CHAPITRE II : LE QUAI

Le dialogue avec les Danbrais avait été rompu. Les villages alentour avaient été pillés, les fermes incendiées et leurs habitants rendus captifs. Les Danbrais contrôlaient les routes ; plus aucun convoi ne partait ni n’arrivait à Nisle par voie terrestre, sous peine d’en voir les marchandises confisquées par les guerriers nains et leurs conducteurs tués ou réduits en esclavage. Tous restaient cloitrés au sein des remparts et la colère grondait parmi la population. En réponse, une faction s’était formée, les kuaristes, dénonçant l’immobilisme du conseil et arguant d’un complot inuma. Ils confondaient les non-Humains de Nisle avec l’assaillant danbrais et leur prêtaient tous les maux.

Heilendi sentait la menace se resserrer autour d’elle. Il ne se passait pas une journée sans qu’elle n’entende parler de l’histoire d’un Nain, arrêté en rentrant chez lui, aux yeux de tous, ou du magasin d’un Darrain hors de Soreh vandalisé par les kuaristes. Ou par les gardes. Elle gardait en tête la nuit des oreilles tranchées, pendant laquelle les Nisliens avaient massacré les Elfes et craignait d’être agressée à son tour. Partout, elle sentait des regards hostiles peser sur elle. Heureusement, Izuma et d’autres gardes l’entouraient en permanence.

Après chaque assemblée, Hjartann insistait pour l’escorter. Cela le rassurait, lui disait-il, et elle n’avait aucune envie de protester. Elle avait pris l’habitude de faire le trajet à cheval avec lui et en éprouvait un grand plaisir.

« Ce n’est pas la peine de me raccompagner chaque jour, dit-elle en le remerciant, alors qu’il pleuvait à tout rompre. C’est un long détour pour vous. Le quartier de “La Laverie” est à l’opposé de Soreh. Et voyez, j’ai toujours Izuma avec moi.

— Cela ne me dérange pas, je vous assure, riposta-t-il de sa voix grave.

— Comme vous êtes là, acceptez de rester un moment pour vous réchauffer. J’ai demandé à mon majordome d’acheter une bouteille de sang au marché. J’ai appris qu’il se buvait chaud pendant les nuits d’hiver, et je peux requérir qu’on vous le prépare au bain-marie.

— Voilà une aimable attention, mais je ne veux pas m’imposer.

— J’insiste ! »

Hjartann descendit de cheval. Un serviteur lui prit les rênes et il suivit Heilendi à l’intérieur. Elle ordonna que les volets soient baissés et les rideaux fermés, afin que le Darrain se sente à son aise. Dans la pénombre, un valet emporta sa cape dégoulinante de pluie ; Hjartann retira veste, foulard, chapeau et gants et ils prirent place dans des fauteuils moelleux disposés en face l’un de l’autre, près de la chaleur de la cheminée.

« Vous devez être soulagé quand vient l’hiver, supposa-t-elle en désignant le châle transparent plié sur ses genoux.

— Les journées sont plus supportables, en effet. Je peux quitter mes voiles, un seul suffit », répondit-il, caressant le tissu entre ses longs doigts.

La lueur rouge des flammes crépitantes éclairait son profil et léchait les contours des meubles, créant dans la pièce une atmosphère douce et intime. On leur servit du thé avec des pâtisseries sébénites au miel et une fine cruche de sang aromatisé.

« Vous avez changé la décoration de votre salon, remarqua Hjartann. Et puis, ces pâtisseries, ce thé vert… On se croirait presque à Sébune !

— Goûtez ! Ce sont des leneimeis, les meilleurs gâteaux au monde ! Et ce salon n’est qu’une pâle copie des intérieurs de Hérand. Du mobilier devait m’être livré, mais avec ce siège… » Elle soupira. « Mon pays me manque. Je n’ai pas revu mon île depuis si longtemps. »

Hjartann hocha la tête. « Je vous comprends. Humain, je suis né à Ropartenne, mais mon lignage et la métamorphose ont eu lieu ici. Nisle constitue mon réel chez-moi et je n’ai que rarement été séparé des miens. » Il marqua un court silence. « Avez-vous des enfants ? »

Cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas repensé à Heiras, à Silla et à Yogaru et cette question fit émerger en elle un flot de sentiments nostalgiques. Devant ses yeux défilaient des images du passé. Bercée par le bruit de la pluie qui cognait contre les vitres, elle revoyait sa fille parcourir les Valnes, les montagnes enneigées de Hérand, et Heiras sur son navire à affronter des tempêtes. Elle se demandait dans quel cyl se trouvait Yogaru dont elle n’avait pas reçu de nouvelles depuis des cyls. Quels noms avaient-ils aujourd’hui ? Quelle existence menaient-ils ?

« Oui, finit-elle par dire, trois. 

 — Vous avez de la chance.

— Ho ! Vous savez, chez les Sébénites, les liens du sang ne sont pas aussi importants que les liens d’affection. Parents et enfants ne sont pas proches. Ils se connaissent à peine en réalité. Ce sont mes amis de Hérand qui constituent ma vraie famille. Et vous, comment avez-vous rencontré votre fille ? Vous avez dû vivre une belle histoire d’amour.

— Oh non, dit-il sur un ton chaleureux. On ne transforme pas les Humains, emporté par une passion dévorante, comme cela est si joliment décrit dans les contes. Mais cela ne veut pas dire que je ne l’ai pas aimée par la suite ! C’était un lignage arrangé avec les Seigneurs manais. Brynjann devait avoir trois ou quatre ans lorsqu’elle nous a rejoints, à Nisle. Je me revois avec elle ; je l’emmenais partout avec moi, perchée sur mes épaules comme un petit oiseau. »

Ses yeux s’illuminèrent et un sourire franc se dessina. Puis celui-ci s’évanouit et une ombre creusa subitement ses traits.

« Je me souviens de l’alcool et des insomnies qui ont suivi… Peu de temps avant sa mort, Brynjann et moi, nous nous étions disputés. La perdre fut effroyable, mais la perdre après cette dispute, alors que nous étions toujours fâchés, fut insupportable. Depuis, la vie sans elle est longue, longue… Je me demande quand il me sera enfin permis d’aller la rejoindre. Si j’ai bien un conseil à vous donner, c’est de ne pas laisser la fierté vous empêcher de vous réconcilier avec les gens que vous aimez. »

Il vida sa flûte. Des trainées rouges glissèrent le long du verre jusqu’au fond.

« Pardonnez-moi, ajouta-t-il après un silence, je ne crois pas être la meilleure des compagnies en ce moment. »

Heilendi avait l’impression de pénétrer dans un territoire secret, de s’enfoncer dans les souvenirs de Hjartann.

« Non, dit-elle, vous dites quelque chose de très vrai. Je suis désolée pour votre fille. La guerre… Tous ces morts… » Elle se gratta un ongle du doigt. « J’ai parfois le sentiment que les batailles de Dhuyne et de Galmeric se sont achevées hier. Et nous voici déjà embarqués dans un nouveau conflit. »

Elle avala une gorgée de thé bien chaude et demanda, en baissant le ton : « À ce stade, vous savez où se situent les galeries naines, n’est-ce pas ?

— Pas encore, mais je suis convaincu qu’elles existent ou les Danbrais auraient déjà mené une attaque de front. Nos sapeurs les cherchent, mais les souterrains constituent le royaume des Nains qui y excellent. À la nuit d’hui, les trouver et les reboucher restent notre priorité. »

Heilendi souffla sur sa tasse fumante, puis releva vers lui des yeux pleins d’angoisse :

« Le spectre de la guerre rôde sous nos pieds tel un serpent colossal.

— Les entrepôts sont encore pleins de vivres, la rassura-t-il, Tant que les Nains échouent à contrôler La Savoureuse, nous aurons de quoi tenir, ne vous inquiétez pas.

— Dans ce cas, pourquoi le gonfalonier inflige-t-il tant de pression sur la population ? Voyez ! Je ne peux plus me promener seule sans craindre une agression. À croire que son but même est de générer des divisions et du désordre.

— Sa politique me préoccupe. Ces violences, ces arrestations sommaires… Cela l’arrange peut-être de faire peser la faute sur nous, il détourne l’attention du peuple.

— Non ! Selon moi, sa haine est bien réelle. »

Hjartann froissa le voile posé sur ses genoux. « Et Abisen qui ne dit rien ! J’enrage !

— C’est un vieil homme brisé, observa-t-elle. Il n’y a plus rien à attendre de lui. »

Ils plongèrent dans le silence, troublé par les chuchotements des domestiques dans le couloir.

« Que faire alors que la popularité de Kuara augmente de nuit en nuit ? questionna Hjartann. Chaque nuit, il devient plus puissant et son venin se diffuse dans la cité. La dernière fois, vous parliez d’enquêter. Avez-vous réalisé des progrès en ce sens ? »

Elle soupira. « Bien peu, je ne crains. Des chroniques corroborent le fait que Kuara fut blessé à la bataille du Puillot, quand certains récits le décrivent comme mort ! Au moment où il réapparait, à la fin de la guerre, son château à Francastel brûle. »

Hjartann s’esclaffa : « Cette histoire bien connue fait pleurer ses partisans.

— Kuara s’évapore ensuite, pendant de longues années, avant de rejoindre Nisle, continua Heilendi. Où s’est-il rendu ? Je l’ignore encore.

— La facilité avec laquelle il a réussi à s’imposer et à monter les échelons m’interpelle. Si vite !

— En un claquement de doigts, confirma Heilendi. En deux-trois ans, à peine.

— Alors que nous ignorons tout de lui », compléta Hjartann.

Heilendi avait toujours considéré les Darrains comme des êtres taciturnes et violents, dénués d’émotions, mais plus elle apprenait à connaître Hjartann, plus ses sentiments évoluaient. En ce jour, elle voyait en lui son seul allié.

« Tout porte à croire que Kuara a mené une vie de chevalier exemplaire, mais je continuerai mes recherches », lui promit-elle.

À peine Hjartann était-il parti qu’elle fut arrachée de ses pensées par le marchand Okonei. Il entra en trombe dans le salon, poursuivi par Kaapio qui s’excusa de ne pas l’avoir annoncé en bonne et due forme.

« Vous avez entendu la dernière ? rugit-il.

— Qu’y a-t-il, Sire Okonei ? »

Il allait et venait devant la cheminée, le front plissé par la colère.

« Port-Nisle ! Les voyous ! Notre quai ! Ils l’ont pris ! »

Il était si énervé qu’il s’exprimait en séban, leur langue natale.

« Calmez-vous, je n’y comprends rien. Les Danbrais sont-ils entrés dans Port-Nisle ? s’enquit-elle, les yeux tout ronds.

— Non ! Non ! Nous n’en sommes pas là, heureusement ! Notre quai a été réquisitionné ! Des gardes sont venus ce matin et ont stoppé le chargement des marchandises. Je sors à peine de la Rotonde où l’on m’a incarcéré !

— Incarcéré ? répéta-t-elle en s’étranglant.

— Vous avez bien entendu !

— Pour quel motif ? Ils n’en ont pas le droit, c’est insensé ! Tout avait été fort bien convenu avec le stipendier Merrier. J’ai, avec moi, des documents rédigés de sa main propre, portant le sceau du peresta, qui stipulent que ce quai nous appartient. »

Il tourna ses yeux vifs vers elle et s’époumona :

« D’abord l’augmentation des taxes ! Et maintenant ça ! Ils l’ont pris, c’est tout, accords ou non ! Nos bateaux ne peuvent plus y débarquer depuis ce matin. Et je ne peux m’y opposer ou je finirais aux oubliettes ! »

Heilendi se mordilla les doigts. « Retournez tranquillement chez vous, Sire Okonei, dit-elle avec calme. Je me rends nonobstant au palais perestal pour voir ce qu’il en est. Je suis sûre qu’il ne s’agit que d’un simple malentendu et que tout sera tiré au clair. »

 

Au palais perestal, elle retrouva Abisen affalé dans son fauteuil, un verre de vin à la main, comme à l’accoutumée. Ces derniers mois, elle ne l’avait jamais vu sobre. Kuara dans son armure de plates tournait autour d’eux tel un loup maléfique autour de sa proie.

Heilendi leur rapporta les propos du marchand Okonei.

« Je suis sûre qu’il s’agit d’une méprise, conclut-elle. Je viens réclamer la réouverture du commerce et que lumière soit faite sur les évènements de ce matin. »

Le peresta se massa la tempe.

« Que me contez-vous là, Dame Heilendi ? Quelle est cette histoire de quai ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Rappelez-vous, Monseigneur, répondit-elle d’un ton calme. Vous nous aviez accordé son usage et nous l’avons fait élargir avec l’argent de Sébune pour l’adapter à la longueur de nos bateaux. Depuis, le commerce est florissant.

— Demandez à mon fils, Abisen le Jeune. Il vous attendait avec tant d’impatience… »

Ses épaules s’affaissèrent. Il dodelina de la tête.

« C’est moi qui ai donné l’ordre de l’opération de ce matin, l’informa Kuara d’un ton glacial en coupant court aux divagations du peresta. Au vu des récents évènements, nous devons réguler tout trafic de biens et de personnes étrangères… Et non-humaines. Nous ne pouvons plus nous permettre de les laisser circuler à leur guise. Il en va de la sécurité de la cité.

— Sire Abisen, vous vous rendez bien compte que les Sébénites n’ont rien à voir avec les Danbrais qui vous sont hostiles.

— Le gonfalonier a tout à fait le droit d’agir de la sorte, constata Abisen, s’il juge ces mesures nécessaires à la protection des Nisliens.

— Mais…

— Vous perturbez un important conseil de défense pour des broutilles, Madame l’Ambassadrice, dit Kuara en l’interrompant. Nous n’avons rien de plus à ajouter à ce sujet et je vous demande, à présent, de prendre congé. »

C’était comme s’il l’avait giflée. Les joues en feu, Heilendi demeura bouche bée. Le gonfalonier profitait de la faiblesse du peresta pour régner à sa place ! Elle les quitta, les poings serrés. Kuara venait de détruire tout ce qu’elle avait construit. Il avait réglé la politique de Nisle sur sa haine des races non-humaines. Le bon sens l’avait déserté. Tant qu’il serait au pouvoir, elle aurait les mains liées.

Changer pour avancer.

Il n’y avait qu’une solution : elle devait le faire tomber.

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MrOriendo
Posté le 15/03/2023
Hello Péridotite !

Encore un bon chapitre qui nous met bien dans le bain quant à la menace qui plane désormais sur la ville. On a le sentiment que le véritable danger se trouve à l'intérieur, que tant que Kuara gouverne la cité ne pourra pas être sauvée.
En tout cas, ça sent sérieusement le boudin tout ça, je me demande bien comment Hj et Heilendi vont réussir à l'affronter.
Peridotite
Posté le 16/03/2023
Oui, les nouvelles lois de Kuara commencent à être appliquées et les non-Humains se les prennent en pleine face, incluant le marchand darrain, Heilendi, Grahann etc

Tu verras, ça sera pas si facile de se débarrasser de ce Kuara ! 😊
Isahorah Torys
Posté le 18/01/2023
beau chapitre, comme d'habitude ^^ ta plume est ce qu'elle est... efficace et agréable.

Je me demande bien comment elle parviendra à le faire tomber puisque pour le moment elle n'a rien contre lui... Ce kuara ferait un excellent dictateur dis-donc... On espère qu'une chose, que ça bouge dans le bon sens pour Nisle...
Peridotite
Posté le 19/01/2023
Coucou Isahorah,

Tu verras, elle va bientôt commencer son enquête :-)

Merci beaucoup pour ton commentaire encourageant
ClementNobrad
Posté le 27/12/2022
Les choses sérieuses arrivent !
Vu que tu aimes les pinaillages :
"Le gonfalonier profitait de la faiblesse du peresta pour régner à sa place !"
Phrase trop explicite, un peu trop "young". On comprend la situation, pas la peine je pense de nous le balancer. ;)
ClementNobrad
Posté le 27/12/2022
Young n'est pas le bon terme ceci dit... mais je ne trouvais pas mieux lol
Peridotite
Posté le 27/12/2022
Oui c'est vrai, je vois ce que tu veux dire. C'est sur-expliqué quoi, comme si je m'adressais à des enfants. C'est vrai que je pense qu'on a compris, je vais virer cette phrase, merci beaucoup pour ton commentaire 🙂
Nathalie
Posté le 17/11/2022
Bonjour Peridotite

Le lien entre Heilendi et Hjartann se renforce. Sera-t-il assez suffisant pour faire tomber Kuara ? Cela semble mal parti. Ce raciste a les deux pieds ancrés dans le pouvoir et ne compte pas le lâcher de si tôt.

Mon seul pinaillage pour ce chapitre (parce que franchement, tu aurais été déçue qu’il n’y en ait pas) :

« Mon pays me manque. Surtout mes amis de Hérand. Je ne les ai pas revus depuis des années. »
Deux possibilités : soit Heilendi se force à parler en « années » pour lui faire plaisir, auquel cas c’est mignon. Soit elle devrait parler en cyl.
Peridotite
Posté le 18/11/2022
Coucou Nathalie,

Un grand merci pour ton commentaire, c'est vraiment gentil de m'en laisser un,

Ça va en effet se corser pour Nisle avec Kuara dedans et les ennemis dehors !

Merci pour tes pinaillages, ils sont importants pour moi pour lisser le texte (je fais ça en ce moment, avec la volonté d'augmenter la fluidité et l'immersion) :-)
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