CHAPITRE II - Ronces et lierres des mangeurs d’étoiles - Maria - Partie 4

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

D’ailleurs, bien qu’il faille s’en contenter pour cette nuit, Henri confia au groupe avoir honte d’une façon de faire aussi expéditive, surtout lorsqu’il apprit de sa nièce qu’elle comptait se débarrasser des corps, dans ce feu ou dans le ruisseau coulant non loin - dans le cas où tout ne brûlerait pas comme il le faudrait. Ces pauvres gars ne méritent pas de pourrir ici pour l’éternité, se dégoûtait-il, en se consolant tout de même du fait qu’elle n’appréciait pas manquer de respect aux morts elle non plus, au point qu’elle ne fasse aucun commentaire lorsque le vieux polonais vint tenir quelques prières funèbres en mémoire du vigile.

Quant à Maria, elle cogitait près du bûcher, en regardant silencieusement les preuves venir y disparaître une à une, sans tenir compte de l’odeur immonde qui s’en dégageait. Finalement, même si je n’ai pas pu sauver mon singe, tout s’est arrangé, se réjouissait-elle intérieurement, sauf pour cette forêt, le LM de mon singe souillera forcément l’écosystème, ce feu ne suffira pas en venir à bout, il ne fait que détruire son enveloppe actuelle. Cependant, sa chasse victorieuse de ce soir ne résolvait rien de ses problèmes avec le Département Impérial, bien au contraire, elle allait encore plus les enrager après cet échec. William a raison, en conclut-elle, tandis qu’elle repensait à la lettre qu’elle avait reçue quelques jours auparavant, je n’aurai pas cru qu’Emil cherche à me détruire plutôt qu’à négocier avec moi, ce n’est pas l’héritage du Premier Conseil qu’il devait chercher à reprendre. Enfin, quelle que soit cette raison, elle allait devoir trouver la réponse adéquate à donner, une riposte qu’elle ne pouvait orchestrer seule. Heureusement, ses rapports avec Gabriel et l’État Français étaient meilleurs que jamais, si bons qu’elle pouvait peut-être espérer soumettre de nouveau son offre de diriger un département national de médecine nouvelle – et tout ce qui pouvait aller avec. Il faudra quand même que j’en parle au Conseil avant d’agir, bien évidemment, même si je vais encore devoir forcer les débats dans mon sens, se reprit-elle en se demandant ce que ses trois amis jugeraient de tout ça, de son idée de créer un rival au RFA, lorsque Jasper vint s’asseoir à ses côtés …

Pose-moi une question de travers et tu vas bien tomber, toi, pensa-t-elle intérieurement sans lui accorder de regard, avant qu’il ne lui demande tout simplement si elle aurait besoin d’aide pour remplacer ses deux vigiles tombés cette nuit - sans rien ajouter. Elle en fut brièvement étonnée, elle s’attendait à une autre interrogation, voir à des reproches, certainement pas à une proposition aussi pertinente et bien venue. Après tout, Jasper et ses deux compagnons s’étaient déjà chargés de recruter les deux disparus, en consultant toutes leurs vieilles connaissances de métropole, sous la supervision très lointaine d’Henri qui se contentait de donner ses avis sur les candidats. Alors Maria accepta son offre sans l’en remercier, tant elle enchaîna aussitôt sur le seul détail qui la dérangeait, à savoir l’idée de perdre à nouveau des serviteurs. Je ne veux pas voir ce genre d’échec se répéter, lui confia-t-elle d’un ton plein de regrets, pour ensuite conclure sur les mots que son chasseur redoutait déjà, les petites sorties comme celle de ce soir seront à éviter désormais.

— Théo, Alessandre et Raphaël auraient dû rester chez toi. Tout cela est probablement ma faute d’une certaine manière. » voulut-il plaider en espérant alléger la conscience de sa patronne, et sauver ses espoirs de pouvoir la séduire. « J’aurai du savoir te convaincre pour que nous passions la soirée juste tous les deux, l’intrusion n’aurait pas eu lieu. Et ça ne se reproduira plus, comme tu l’as dit.

— Ce n’est pas le moment pour des avances, Jasper, je ne suis vraiment pas d’humeur. » lui asséna-t-elle, avant que le reste du groupe ne revienne pour l’informer que toutes les preuves de ce soir gisaient au fond du ruisseau ou dans ce bûcher. « Ravivez le feu et retournons à ma demeure. » lâcha-t-elle en se redressant pour aller assister aux derniers instants de la crémation depuis son cheval, sans un mot, ni une attention portée aux commentaires agacés que les mercenaires se faisaient à voix basse – trouver de quoi réalimenter le feu n’était pas simple en hiver, surtout après ce qu’ils avaient déjà ramassé.

 

Ainsi, c’est après un bon quart d’heure que le groupe reprit sa chevauchée sur les pistes du bois de Vincennes jusqu’au Vème arrondissement de Paris, aussi discret que cela était possible.

Cependant, si la porte de sa résidence était bien fermée à clé lorsque Maria s’y présenta, elle ne trouva pas Raphaël pour l’y accueillir, seulement une ambiance pesante, et un silence qui l’était tout autant. D’ailleurs, elle eut beau appeler le plus fidèle de ses mercenaires, personne ne répondait, pas une seule porte ou une seule latte du plancher ne grinçait. Alors, quand elle découvrit que, cette fois, ce n’étaient pas les lumières de son laboratoire qui étaient allumées, mais celles de son bureau, toute sa frustration et sa colère de ce soir remonta en un instant, si intensément qu’elle s’y élança dans la foulée. Ces rats sont revenus, je vais leur faire payer, enrageait-elle en sortant son revolver tandis qu’elle se ruait dans les couloirs, jusqu’à presque percuter la porte de son bureau quand elle l’atteignit enfin. Mais ce n’est ni dans son office grand ouvert qu’elle entra, ni la voix d’un nouvel intrus qu’elle entendit, bien au contraire, c’est celle de sa sœur qui lui répondit, d’un petit cri de panique qui chassa toute colère du cœur de Maria – avant que Raphaël ne lui ouvre pour tout expliquer.

Dès qu’il avait entendu une nouvelle équipe d’espions s’infiltrer discrètement dans la demeure, il s’était réfugié en compagnie d’Anastasia dans la pièce la plus sûre et la plus importante. Malheureusement, cet heureux dénouement ne suffit pas à ce qu’elle se sente soulagée : sa petite sœur était sous le choc, et les larmes perlant sous ses yeux donnaient littéralement des envies de meurtre à la Française du Conseil. Alors elle ordonna que toute sa résidence soit de nouveau inspectée, pendant qu’elle se chargeait de rassurer sa petite sœur et de la raccompagner au lit, non sans amertume quant à l’idée qu’elle n’avait pas été là pour la protéger - deux fois dans la même soirée. D’ailleurs, malgré sa conduite irréprochable, Raphaël restait lui-aussi désabusé de cette soirée, jusqu’à même venir s’excuser auprès de Maria, tant il aurait espéré capturer l’un des cambrioleurs avant de s’enfermer dans le bureau. Néanmoins, et même si Maria n’en attendait pas tant, il ne revenait pas lui demander pardon les mains vides, car il avait pu apprendre deux ou trois choses sur ces voleurs qui n’avaient rien d’allemand. Ils avaient un comportement étrange, au moins deux d’entre eux nous ont parlé en italien, mais je suis convaincu d’avoir entendu des mots en français derrière la porte, lui expliqua-t-il pour qu’elle s’empresse de le questionner sur ce qu’il avait pu entendre, tant elle avait confiance en lui plus qu’en n’importe lequel. Elle apprit alors que ces brigands-ci cherchaient une relique, ou un artéfact, selon les deux termes que Raphaël avait entendu chuchoter, et qu’ils avaient d’abord cherché à se rendre dans le sous-sol du laboratoire pour trouver l’objet de leurs convoitises. Ce n’est qu’ensuite qu’ils s’étaient mis en œuvre de rejoindre le bureau, sans savoir qu’ils étaient déjà repérés, ni qu’il serait barricadé. D’ailleurs, tel qu’Henri vint l’annoncer, les intrus n’avaient pas visité l’infirmerie où reposait Marco-Aurelio, tout comme ils n’étaient pas entrés dans les chambres. En bref, ce n’étaient peut-être pas des cambrioleurs normaux, comprit Maria en étant désormais certaine que le mobile de cette seconde intrusion ne pouvait être qu’un objet en rapport avec l’héritage de ses anciens professeurs, bien qu’elle ignore elle-même ce dont il s’agisse. Et elle dut avouer à son plus fidèle serviteur qu’elle ignorait aussi qui pouvait l’avoir commandité.

Cependant, il y avait une chose dont elle était sûre, c’était qu’elle comptait punir l’Allemagne d’avoir voulu s’en prendre à elle et à son Ana. Encore une fois, la Germanie est à l’origine de tout notre malheur, bouillait-elle intérieurement en finissant par quitter son bureau, exaspérée par son impuissance, ce peuple devra payer pour tout le jour venu, et chacun devra payer le prix en entier. Alors même si Henri vint lui suggérer de se reposer, ce n’est pas dans sa chambre qu’elle se rendit, mais dans son précieux laboratoire qu’il fallait remettre en ordre, de façon à reprendre le travail correctement dès demain matin – elle ne comptait laisser que le ménage au soin de ses domestiques ou assistants. Ainsi, c’est directement au rez-de-chaussée de ce dernier qu’elle se dirigea, pour y ranger les étagères que les intrus du RFA avait désordonné, sans un mot, sous les quelques gémissements plaintifs de ses cobayes.

Et elle avait beau ne faire presque aucun bruit, ni prononcer leur jeter le moindre regard, Maria était persuadée que c’était à elle que ces singes parlaient, qu’ils pleuraient, qu’ils se lamentaient.

— Taisez-vous !! » finit-elle par leur crier, si sévèrement que leurs gémissements laissèrent enfin place au tintement des verres qu’elle rangeait par automatisme.

 

Mais quand elle eut fini de ranger toutes ses belles étagères, elle entendit un triste gémissement simiesque s’élever de nouveau, seul, si solitaire qu’elle en resta pensive, le regard plongé dans la vitre qui la reflétait.

Puis, lorsqu’elle se retourna, ce fut pour croiser le regard de sa femelle chimpanzé, fixant sa maîtresse depuis le fond de sa nouvelle cellule. Alors en voyant cette pauvre mère s’approcher de la paroi, l’air de lui demander où était son petit, Maria retrouva une sensation qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Elle n’était pas juste peinée au point de s’avancer elle-aussi près de la paroi, elle éclata en pleurs contre celle-ci en s’excusant auprès de son cobaye, en s’imaginant qu’elle serait sa douleur à elle si Anastasia lui était volée et torturée. Tout est ma faute, se lamentait-elle en maudissant cette soirée, je n’ai pas été à la hauteur …

Et tandis qu’elle retenait difficilement ses sanglots, l’inattendu se produisit sous ses yeux embués.

— Maîtresse, je pas vouloir tu être triste. » lâcha une voix légèrement résonnante, aigue et inconnue, si sortie de nulle part que Maria en sursauta pour se retourner aussi soudainement avec un regard hystérique, prête à étriper celui qui venait se moquer d’elle pendant qu’elle chouinait contre la paroi. Mais il n’y avait personne derrière elle, et lorsqu’elle retourna son regard larmoyant vers la paroi de verre, elle remarqua que le singe s’était rapproché d’elle, avant de voir la mâchoire de cette guenon s’articuler. « Je comprendre tout ça pas être faute à tu. Faute à autre clan. » reprit-elle, sous les yeux de Maria qui délaissèrent presque aussitôt la tristesse pour l’étonnement et la curiosité – l’une des rares choses à pouvoir la sauver dans un instant comme celui-ci.

— Pardon ? Tu – Tu peux parler ?

 

Et la Française du Conseil avait beau rassembler tout ce qu’elle pouvait savoir de ses sciences, elle ne pouvait que s’étonner d’une telle évolution. Bien sûr, la guenon avait dû entendre des centaines de mots différents dans sa voix ou celles de ses assistants, et elle était le premier de ses cobayes à avoir reçu du LM noir du Caucase. Seulement, elle n’aurait jamais imaginé que cette troisième variante de la molécule puisse avoir des effets aussi prononcés sur le cerveau, sur la mémoire, sur la réflexion, et sur tout ce qui pouvait faire la complexité du langage humain. Certes, son singe était encore loin de saisir les subtilités de la grammaire et ses phrases étaient grammaticalement imprécises, tout comme son articulation pouvait être saccadée ou sa prononciation écorchée par sa voix de crécelle, mais il avait bien parlé sous ses yeux.

D’ailleurs, à peine l’eût-elle admis que la guenon reprit, avec un brin de tristesse que sa maîtresse humaine discernait dans cette voix animale.

— Je parler quand autre clan voler petit à je, et parce que tu pleurer. Cheffe pas avoir à pleurer, je avoir à … pleurer. » conclut-elle avec difficulté, et avec encore plus de mal à pleurer, tel que Maria le remarqua en la voyant se gratter les yeux – comme si elle essayait de reproduire ces larmes si humaines.

— Si, c’est ma faute, j’aurais dû être ici à travailler, auprès de toi !

— Je – Je pas savoir pour ça … Petit va revenir ? 

— … Non, je n’ai pas réussi, j’ai perdu … » se confia la Française du Conseil, en reprenant ses sanglots lorsque le sentiment de défaite revint lui enserrer le cœur, tandis que la femelle s’en retournait à ses gémissements plaintifs.

— Je … vivre avec ça. Vie être comme ça, je devoir accepter ... Je avoir nouveau petit un jour ? » reprit-elle d’un ton à nouveau plein d’espoir, sans que Maria ne sache quoi y répondre, ce n’était pas ce qu’elle avait prévu, ni même ce qu’elle prévoyait à présent. D’autant plus que cette femelle chimpanzé savait parler, il fallait étudier les effets du LM noir plutôt que de lui offrir une grossesse pouvant déclencher une nouvelle mutation. Seulement, ce soir-là, Maria préférait mentir plutôt que de lui refuser cet espoir, même si elle allait devoir supporter de la voir opiner gravement de la tête quand elle lui annonça qu’elle y réfléchirait. « Je … attendre alors. Attendre que Maîtresse vouloir. »

— … Un jour, je te rendrai heureuse à toi aussi, je me rattraperai. Je te le promets. » lâcha-t-elle, à la grande surprise de son cobaye.

— Je croire ça … Je pouvoir être seule ? » l’implora-t-elle en retournant se blottir dans un coin, sous le regard déçu de la Franco-Polonaise qui aurait tant voulu faire plus.

 

Cependant, cette nuit-là, elle se contenta de partir en séchant ses larmes sans accorder de nouveau regard à cette mère qui la mettait mal-à-l’aise, afin de rejoindre son bureau où elle pourrait y sangloter à l’abri des regards, près de sa baie vitrée, sous la douce lumière de son astre d’argent. Ce monde ne me laissera donc jamais accomplir mes rêves, se ressassait-elle en larmoyant de colère, il y aura-t-il toujours un obstacle devant moi, où que j’aille, quoi que je veuille rêver ?

Plus que jamais, Maria devait bien s’avouer qu’elle n’était pas infaillible, qu’elle ne pouvait pas encore se permettre de ne pas anticiper tous les scénarios possibles, ou de ne pas être toujours là où il fallait. Sinon, qui sait combien elle pourrait payer ses erreurs, et qui sait qui les paierait ? Quels ennemis viendraient s’en prendre à elle et Anastasia si elle n’était pas capable de les intimider ? Car que ce soit le RFA ou ces voleurs franco-italiens inconnus, ils finiraient par revenir, elle en était sûr. Les recherches doivent s’intensifier, le temps est compté à présent et le secret du Conseil est menacé, se résolut-elle en séchant ses larmes, avant de se demander comment elle et ses trois camarades pourraient s’y prendre pour empêcher Emil de leur nuire. Le RFA était inatteignable, à moins qu’une guerre n’éclate contre l’Allemagne pour que le Conseil puisse en profiter. En attendant, tout pouvait vraiment s’arrêter aussi vite que l’avait menacé Emil, encore plus vite que tout cela avait commencé, des années de travail pouvaient s’évanouir en une erreur. Il n’y a plus de temps à perdre ni de doutes à avoir, il me faut mon RFA, en conclut donc la Lune Pâle, même si elle savait bien qu’Alessia et William s’y opposeraient à nouveau, comme il l’avait fait depuis huit ans. Mais, qui sait, avec de nouveaux arguments, le verdict du Conseil pouvait changer …

Quant aux dangers de la mutation qu’elle avait directement constatés cette nuit, elle n’avait pas plus de doutes à ce sujet, ça ne peut aller en s’améliorant, le progrès a son prix, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Maître Achille l’avait souvent répété après tout : le Conseil du Graal ne vient pas seulement créer du Bien, il vient aussi détruire du Mal, et cela ne se fait pas sans heurts pour les deux côtés, la lutte est ainsi faite.

Mais pour les Parisiens qui profitaient encore de la nuit, l’année 1879 s’achevait, comme un calme avant la tempête.

 

« Waw ! Un Singe qui parle ! Maria, comment tu as fait ?! Tu étais la première à me répéter que notre monde était si triste ! »

 

Anastasia à Maria, lorsqu’elle fit irruption dans le laboratoire après qu’Henri lui ait confié la nouvelle dès le lendemain, Paris, 24 décembre 1879

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez