Chapitre II - à l'ombre des arbres - partie I

La petite émergea de sa torpeur avec la sensation d’avoir dormi des jours et des nuits durant. Son sommeil avait été peuplé de rêves rassurants, mais à présent, dans l’obscurité et la fraîcheur de la nuit, elle se sentait déboussolée. La peur monta rapidement en elle. Ses sens lui indiquaient qu’elle ne se trouvait pas dans un lieu familier. Elle entendait des voix discuter, sentait l’odeur de la mousse et des champignons des bois. L’enfant essaya d’appeler, mais sa gorge resta muette, nouée par l’anxiété. Elle se redressa et une étole lui glissa des épaules. Elle ramassa la fine étoffe et enfouit son visage dedans pour essuyer ses larmes naissantes. Le tissu portait l’odeur de mille parfums de fleurs, cela la rassura un peu.

La fillette se redressa en position assise. Ses sabots frottèrent sur la souche d’arbre sur laquelle elle reposait. Ses pieds touchaient à peine le sol. La peur et la fraîcheur de la nuit lui arrachèrent un frisson. Elle fut secouée d’un sanglot et de grosses perles salées roulèrent silencieusement sur ses joues. Où pouvait-elle bien être ? Était-elle en danger ? Les méchants hommes se trouvaient-ils à proximité ? Avaient-ils fait du mal à sa grand-mère ? Autant de questions sans réponses qui faisaient enfler son angoisse.

Une silhouette émergea de derrière un tronc et se dirigea vers elle. L’enfant se tint prête à bondir et fuir à toutes jambes. Sa poitrine se soulevait rapidement comme celle d’un lapin pris dans un collet. Elle se trouva incapable de se mettre en mouvement, bien trop terrifiée. L’étrangère fut bientôt assez proche pour qu’elle puisse l’analyser. La nouvelle venue sentait la même fragrance délicatement fleurie que l’étole. Sa chevelure brillait, piquée de végétaux bioluminescents. L’enfant se tranquillisa, émerveillée par cette apparition. La jeune femme lui adressa un sourire réconfortant. La petite passa une main dans ses propres cheveux blond sale, secs comme de la paille et emmêlés. D’ordinaire, sa grand-mère les lui tressait, mais aujourd’hui, le quotidien avait été bouleversé. Devant cette belle femme, elle se sentit pouilleuse dans ses vêtements de paysanne, avec la poussière qui couvrait ses joues creuses. Elle frotta ses pommettes rosies par le soleil de la vallée. L’étrangère ressemblait à l’image qu’elle se faisait des dames des grandes villes. Sa coiffure était ordonnée, ses vêtements propres et dans des matières qu’elle imagina précieuses. Elle la trouva impeccable en tout point.

— Tu n’as pas à avoir peur. Nous sommes amies.

L’enfant ne sentait aucune mauvaise intention émaner de la femme. La suspicion ne la quitta pourtant pas totalement. Peut-être cette charmante apparence cachait-elle quelques perfidies.

— As-tu faim ?

La petite fille hocha la tête lentement, la jaugeant avec sauvagerie. Florelle sortit de sa besace un petit pot en terre cuite et une cuillère en bois, qu’elle tendit à l’enfant. Le ventre de la petite criait famine, mais l’ancien racontait souvent que les gens de la haute société avaient tendance à utiliser le poison comme arme de prédilection, surtout les dames, car c’était un meurtre qui ne salissait pas les mains. Elle analysa le contenant et son contenu. La jeune femme lui adressa un nouveau sourire encourageant. Florelle trempa un doigt dans le pot et le fit disparaître dans sa bouche, prouvant qu’il n’y avait aucun danger. Affamée et n’y tenant plus, l’enfant plongea avidement la cuillère à l’intérieur du pot mystérieux. Elle sentit avec délectation le goût réconfortant du miel envahir sa bouche. La fillette sentit son ventre inondé d’une douce chaleur. En fermant les yeux, il lui sembla ressentir chaque fleur et chaque insecte qui avaient travaillé pour créer ce nectar.

Elle racla le fond du récipient et lécha la cuillère. S’étant laissée amadouer, elle esquissa son premier sourire. La jeune femme lui attrapa doucement la main et l’entraîna à travers les arbres jusqu’à un filet d’eau claire. L’enfant freinait sa course des talons, ne sachant pas où on l’emmenait. Florelle lui prit délicatement le pot des mains et le remplit d’eau cristalline. La petite but d’un trait et s’accroupit pour remplir de nouveau le contenant. Elle rinça dans l’onde claire ses mains poisseuses de miel et sa figure couverte de poussière, puis essuya son visage avec le devant de sa tunique.

L’enfant se tourna vers sa bienfaitrice :

— Où est grand-mère ? demanda-t-elle d’une voix plaintive.

La jeune femme lui prit de nouveau la main. Elles serpentèrent de plus belle entre les troncs et les buissons épineux. Elles revinrent près de la souche et la petite courut vers sa grand-mère, qui s’y tenait maintenant assise. Elle remarqua que la coiffure d’ordinaire impeccable de Mali était toute en désordre, des mèches folles s’échappaient de sa couronne de tresse et de la terre tachait ses cheveux gris et blanc. Elle posa sa tête sur les genoux de l’aïeule et poussa un long soupir de soulagement. La vieille femme lui caressa patiemment les cheveux de ses longs doigts noueux, comme elle le faisait souvent pour l’endormir le soir.

Elle reprit sa conversation avec une autre femme, plus grande et plus âgée que Florelle. L’enfant ne s’intéressa pas à l’échange, tout à son bonheur de retrouver son unique point de repère. La grande femme s’accroupit finalement à sa hauteur et tint son menton entre ses doigts. Elle la pourfendit de ses intenses prunelles couleur de jade. L’enfant plongea dans le vert de ses iris. La femme sentait bon la noisette.

— Alors c’est toi notre petit trouble-fête, Bryn, n’est-ce pas ?

La fillette ne répondit rien. Sa grand-mère lui donnait le nom de leur village quand elle devait la nommer à des étrangers. La mère devait choisir le nom de son enfant, mais celle de Bryn était morte à sa naissance. La coutume voulait qu’elle porte alors le nom de son lieu de naissance.

— De combien de temps disposons-nous ? demanda la vieille.

— Quelques heures encore, répondit Florelle. Mais Aveline a raison quand elle dit qu’ils ne s’aventureront pas dans la forêt. Les hommes craignent Amarande.

— Ne vous mettez pas en danger inutilement, nous traverserons aussi vite que possible.

— C’est notre devoir de vous protéger Mali, cette enfant et toi, affirma Aveline en se redressant.

Elle s’éloigna pour échanger à voix basse avec Florelle. Les caresses reprirent sur le crâne de Bryn.

— Nous allons partir en repérage, soyez tranquille pour cette nuit. Rejoignez le sanctuaire, c’est l’endroit le plus sûr, vous n’y ferez pas de mauvaises rencontres.

La grand-mère acquiesça. Les deux magiciennes vertes prirent congé en disparaissant dans les frondaisons.

Ne restèrent plus que l’enfant et la vieille, entourées des bruits de la vie nocturne de la forêt. La petite se remit à frissonner.

La grand-mère la repoussa gentiment avant de se laisser glisser au bas de la souche.

— Aller vient, on ne peut pas rester à découvert. Aveline nous a indiqué un endroit où nous serons bien pour cette nuit.

Elle partit d’un bon pas, écartant les branches barrant le chemin.

— Grand-mère nous ne sommes plus à Bryn ? demanda la petite, tout en trottinant pour rattraper la vieille.

— Non mon enfant, nous sommes dans la forêt d’Amarande. Je crains que tu ne puisses retourner au village de Bryn avant de longues années.

— Mais les soldats où sont-ils ? Et pourquoi sont-ils venus nous chercher ? Et pourquoi j’ai eu tant sommeil ? Et…

Les mots sortaient de sa bouche comme un torrent indomptable, l’aïeule y fit barrage.

— Je sais que tu as beaucoup de questions. Pour le moment, nous devons nous montrer discrètes. Nous avons des amis ici, mais nos ennemis ne sont pas loin non plus.

L’enfant eut en esprit l’image du soldat plaquant sa lame glacée sur son cou. Une sueur froide la saisit et elle se tut. Elles avancèrent en silence, suivant la rivière qui filait entre les arbres. La vieille cherchait à gagner le cœur de la forêt. S’approcher des sous-bois était exclu, le capitaine de la garde devait à cet instant tailler en pièces le moindre buisson à sa portée.

Après vingt minutes de marche silencieuse, elles virent se dresser une maisonnette de pierres en bien triste état. À l’intérieur, un sol de terre, simplement balayé du tapis de feuilles de la forêt, accueillit leurs pieds fatigués. L’abri ne comportait qu’un banc en pierre pour tout mobilier, sur lequel se trouvaient pêle-mêle des corbeilles de fleurs séchées, des flacons d’huiles parfumées et des pots de miel vides.

La grand-mère déplaça les offrandes afin de leur aménager un espace où s’asseoir. Elle passa un bras protecteur autour des épaules de la petite.

— J’ai beaucoup de choses à te raconter ma douce. Les hommes qui sont venus nous chercher sont au service du roi. La reine, d’après les informations d’Aveline, vient de donner naissance à deux petits princes. C’est pourquoi le roi a lancé ses troupes à notre recherche, pour protéger ses fils.

L’enfant leva vers elle de grands yeux innocents.

— Mais pourquoi ?

— Parce que nous ne sommes pas des fermières ordinaires de la vallée des sept collines. Nous appartenons à une famille plus ancienne, une famille qui pratique la magie. De cela, le roi a peur.

Bryn fronça les sourcils, tentant de comprendre de quoi il retournait.

— Et les dames de la forêt, elles font de la magie aussi ? Le roi a peur d’elles ?

— Aveline et Florelle vivent dans la forêt et la protègent.

La vieille discourut un moment sur la magie verte, détaillant à l’enfant cette magie de la nature qui mettait les magiciens en communion avec le monde végétal, et leur permettait de comprendre tous les êtres vivants. Les magiciens verts vivaient en dehors des villes. Ils s’implantaient près de leurs éléments de prédilection et sortaient rarement de leur ermitage. La plupart des hommes les considéraient comme des esprits des bois, mystérieux peuple dont il fallait se méfier.

Aveline avait senti l’agitation de la forêt quand les soldats montèrent leur campement en bordure d’Amarande. Elle avait envoyé sa disciple, Florelle, en éclaireur. Cette jeune magicienne montrait une inclination pour les végétaux nocturnes, surtout ceux qui s’épanouissaient sous la lumière de la lune. Elle avait soufflé aux insectes de disperser des graines de coquelicots bleus. Florelle les aida à pousser, et quand la lune se montra, ils avaient libéré leurs pollens soporifiques. Avec une telle dose de somnifère, les soldats étaient rapidement tombés comme des mouches. Les deux magiciennes avaient ainsi pu se porter promptement au secours des prisonnières, les soustrayant à la menace royale.

— Aveline et Florelle sont en danger à cause de nous ? demanda l’enfant, inquiète.

— Tous les magiciens qui s’opposent au roi sont en danger. Mais Aveline et Florelle sont en sécurité dans la forêt, il ne pourra rien leur arriver ici.

Les pensées de la fillette sautaient du coq à l’âne :

— Moi aussi je peux faire pousser des fleurs ?

— Non, rigola la grand-mère. Non ma douce, nous sommes des magiciennes violettes. Nous pouvons deviner les émotions des autres et leur en faire ressentir. C’est moi qui t’ai endormie à Bryn, pour te protéger de ces brutes. Je t’ai conseillé de faire un petit somme sans que tu t’en rendes compte, lui dit-elle avec un clin d’œil.

— Je n’ai jamais fait de magie, objecta Bryn, boudeuse.

— Tu es encore jeune, tu n’as pas reçu ta formation. Tu découvriras que ton don existe bel et bien. Tu deviendras plus forte que tu ne le penses.

La vieille Mali lui serra affectueusement les épaules.

— Où va-t-on aller si on ne peut pas rentrer chez nous ?

L’enfant avait le cœur serré. Les événements s’étaient enchaînés si rapidement, elle prenait tout juste conscience de leur exil forcé. Elle revit les hautes collines, les après-midi, le vent dans les cheveux, à garder les brebis, les matins d’hiver où le givre couvrait l’herbe devant la maison. Ce jour signait la perte de ce sentiment de sécurité qu’elle avait toujours ressentie dans sa paisible vallée reculée.

— Je connais un lieu épargné par la famille royale. Une ville qui ne se dévoile pas à tous. La Cité de la magie jaune reste cachée, nous allons y demander l'asile.

— Un endroit caché ? s’étonna la petite fille. Tu as une carte ?

Elle n’avait jamais vu de véritables cartes, ces objets étant réservés aux personnes aisées. Une fois, l’ancien en avait dessiné une dans la terre à l’aide d’un bâton. La fillette n’avait alors pas idée de la grandeur du pays au-delà des collines. Elle n’avait jamais imaginé quitter son village natal. Les gens partaient rarement vivre ailleurs, on restait là où on était né.

— Nous allons trouver des personnes qui savent comme y aller, la rassura la vieille. À présent, laisse-moi me reposer un peu.

La femme allongea son petit corps sur le banc et posa sa tête sur les cuisses menues de la petite. Elle ferma les yeux et, bercée par les bruits de la forêt, somnola immédiatement.

Dans le petit sanctuaire, Bryn écoutait le chant des rapaces nocturnes. Elle entendait la brise légère dans la cime des arbres et le travail discret des insectes sur le sol. Elle appuya sa tête contre le mur et finit par être prise de nouveau par le sommeil.

 

 

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Ella Palace
Posté le 23/06/2021
Nous découvrons la magie verte et le soulagement de voir cette petite Bryn et sa grand-mère sauvées. Que sont devenus les soldats? Seront-ils punis par le roi? Vont-elles devoir être longuement en fuite?

Petites remarques :

- "Elle ramassa la fine étoffe et enfouit son visage dedans pour essuyer...", et y enfouit son visage? Plus élégant peut-être
- redondance avec le terme rassurer/rassurant
- "Ses sabots frottèrent sur la souche d’arbre sur laquelle elle reposait", redite de sur
- redondance de "réconfortant"

A bientôt
Livia Tournois
Posté le 23/06/2021
Merci beaucoup pour tes retours, j'en prends bonne note pour la réécriture
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