutait que d’une oreille tant il scrutait déjà d’un air curieux la vitre du vivarium, surpris de découvrir l’intérieur d’une colonie – même s’il ne s’agissait que de fourmis noires très communes en Europe.

 

Bien sûr, Massimo avait déjà vu l’entrée d’une fourmilière, ainsi que le trafic très soutenu qu’il pouvait y avoir, mais il est encore loin d’imaginer toute la vie qui y grouillait en permanence, toute l’organisation d’une si petite société.

D’ailleurs, tandis qu’ils plaisantaient à ce sujet, William se plut à lui désigner d’un geste de la main son autre colonie, deux fois plus grande, plus peuplée, plus profonde – rien qui ne soit une petite société donc. Et celle-ci avait encore de beaux jours devant elle, puisqu’elle occupait le grand vivarium qu’il avait reçu pour son dixième anniversaire, et qu’elle avait traversé tant d’épreuves que jamais il ne s’en débarrasserait. Cette fourmilière était non seulement l’une des dernières choses qu’il gardait de son ancien foyer, c’était aussi un souvenir vivant de son défunt frère, une mémoire qui se perpétuerait à jamais. Ainsi, même si son frère n’avait pas eu de tombe, William conduisait chaque année une nouvelle colonie quelque part, à l’extérieur de Francfort, dans un lieu propice et tranquille.

Enfin, ce n’était ni pour ses recherches, ni pour ses petites protégées, ni seulement pour le plaisir de l’amitié que Massimo venait lui rendre visite, il le savait bien.

— Tu as pu discuter avec nos camarades allemands en chemin ? » lui demanda-t-il, en s’en retournant surveiller ses instruments tout en écoutant son invité.

— Bien sûr ! Rausalia est même venue me chercher avec quelques camarades, et je connaissais tout le monde pour une fois !

— À ce rythme-là, tu vas devenir plus dissident que moi ! » s’amusa-t-il, avant de repenser au crime sur lequel ils plaisantaient. « Fais attention tout de même, je ne pense pas que le Roi d’Italie verrait ça d’un très bon œil s’il l’apprenait.

— Il n’y a pas de RFA chez moi ! » ironisa l’Italien pour seule réponse. « Et vu ce que tu demandes dans ta lettre, ça serait mieux que je me mette à vraiment aider la Cause. Je suis quand même le directeur des entrepôts de l’Arthurie Valdôtaine bien que je n’en ai pas l’air ! » lui sourit-il, pour que William le remercie au nom de toute l’Allemagne, non sans réinsister sur la prudence dont son ami devait faire preuve à présent.

 

Même s’il était heureux de compter Massimo parmi ses camarades, il ne supporterait pas d’avoir entraîné le cousin d’Alessia jusqu’au peloton d’exécution, puisque c’était très probablement le sort qui l’attendait, s’il acceptait ce que la Cause lui demandait.

Cependant, c’était la meilleure solution que William avait pu trouver pour détourner des stocks de LM. Pour cela, l’idée était simple, il avait suggéré de se rabattre sur les stocks de Solar Gleam, en organisant un réseau de trafic clandestin directement dans les entrepôts de la cité d’Arcturus. Bien sûr, ce n’était pas exempt de tous risques non plus, la firme ne se laisserait ni infiltrer, ni voler si facilement, et Semper Peace veillait au grain. Néanmoins, avec quelques verres pour accompagner de bonnes excuses, William espérait pouvoir atténuer la colère d’Arcturus s’il l’apprenait, en tout cas, elle était préférable à la colère d’Emil et d’Ulrich. En plus, Massimo pouvait théoriquement offrir davantage que n’importe quel convoi du Département Impérial, de manière régulière, discrète et pacifique. En bref, c’est vrai que tu es l’un des mieux placés pour cette tâche, et ton cousinage avec Alessia t’aidera quelle que soit la situation, en conclut William, avant d’écouter les divers projets que son invité avait déjà réfléchi pour la Cause, tandis qu’il remplissait sa seringue à l’une de ses fioles de LM noir.

Ensuite, il se dirigea vers le vivarium pour y démarrer son expérience sous les enthousiasmes de Massimo, en déposant trois gouttes noires à l’écart de la fourmilière, chacune près d’une fourmi isolée de ses sœurs. Heureusement, aucune ne les fit attendre, elles se ruèrent aussitôt dessus pour engloutir tout ce qu’elle pouvait, laissant le reste s’infiltrer difficilement dans la terre. Puis les insectes restèrent statiques, quelques instants, avant de repartir comme si de rien n’était, sous les commentaires des deux humains qui les observaient. Aux yeux de Massimo, la molécule semblait n’avoir produit aucun effet, mais William soupçonnait déjà que les mutations du LM caucasien se réalisaient d’abord dans le cerveau. Ainsi, il fallut donc attendre plusieurs secondes, jusqu’à ce que les trois fourmis croisent chacune des compatriotes saines, afin que les premiers constats ne tombent.

La Première d’entre elle trouva une autre fourmi isolée et, après s’être reconnues mutuellement, elles commencèrent à voyager très amicalement en direction du lieu où s’était produit la Révélation de la Goutte, au grand bonheur de William. Visiblement, la Révolution venait de recruter son premier adhérent, l’espoir d’un changement était né. Quant à la Seconde, elle trouva également une autre fourmi isolée amicale, et elles allèrent ensemble jusqu’à un groupe très affairé, où la contaminée fut dénoncée par son amie. William assista alors à une scène encore plus curieuse qu’une délation entre fourmis, puisque son élue fut tuée par toutes ses congénères, avant que son cadavre suintant un sang noir bouillonnant ne soit scellé dans une petite tombe de gravillons – construite à défaut d’avoir l’eau qu’il leur faisait tomber en temps normal. Enfin, la troisième se rendit directement à la colonie, et commença à communiquer auprès de ses sœurs, puis fut capturée par certaines d’entre elles qui semblaient se considérer comme l’autorité légitime. Mais toutes les fourmis n’étaient pas d’accord avec cette arrestation publique, et la contestation devint telle qu’elle finit très vite par obstruer l’entrée principale de la fourmilière. Alors, sous le regard stupéfait de William, la troisième fourmi infectée commença à être transportée à l’intérieur de la colonie, en direction d’une grande salle proche de la chambre royale, située au fin fond de la fourmilière.

Malheureusement, bien qu’il fût un grand expert de ces petits bêtes, il ne pouvait qu’essayer d’interpréter toutes les pratiques auxquelles elles s’adonnaient. Seulement pour Massimo, l’affaire paraissait déjà entendue.

— Ça tourne mal ton expérience, William …

— Tout n’est pas perdu, il nous reste deux fourmis dont une en totale liberté. La contestation est encore loin d’être vaincue, les fourmis noires d’Europe n’ont pas de guerrières officielles, elles peuvent toutes l’être. Le rapport de forces pourrait changer de camp en quelques discours. » lui assura-t-il en désignant les foules très excitées qui se pressaient dans les tunnels, pour assister à ce jour exceptionnel – un jour qui rappelait d’ailleurs de vieux récits dans cette race si ordonnée.

 

À entendre l’Allemand du Conseil, la fourmilière était même dans une situation pré-insurrectionnelle, comme le serait une société humaine.

Il suffit de voir l’attitude des ouvrières à l’approche de leurs sœurs guerrières pour comprendre que l’ambiance est pesante depuis la capture de notre patiente, elles ont instinctivement compris que le souffle du changement était présent, lui résuma-t-il sans hésiter, là où Massimo ne voyait qu’une masse grouillante. D’ailleurs, ce dernier ne manqua pas de lui faire remarquer qu’il s’y connaissait sacrément en fourmi pour réussir à les comprendre, et il fut encore plus surpris d’apprendre que c’était littéralement le cas. William n’était pas seulement passionné par ses insectes depuis tout petit, il était sincèrement attendri par leur courage malgré leur fragilité, par leur détermination face au reste du monde – où presque tout y est plus dangereux qu’eux. Alors à force de les protéger dans son petit jardin de Dresde, que ce soit contre les aléas du temps ou les rivaux de la fourmilière, il avait fini par remarquer certaines attitudes récurrentes, des mouvements d’antennes ou de tête, des trépignements de pattes ou des instants de silence. Et bien que son enfance passât, que les études auraient pu engloutir ses yeux et cette passion, son regard continua de s’affiner pendant que sa mémoire saisissait les automatismes de ses protégées, à tel point qu’aujourd’hui, il lui suffisait d’un seul regard pour les entendre parler.

Néanmoins, William était assez humble pour ajouter qu’il ne devait pas toute sa connaissance sur les fourmis de sa seule observation personnelle. C’est grâce à Maître Achille que j’ai pu garder une fourmilière pendant mes années de tutorat, c’est aussi avec lui que j’ai appris à vraiment les étudier, confia-t-il à son invité, dont le visage s’illumina légèrement comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.

— Et c’est de là que vient son surnom, La Fourmi ! » s’amusa Massimo, pour que William s’étonne de le voir connaître le surnom de son mentor. « Évidemment que je le connais, Rausa m’en a parlé. Personne n’est plus connu qu’Achille dans les milieux révolutionnaires, il est même plus célèbre que toi, camarade Herz ! » plaisanta-t-il, en y ajoutant une petite tape sur l’épaule qui fit sourire nerveusement son ami.

— Hm ! Être connu n’est pas une bonne nouvelle dans notre milieu, tu sais ? » se contenta-t-il d’ironiser, avant que Massimo ne ricane en admettant qu’il ne voulait pas finir comme cette fourmi, traînée par les pattes vers la grande salle d’hibernation.

 

Pourtant, l’Italien espérait sincèrement que la pauvre bête s’en sortirait vivante, ou que William puisse faire quelque chose pour elle avec ses mixtures qui avaient visiblement fini de se distiller.

Malheureusement, le produit que William laissait reposer en ce moment n’était pas destiné à être utilisé maintenant, et il n’avait pas prévu d’intervenir, bien au contraire. Car son expérience n’était pas uniquement scientifique, elle se voulait également politique, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins que de reproduire une révolution dans une société autoritaire, en imitant tant bien que mal son schéma d’apparition dans les communautés humaines. Ainsi, les trois fourmis cobayes ne servaient pas qu’à étudier les effets du seul LM noir, elles devaient générer une situation de troubles, dont la mort d’entre elles était déjà une forme de première réussite. Et ce n’est qu’une fois ce climat d’insurrection créé que la seconde phase de cette double expérience pouvait débuter, celle qui confirmerait le souffle du changement, incarné par la fourmi qui tournait dans son petit bocal, juste à côté de cette fameuse synthèse qu’il avait préparé toute la matinée. Puisque cette dernière n’était pas un simple mélange des trois LM, mais un assemblage si méticuleux que son créateur pouvait prédire les effets qu’il allait produire – malgré le peu qu’il connaissait sur le noir du Caucase. En théorie, cette thérapie instantanée offrait un certain talent de persuasion, en plus de capacités physiques, sensorielles et intellectuelles accrues. Cependant, c’était surtout ce premier atout qui intéressait William, qui n’avait pas choisi les fourmis comme cobayes sans raison.

— Elles sont très sensibles aux radiations du LM, cela modifie leurs phéromones et diverses choses. C’est par ces ondes que fonctionne le processus de persuasion, ou d’influence dirais-je plutôt. Si tout se passe comme prévu, notre fourmi patiente devrait être capable de convaincre ses congénères sans violence, de les rallier à sa nouvelle vision des choses induite par le LM, et de conclure en faisant évoluer le fonctionnement social de la fourmilière. Ce serait la meilleure manière d’encourager un changement positif, la moins invasive et la moins violente, j’aimerais beaucoup pouvoir permettre ce genre d’évolution dans l’Humanité, bien que nous n’ayons pas le quart du sentiment d’unité de ces fidèles créatures … Enfin, pour ce qui est de nos fourmis, celle qui se trouve dans le bocal sera parfaite pour ça, elle m’a paru plus aventureuse et curieuse que ses congénères. » lui expliqua William, en se retournant pour jeter un regard paternel à sa cette petite ouvrière qu’il connaissait depuis six mois maintenant, avant que le cousin d’Alessia ne s’amuse de le voir semer la révolte.

— C’est la fourmi qui mènera la révolution jusqu’à la victoire ! » se réjouit-il pour ensuite ramener son regard vers le petit rassemblement de fidèles que la dernière fourmi libre formait très lentement dans le désert, camarade par camarade. « Mais elle n’arrivera pas à temps pour sauver celle qui s’est fait capturer, et ses sœurs non plus … »

 

Mais tout n’était pas perdu pour elle, William comme Massimo avaient encore espoir que le procès ne condamne pas trop sévèrement cette petite fourmi.

Car la colonie comptait véritablement organiser un procès, et celui-ci prenait en plus les proportions d’un événement gravissime, à tel point qu’il ne restait plus qu’une pincée d’ouvrières pour encore s’occuper des œufs ou des jeunes nymphes. La salle du procès était alors noire de fourmis, parfois les unes sur les autres, agglutinées jusque dans les tunnels pour assister à cette cérémonie que la Reine présidait sous la protection des plus vieilles. La rebelle était alors seule au-devant de la foule, au pied de sa Reine-Mère, face à deux rangées de guerrières, d’où sortirent quelques ouvrières venues l’observer après que la souveraine l’eut ordonné - selon les interprétations de William qui traduisait la scène à Massimo. Visiblement, les plus observatrices de la colonie menaient l’instruction du dossier, et même le déroulement du procès puisqu’elles semblaient déclencher une grande agitation dans toute l’audience par leurs simples gestes d’antennes. Pourtant, malgré le fait que le procès semblait mal se passer pour l’accusée, les deux hommes se mirent à espérer quand ils virent des partisanes de la Rebelle être amenées devant la Reine, avec une chance de faire elles aussi entendre leurs sentiments d’injustices ou leurs désirs d’évolution.

Mais c’est l’inverse qui se produisit, lorsque la colère gagna la foule à l’écoute de leurs congénères frondeuses, puis de l’accusation conduite dans la foulée par leurs aînées. La Reine eut alors beau vouloir réclamer l’apaisement de ses enfants, rien ne pouvait plus empêcher l’emballement. Ensuite, il suffit à la fourmi contaminée de faire quelques pas vers sa majesté, afin de s’adresse à elle, et pour que la colonie s’embrase. William vit alors ses chers petits insectes se livrer à une répression féroce, si impitoyable que la Reine fut exfiltrée par sécurité, tandis que les plus agitées des insurgées étaient capturées. Le procès fut ainsi clos la seconde d’après : toutes les rebelles déclarées furent conduites dans une cavité, où elles furent enfermées pour que leurs antennes y soient sectionnées à l’écart des regards, sauf de ceux de leur maître – dépité par une cruauté si humaine. Néanmoins, la manœuvre fonctionna à merveille pour les autorités, aucune fourmi ne savait que leurs sœurs capturées étaient affreusement mutilées dans les souterrains. Et lorsque les rebelles de l’extérieur arrivèrent enfin aux abords de la colonie en nombre suffisant pour espérer convaincre, elles se contentèrent donc de prêcher la bonne parole à celles qui remontaient du procès, complètement ignorantes de la situation. Évidemment, des guerrières commencèrent à remonter des galeries pour continuer à protéger le pouvoir en place, ralliant sur son chemin toutes leurs partisanes, visiblement déterminées à faire place nette.

Ainsi, sur la terre sèche qui entourait l’entrée principale de la fourmilière, les quatre-vingts rebelles menées par la dernière élue de la Goutte menèrent un très âpre combat où les pattes arrachées ne se comptaient plus. Et la colonie perdit plus d’une centaine de ses filles en l’espace d’une minute, si vite que William préféra s’en détourner pour rejoindre son plan de travail. La révolution vivait maintenant ses dernières minutes, puisque la meneuse avait péri dans l’affrontement et qu’il ne restait qu’une douzaine de révoltées dans tout le vivarium. Néanmoins, il restait encore une dernière chance, celle qu’il libéra non loin de l’endroit où la Révélation de la Goutte avait eu lieu. C’est toi qui vas changer les choses, pensa-t-il, en déposant une goutte de son mélange derrière la fourmi qui sortait de ce tout petit bocal avec l’envie de se dégourdir les pattes. Elle se retourna alors vers la goutte, surprise, avant de s’y diriger et de l’engloutir presque d’une seule traite, si bien qu’elle en resta les yeux dans le vague, à la grande déception de Massimo qui attendait une réaction plus agitée, plus soudaine - au moins un mouvement d’antenne.

— Euh … Elle se pose des questions existentielles, là ? » plaisanta-t-il lorsque William supposa que ça puisse bien être le cas.

— Elle vient tout de même de passer plus d’une heure dans un purgatoire de verre avant qu’une main géante la libère en lui offrant une goutte de liqueur magique. Il y a de quoi se poser des questions même pour une fourmi.

— Tu penses qu’elles ont elles-aussi ce genre de considérations ? » s’étonna l’Italien pour que son hôte lui confie qu’il en était même certain, surtout maintenant qu’autant de LM parcourait l’esprit de ce petit insecte si paisible. Toujours selon les interprétations du Saxon, la fourmi semblait parler toute seule, vu comment elle agitait ses antennes dans le vide après avoir médité pendant plus d’une vingtaine de secondes.

— Ah ! Elle reprend sa route, mais - » reprenait William lorsqu’il vit son élue partir en direction du petit espace sablonneux du vivarium, en bordure de la paroi de verre – soit exactement là où il n’y avait rien ni personne.

— Elle se casse, dans le désert. C’est une vraie mystique ! Je l’aime bien, elle a un côté romantique, portée sur la contemplation, l’introspection, tout ça … » divaguait Massimo en souriant, jusqu’à ce que la fourmi ne fasse soudainement demi-tour, comme si elle avait changé d’avis.

— Ou elle s’est trompée de chemin. Personne n’est parfait tu sais, même chez les fourmis. » en conclut le Saxon en riant de cette bêtise, tandis que les dernières rebelles se dirigeaient instinctivement en direction de la nouvelle élue après avoir senti d’étranges phéromones s’épandre dans le vivarium.

 

Le moment culminant de l’expérience allait donc enfin commencer pour le disciple d’Achille et son invité, si bien que ce dernier eut tout juste le temps d’aller chercher la petite assiette de biscuits qui lui était amicalement proposé – en l’occurrence des plätzchen garnis aux raisins secs préparés ce jour-même par sa mère.

Et pendant ce temps, la colonie essaya de remettre de l’ordre chez elle, laissant les dernières révolutionnaires se rallier à la nouvelle élue, marchant en direction de son ancien foyer. Cette dernière parut alors informée du dénouement de la précédente rébellion, si sûrement que ses mouvements d’antennes comme sa posture adoptèrent un caractère agressif aussitôt remarqué par William – déçu par un tel comportement. Sa fourmi avait visiblement l’intention de recourir à la violence elle-aussi, quitte à mettre en danger la fourmilière, mais ce qui dérangeait encore plus l’Allemand du Conseil, c’était bien l’attitude autoritaire qu’elle tenait à l’égard de ses sœurs. Car c’était précisément ce qu’il craignait, qu’elle cède au pouvoir qu’il venait de lui offrir, qu’elle profite de son influence sur ses sœurs pour les exploiter, excitée par les sensations et les sentiments que son mélange devait agiter en elle.

Pourtant, il fut surpris de ne pas voir son Élue prendre la tête de cette troupe, puisqu’elle se contenta de donner ses ordres avant de partir seule, sur les marges de la colonie, à l’écart de ses fidèles envoyées vers l’entrée principale. Bien sûr, dès qu’elles l’atteignirent, les autorités décidèrent de riposter, en envoyant même toutes leurs forces pour éliminer la dissidence une bonne fois pour toute, sans laisser au rassemblement le temps de grandir à nouveau. Alors, les rebelles fuirent à nouveau, et elles fuirent jusque sur les bords du vivarium, attirant les forces de la colonie dans les sables du désert, sous le regard stupéfait de William qui n’arrivait plus à expliquer leur comportement. Cependant, tout devint plus clair lorsqu’il jeta un coup d’œil à son élue, seule, de l’autre côté de la colonie presque dépeuplée, puis qu’il la vit entrer sans que personne ne la soupçonne. Plus rien ne pouvait désormais l’arrêter dans sa quête, ni même lui qui assistait à la scène, partagé entre la surprise et l’inquiétude. Ainsi, il vit son élue descendre vers la prison de la colonie, et affronter les gardes en poussant les prisonnières à la révolte, ce qu’elles acceptèrent volontiers – bien qu’elles soient trop mutilées pour communiquer.

            Ensuite, il ne fallut pas plus de quelques secondes pour que l’émeute des prisons ne bascule dans l’horreur. Car l’élue commença par ordonner que ses sœurs mangent la dernière des fourmis contaminées, sans qu’elle ne puisse contester puisqu’elle n’avait plus d’antennes, afin que toutes profitent de la révélation de la goutte coulant encore en elle. Puis, ivres du LM en lequel elles croyaient désormais dur comme fer, les fourmis enfermées menèrent une terrible vengeance, et plus personne ne pouvait calmer leurs folies d’avoir été réduites au silence. Sous le regard désemparé de William, cette nouvelle rébellion se dirigeait alors vers la chambre royale, pendant que les autorités arrivaient en retard après avoir massacré les dernières fidèles sincères de la Cause. Enfin, lorsqu’elle arriva enfin au fond de la fourmilière, les quelques gardes de la reine furent tués, avant que la bienveillante souveraine ne soit dévorée par l’Élue, puis que toute la colonie bascule dans l’anarchie la plus nihiliste. Finalement, tout ce que William retrouva de sa prospère colonie, ce fut des galeries bouchées de cadavres, des œufs abandonnés et des nymphes bientôt mortes de faim.

            En somme, sa fourmilière s’était détruite, comme lui fit remarquer l’Italien avec un brin d’empathie dans la voix pour réconforter son hôte, dégoûté à la vue de toutes les petites vies perdues dans sa révolution ratée.

— J’espère que cette expérience n’avait rien à voir avec ce que tu prépares pour notre Cause.

— Non, c’est un essai parmi d’autres, et mes expériences ne portent que sur des fourmis, rien à voir avec nous. Mais … malheureusement, ce n’est pas la première fourmilière qui connait ce destin à cause de mes échecs …

— Pour un amoureux des fourmis comme toi, je comprends ça doit être aussi triste que de voir une meute de chiens s’entretuer. Qu’est-ce qui a manqué selon toi ? Ton produit a fonctionné au moins ?

— Je ne saurais pas trop dire, notre fourmi était bien plus puissante que ses congénères, elle arrivait à les convaincre, elle a montré toutes les aptitudes que j’attendais d’elle, sauf la retenue, la sagesse, l’empathie, l’envie résolue de bien faire en somme. Peut-être que le mélange était trop fort en rouge alpin, ou que ma fourmi était juste une très mauvaise candidate, qu’elle était bête au point de ne pas comprendre qu’il fallait au moins préserver la Reine … En bref, les erreurs peuvent être multiples, et mon jugement n’est pas infaillible. » en conclut William tandis qu’il retournait au plan de travail, où gisaient un stylo et quelques cahiers d’observation déjà ouverts. « Mais j’ai pu confirmer deux ou trois détails sur le LM noir. C’est le principal, vu mes modestes moyens en matière d’expérimentation directe, tu sais bien que le RFA ne laisse pas autant de liberté que les autorités des autres pays. Je devrais me reposer sur ta cousine ou d’autres collègues pour tester sur des cobayes plus proches de l’homme. » se justifia-t-il avant de préciser ce qu’il avait appris d’intéressant aujourd’hui.

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Bibliophage
Posté le 21/01/2022
Bonjour,
Sacré personnage William, devrais-je dire sacré menteur ? Il veut se faire passer pour quelqu'un de droit, de juste mais ... il n'hésite pas à tromper son monde. A ce demander si ses camarades connaissent ce mauvais côté de leur amis ?
Deslunes
Posté le 24/01/2022
Bonjour, merci de votre commentaire.
A vrai dire, les trois autres le savent plus ou moins, ceux sont ses meilleurs amis. Mais, vous savez ce que disait le vieux Bismarck : l'amour rend aveugle, l'amitié ferme les yeux. Seulement, par chance, les allemands disent aussi que : l'amour rend aveugle, mais le mariage lui rend la vue...
Coquilles
Posté le 17/01/2022
Salut,
Des fourmis ? Mais pourquoi des fourmis ? Fallait y penser mais quel rapport avec l'humanité, quand même, nous sommes pas franchement cousins ! Personne n'a d'aventure sentimentale ?
Deslunes
Posté le 21/01/2022
Bonjour, merci de votre commentaire.
C'est vrai que les fourmis et les humains n'ont pas grand lien, mais vous comprendrez mieux les raisons d'une telle passion lorsque William ira retrouver son mentor.
Chacun des quatre héros a son aventure sentimentale, à sa manière, mais elles ne seront pas forcément conclues dès le tome 1 (pour plusieurs raisons qui tiennent au récit en lui-même ou à la taille du tome 1, conclure la polygamie d'Arcturus prendrait plusieurs scènes supplémentaires, sans parler du chemin qu'Alessia devrait parcourir avant d'accepter un amour charnel, ni des deux autres qui trouveront quand même "l'amour" à la fin du tome 1).
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