CHAPITRE I - Une voie pour quatre étoiles - Maria - Partie 4

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Malheureusement, il n’eut aucune réponse d’elle, si ce n’est qu’elle accéléra l’allure, encore plus, à tel point que les quatre mercenaires durent hâter la course, tant pour suivre leur patronne que pour rattraper les auxiliaires - progressant à une vitesse prodigieuse malgré leur supposée fatigue. Ainsi, les Turcs arrivèrent très vite sur les flancs dégarnis des forces russes qui livraient toujours un combat acharné aux forces françaises, encore plus surpris que tout le monde par leur arrivée. Et il le fut doublement lorsque la seconde troupe d’auxiliaires attaqua sur l’autre aile, avec quelques courtes minutes de retard, pour refermer l’étau et confirmer les prédictions de Maria. Cependant, en arrivant près de cet endroit du champ de bataille, elle-aussi se retrouva surprise par le chaos qui y régnait. Elle qui s’attendait à voir de belles lignes de front s’échangeant des balles, des sillons de fumées s’élevant dans le vent après les rafales avec Gabriel pour surveiller le tout à l’arrière des lignes, aussi propre qu’un général de peinture …

L’affrontement entre Français et Russes était effectivement beaucoup moins esthétique, il avait fini par se régler à la baïonnette et aux charges de chevaux, par dégénérer en un massacre presque aussi horrible que ce qu’elle avait vu précédemment, voire peut-être plus, tant de vies gaspillées pour de la morale. Au bout du compte, toutes ces vies perdues inconsidérément, toute cette guerre-là était encore plus meurtrière. Gabriel, tu aurais dû m’écouter depuis le début, espèce d’imbécile, bouillait intérieurement la Française du Conseil, en laissant son regard désabusé balayer les plaines où s’entassaient les cadavres en uniforme bleus. Si le général n’avait pas été aussi prudent et borné, la moitié de ces morts seraient encore vivants, et ils seraient revenus auprès de leurs familles sur leurs deux pieds. Même s’ils risquaient des séquelles, même s’ils ne connaissaient rien au LM, les soldats, eux, auraient sûrement accepté l’aide de Maria si le choix leur avait été laissé.

Enfin, j’ai eu assez de cobayes au bout du compte, se consola-t-elle intérieurement, c’est tout ce qui importait pour le Conseil et la postérité. Le LM est décidément l’outil qui nous permettra de maîtriser le corps humain et ses forces les plus profondes, pouvait-elle au moins rêver après ce qu’elle venait de voir, voir bien plus, il pourrait nous mener si loin, peut-être encore plus loin que notre serment l’a promis …

— Non, ils ne nous attaqueraient pas, mais je devais profiter un maximum de cette observation, je n’avais pas le luxe d’attendre. » répondit-elle enfin à Jasper, après plusieurs minutes sans rien dire comme si le temps avait été suspendu, tandis qu’elle repliait définitivement sa longue-vue. « Bref, la bataille est finie … » conclut-elle sobrement, en accordant enfin un regard à ses quatre gardes, avant de sortir un carnet de notes à la reliure de cuir impeccable et un stylo d’argent qui l’était tout autant, sous les yeux amusés de Jasper

— Vous dîtes ça avec un air si distant. Vous n’êtes pas satisfaite du résultat ?

— Si, bien sûr ! C’est juste que… je travaille là, et l’issue de cette bataille m’est égale en soi. » se défendit-elle avec le nez plongé dans sa prise de note.

— Jamais un moment de répit ! » ironisa l’Alsacien, pour ensuite tourner son attention vers les restes fumants de cette bataille qu’il était bienheureux d’avoir évité. « Vous comptez travailler pour l’Armée à partir de maintenant ? » reprit-il tandis que son cheval à la robe aussi châtain que les cheveux de l’Alsacien – du curieux nom de Sursis – s’amusait à envoyer des petits coups de museaux taquins à Étoile qui ignorait tout le monde sauf sa maîtresse.

 

Et que ce soit ÉtoileSursis ou les autres chevaux, ils étaient tous à l’image de leur cavalier, comme s’ils étaient un miroir de leurs personnalités respectives et de leurs émotions. Car non seulement Maria n’avait pas hésité à offrir un véritable destrier de guerre à ses quatre serviteurs, mais elle leur avait également offert la possibilité de le choisir, avec les conseils d’Henri. D’ailleurs, pour Jasper, elle avait même dû en acheter trois, car une étrange malédiction planait sur les chevaux de l’Alsacien qui n’enchaînaient jamais deux années d’affilées sur leur quatre pattes - d’où leur surnom de Sursis, dont ses chevaux héritaient les uns après les autres.

— Peut-être, tout dépend. Je saisirai tous les partenariats qui me seront intéressants et qui … seront moralement tolérés. » répondit-elle platement, sous les regards impatients du plus jeune des quatre mercenaires, incapable d’apaiser les trépignements d’ardeur de son cheval roux – Fureur.

— Nous aussi nous pourrons bénéficier de l’un de vos traitements ? » demanda d’un ton plutôt revendicatif Alessandre Savillé, cette vieille connaissance de Jasper, un brin bagarreur et téméraire, déjà prêt à se réjouir ouvertement de la réponse très positive qu’il reçut, puisque Maria souhaitait même leur offrir une thérapie sur-mesure.

 

D’ailleurs, à entendre la Française du Conseil, c’était autant un outil pour qu’ils la servent mieux qu’une façon de les récompenser, et ce n’était pas Alessandre qui allait la contester sur ce point-là, ni son cheval qui semblait lui aussi réclamer cette évolution tant il battait le sol de ses sabots. Mais tout le monde n’était pas de cet avis, notamment le plus âgé des quatre mercenaires de Maria, sur sa vaillante jument à la robe blanche - Épona – qui était restée impassible face à la bataille.

— Cela nous sera-t-il imposé ? » finit par demander cet autre vieil ami de Jasper venu du sud de la France, Théodose Doceux, le plus sage du groupe bien qu’il n’atteignît tout juste que la trentaine. Car même s’il avait toujours dû l’accepter pour le travail, Théo se méfiait beaucoup du LM, par principe autant que par prudence – tout comme le général Gabriel qu’il admirait après avoir été sous ses ordres contre les Allemands.

— Non, mais vous serez les premiers à le demander. Toute notre civilisation sera amenée à changer avec le LM, personne n’y échappera, sous peine d’être relégué, puis mis au ban de la société. » répondit-elle sèchement à l’Aquitain qui se contenta d’opiner du chef, avant de ramener son regard vers ce qui pouvait rester de la bataille – laissant sa jument brouter tranquillement une touffe d’herbe gisant à ses sabots en observant le spectacle. Et à l’écoute de tout cela, le dernier cavalier, celui qui montait la plus sombre des montures, n’avait qu’une chose à conclure.

— Tant que cela est favorable à notre Maîtresse. » ajouta Raphaël Delasme, le seul à ne pas être un ancien compagnon de Jasper, et le plus fidèle des hommes, à tel point que ses trois collègues s’étaient toujours demandés si tout allait bien dans sa tête. Quant à Serment, le stoïque étalon noir qu’il montait, il ne contribuait pas à rendre son apparence plus chaleureuse, plus humaine, c’était tout l’inverse de celle qu’arborait Gabriel en somme.

 

Le brillant Général était alors juste derrière ses lignes victorieuses de justesse, à quelques centaines de mètres de sa sauveuse, qu’il fixait avec une mine partagée entre le soulagement et l’étonnement, bientôt remplacée par un air coupable. Il avait certes fait les manœuvres nécessaires, la victoire était restée très incertaine jusqu’à l’arrivée rageuse des patients de cette savante arrogante. Et c’est grâce à elle qu’il tenait cette victoire non seulement pour ses hommes, ni même simplement pour son propre ego, mais également pour cette guerre et peut-être cette région. L’armée russe qui devait marcher sur la Thrace pour libérer les Balkans slaves au nom du Tsar venait de prendre un sacré coup d’arrêt, une défaite cinglante, dès le début du conflit. D’autant plus que les auxiliaires continuèrent à poursuivre l’ennemi en déroute, avant d’être rejoints par la cavalerie française, afin de forcer l’adversaire à rembarquer en urgence du mieux qu’elle pourrait. Cette menace qui faisait craindre le pire à Gabriel n’avait pas juste été ralenti comme il croyait devoir s’y résoudre, elle n’avait pas été arrêtée comme il croyait pouvoir l’espérait, elle avait été détruite comme la Française du Conseil l’avait prédit. Et encore, si elle disait vrai sur sa chimie, se préparait-il à accepter en balayant du regard les corps de ses soldats, cette victoire aurait pu être tellement moins pesante, c’est ma prudence, ma peur des conséquences qui a tué tant de mes hommes …

Quant à Maria, elle avait beau avoir l’air de s’en ficher complètement, la petite guerre du Conseil venait de se dérouler sans accroc finalement, rien que des contretemps mineurs. La flotte anglaise allait sûrement mettre la pression sur la Crimée, voire réussir à couler des bâtiments russes, et tout le monde allait finir par se calmer pour venir à la table des négociations - où Arcturus serait bien sûr présent, aux côtés de quelques acolytes de l’AP. Car après une défaite si écrasante, le Tsar avait quelques questions à se poser sur ce LM lui-aussi – il savait bien que revenir s’empaler sur une arme aussi redoutable ne servirait à rien. De plus, s’il se retrouvait incontestablement stoppé à l’ouest, ses forces à l’est occupaient déjà plusieurs territoires peuplés d’Arméniens qu’il allait pouvoir libérer et intégrer à son Empire de la foi orthodoxe, à quelques jours de marche du Kaçkar où se trouvait cette fameuse nappe de LM – il suffisait d’attendre la prochaine occasion de frapper en somme. Ainsi, à part les Ottomans qui tiendraient le triste rôle du festin, tout le monde allait pouvoir manger un petit quelque chose à la sortie de cette guerre, même si les Russes resteraient très déçus du comportement arriviste des Européens de l’Ouest. D’ailleurs, pour Gabriel, c’était probablement une promotion, une acclamation populaire et son nom dans tous les journaux qu’il allait retrouver dès son retour en France – sans qu’il n’en soit vraiment fier cette fois. En vérité, n’importe quel officier qui aurait simplement suivi à la lettre les ordres de Maria aurait peut-être fait mieux que lui, et il avait l’égo assez bien placé pour ne pas apprécier les flatteries quand il ne les méritait pas, c’est cette arrogante savante qui aurait probablement dû recevoir tous les honneurs. Il avait beau être ambitieux, être admiré pour rien ou réussir de justesse ne l’intéressait pas, ça ne valait rien à ses yeux, il voulait faire au mieux et non juste ce qui suffisait - comme la Franco-Polonaise en fait, à croire que cette jeune femme l’avait même doublement emporté sur lui.

Néanmoins, Gabriel ne pouvait se défaire d’une certaine appréhension vis-à-vis de cette pratique consistant à droguer les soldats avec des thérapies qui devaient requérir de filtrer ensuite le sang de l’individu pour, théoriquement, en ôter la plupart des effets. Et encore, ce n’était pas simplement le fait que cela puisse transformer les corps qui l’inquiétait, ni le fait qu’aucun des auxiliaires n’allait subir un filtrage sanguin pour les libérer du LM puisqu’il n’avait pas le temps ni les moyens pour ça. Ce qu’il craignait encore plus, c’étaient les séquelles psychologiques qu’engendrait forcément ce genre de pratiques sur ses hommes, déjà plongés dans l’enfer de la guerre. Du peu qu’il avait pu voir, les auxiliaires qui l’avaient sauvé avaient également fait preuve d’une abnégation rare, presque suicidaire, si forte que seuls cinq cents d’entre eux survécurent, en ne devant leur survie qu’aux effets régénérateurs de la thérapie. Et lorsqu’ils revinrent auprès des Français, les irréguliers ottomans ressemblaient à des torturés tout juste libérés d’un asile, entaillés de toutes parts et irrémédiablement marqués par ce qu’ils venaient de traverser, par ce qu’ils avaient faits - ou par ce qu’ils pourraient reproduire à l’avenir. Gabriel avait beau être soulagé d’avoir pu sauver un maximum de ses soldats tout en assurant leur victoire, cette nouvelle arme l’inquiétait. Les guerres avaient toujours fait des morts et des traumatisés de toutes sortes, c’est vrai, mais elles conservaient généralement certaines règles qui les séparaient des carnages sauvages des barbares ou des animaux ; les armes n’étaient pas que des outils de mort, c’étaient généralement des marques de civilisation dans toute cette horreur, là où le LM la ramenait comme à l’état primaire.

Mais ce LM les a ramenés comme à l’état primaire, se retrouvait à conclure Gabriel, encore choqué par le dénouement de cette bataille achevée une heure plus tôt, avant de s’atteler à ses tâches de l’après-combat, tel que le sauvetage de ceux qui pouvaient encore l’être ou la réorganisation de tout ça. Après tout, ce n’était pas à lui de plaindre les soldats russes ou turcs, ni de tirer des conclusions scientifiques au vu de ses derniers choix en la matière, il devait remporter sa victoire et c’était fait ...

Ainsi, pendant que le soleil achevait sa chute quelques heures plus tard, Gabriel crut bon de se rendre auprès de ses blessés, à l’infirmerie modeste du campement, comme il en avait l’habitude. Il la découvrit alors dans un état digne de ses pires souvenirs contre les Allemands, les médecins faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour gérer l’afflux de ceux qui pouvaient être sauvés, mais les moyens de campagne n’étaient pas à la hauteur – il aurait fallu ajouter ceux des Anglais d’Andrew.

Malheureusement, le Général ne pouvait pas faire grand-chose de plus pour sauver ceux qui s’accumulaient sur les lits, parfois sur le sol, et c’est donc auprès des agonisants qu’il se rendit, pour honorer leur courage une dernière fois, il leur devait bien ça. La vision qui s’offrait à lui n’était certes ni joyeuse, ni particulièrement enrichissante, mais il se sentait toujours un certain devoir envers ceux qui souffraient de sa bataille jusqu’au dernier souffle. D’ailleurs, il y trouvait aussi une formidable source d’inspiration, un désir d’aller de l’avant malgré les regrets qu’il ne reniait pas, un sentiment paradoxal que tous n’étaient pas forcément capables de ressentir. À ses yeux, chacun de ses hommes étaient des martyrs de sa nation, ceux qui ont endossé le rôle le plus périlleux et en ont payé le prix pour que d’autres n’y soient pas contraints. Gabriel avait déjà combattu l’ennemi de près à plusieurs reprises durant la guerre de Prusse, et il en avait gardé un vif souvenir, un profond respect pour la troupe, malgré tous les défauts qu’elle pouvait avoir et les sanctions qu’il fallait appliquer une fois à sa tête. Malheureusement, parmi les agonisants qu’il vint consoler, il finit par en trouver un qui accabla sa conscience bien plus que tous les autres : un ami de jeunesse.

Quentin était l’un des amis qu’il s’était fait au cours de sa formation militaire, n’ayant jamais grimpé plus haut que son grade de sergent, celui qui l’avait conduit à gésir ici, sur ce lit de campagne au beau milieu de la future Bulgarie, seul, loin de tout ce qu’il aimait. Dès qu’il l’aperçut, Gabriel s’approcha de lui et chercha à réconforter ses derniers instants comme il put, puisqu’il n’en avait plus que pour quelques longues minutes de douleur à vivre, si fatalement qu’il suffisait d’un regard pour comprendre qu’il n’y avait plus d’espoir pour lui. Et le pire dans tout ça restait encore qu’il s’agissait de leurs retrouvailles, car Quentin et lui s’étaient perdus de vue il y a longtemps, et n’avaient, à vrai dire, jamais été d’excellents amis dans le fond. Seulement il s’agissait de ce genre d’amis auxquels on est lié par le destin, par des souvenirs forts et des moments aux conséquences innombrables. Lorsqu’ils faisaient encore leurs classes, Quentin sauva la vie de celle qui devint plus tard l’épouse de Gabriel, lors d’une émeute à laquelle se retrouvèrent mêlés les jeunes engagés. Le futur général d’armée avait alors assisté à la scène, impuissant malgré ses efforts, et son sentiment de gratitude n’avait fait que grandir au fil des années, alors que chacun empruntait un chemin différent - alors que chacun obtenait de son épouse un enfant chéri. Mais aujourd’hui, il était bien incapable de lui rendre le moindre service, ni même la moindre consolation à sa souffrance. Une nouvelle fois, Gabriel était sans solution, impuissant, responsable en plus de cela.

Mais il est des désespoirs qu’il faut accepter, se résignait-il, des larmes perlant finement aux bords de ses yeux, lorsqu’une jeune femme se racla la gorge quelques lits plus loin - faisant mine d’ausculter un auxiliaire venant tout juste de passer l’arme à gauche. Gabriel crut alors reconnaître ce timbre de voix, et même admettre qu’il espérait l’entendre, avant de se retourner vers sa source : la Française du Conseil.

— Vous n’êtes pas de nos médecins. Qu’est-ce qui vous amène ici ? » lança poliment Gabriel avec un certain étonnement de voir Maria se promener entre les blessés comme une touriste, pour qu’elle lui réponde avec ce ton certain de tout savoir.

— L’étude. Je ne peux faire qu’observer, mais ça ne m’empêche pas d’imaginer ceux que je pourrais sauver et me demander comment le LM y parviendrait.

— … Venez par ici, je vous prie. » lâcha-t-il en faisant signe de la tête à Maria pour qu’ils aillent discuter en privé dans un coin de cette tente, après avoir demandé à son ami de tenir la rampe un maximum. « L’homme avec qui je parlais est condamné, comme bien d’autres ici. Dès que la bataille s’est achevée, j’ai accepté que les médicaments de Solar Gleam soient utilisés pour sauver tous ceux qui puissent l’être. Mais même ces remèdes ne peuvent le sauver … » reprit-il, désespéré, tandis que Maria jetait des regards fugaces au blessé qu’il consolait quelques instants plus tôt, déjà prête à lui offrir la réponse qu’il voulait - et qui allait conclure ses bonnes affaires du Conseil.

— Il me faudrait l’étudier davantage au préalable … mais je pense pouvoir le tirer d’affaire, c’est à essayer, comme bien d’autres ici. » répliqua-t-elle en essayant de paraître la plus honnête et prudente possible, car elle n’était pas entièrement sûre de pouvoir le sauver à vrai dire – mais l’occasion était trop belle pour ne pas être saisie.

 

Puisque l’objectif de Maria n’était évidemment pas de faire acte de philanthropie, ni même seulement celui d’étudier quelques médicaments de son cru, elle espérait surtout gagner le meilleur partenariat possible avec les plus hauts gradés de l’Armée dont Gabriel ferait sûrement bientôt partie - grâce au Conseil du Graal dont les pions s’avançaient comme prévu. Et le Général, victorieux mais éploré, lui posa exactement la question qu’elle attendait : de quoi avez-vous besoin ?

C’est ainsi qu’elle obtint non seulement le droit d’appliquer tous ses traitements à Quentin jusqu’au droit d’opérer s’il le fallait, mais également celui d’en faire de même avec tous les autres blessés de ce camp. En somme, Maria prit la direction de toute la médecine de l’armée sur les ordres directs de Gabriel, à qui elle fit d’intrigantes suggestions, comme celle de créer un département militaire de Médecine Nouvelle – un RFA français qu’elle dirigerait à ses côtés bien évidemment. Ensuite, durant tout ce qui restait de ce jour jusqu’au beau milieu de la nuit du suivant, elle était partout, filante d’une démarche si inflexible avec son air austère que les soldats commencèrent vite à faire circuler toutes sortes de rumeurs sur le fantôme en noir, cette petite blondinette au visage pâle qui faisait des miracles à tour de bras, et en moins de mots que le Petit Jésus. Elle passait ainsi derrière chaque blessé et chaque médecin, d’une tente à une autre pour corriger les erreurs de chacun ou donner la suite de ses ordres, sans jamais faiblir grâce à de curieuses pilules qu’elle prenait toutes les douze heures – un cadeau du tout aussi infatigable président de Solar Gleam, Arcturus.

Et quand la lune s’avança triomphalement au-dessus du camp français dans le ciel de ce deuxième jour, deux messagers très particuliers se présentèrent à l’entrée de celui-ci. Il s’agissait alors de Wallace et d’Eluned des Nine Springs de Semper Peace, deux très redoutables serviteurs d’Arcturus, parmi les plus efficaces. Aussitôt, ils se dirigèrent vers la tente de Maria, afin de lui amener une missive capitale émanant du président de Solar Gleam. Bien sûr, dès que les deux mercenaires furent annoncés, celle-ci stoppa tout ce qu’elle était en train de faire pour se hâter de rejoindre sa tente, se jeter sur cette lettre, puis afficher un sourire réjoui dès les premières lignes de celle-ci. L’Anglais du Conseil se trouvait actuellement à Trébizonde, achevant de régler les ultimes détails du plan d’exploitation des bassins de LM noir du Mont Kaçkar – appuyé par la coalition, mais conçu par l’AP, puis secrètement réajusté par le Conseil du Graal.

Tout s’y était alors déroulé pour le mieux, si bien qu’il avait même pu explorer lui-même la nappe de LM pour y collecter quelques échantillons à analyser et, surtout, offrir un merveilleux cadeau à sa collègue : la fiole de liquide noir jointe à cette lettre. D’ailleurs, il la rassura également sur le fait que le site du Kaçkar serait assez facile à exploiter, même s’il était assez éloigné du premier grand port, car il restait toujours plus accessible que ceux des montagnes indiennes, c’était une formalité pour Solar Gleam. Les travaux allaient donc avancer à une vitesse fulgurante, les autorités turques ayant même accepté toutes les exigences de l’AP. Ainsi, il pouvait d’ores et déjà annoncer que les premiers barils de LM noir sortiraient le prochain mois, avant que la production ne s’accélère jusqu’à son rythme de croisière. Le Conseil du Graal avait donc bouclé sa petite guerre en un rien de temps.

Parfait, pouvait se soulager Maria, une nouvelle source de matières premières pour notre Conseil, avant de replacer la lettre dans son enveloppe avec un air satisfait et hautain, et de tourner son regard vers l’échantillon de liquide noir qu’elle avait sortie de celle-ci. C’est donc ça le tout nouveau LM, se demanda-t-elle instinctivement en attrapant la fiole pour l’agiter, et sourire en voyant que ce liquide n’était pas que d’une couleur différente de ses deux cousins. Le noir du Caucase n’avait rien de la fluidité du rouge vermillon des Alpes, ni de l’onctuosité du blanc laiteux d’Orient, il était au contraire pâteux et opaque comme de la confiture, sans reflet même sous la lueur d’une lanterne, d’un noir absolu qui semblait absorber la lumière. La Franco-Polonaise ouvrit d’ailleurs la fiole pour le sentir et vit qu’il était inodore, comme les autres LM, avant d’essayer d’en verser une goutte sur un plateau de métal, et s’amuser de voir tout le contenu rester collé. Après le rouge qui altère le corps, le blanc qui aiguise les sens, qu’est-ce que celui-ci pourrait bien faire, s’interrogeait-elle intérieurement en remettant la fiole dans son enveloppe, pour ensuite se laisser rêver, levant sa tête vers le ciel de sa tente qui la privait de la lumière lunaire qu’elle affectionnait tant.

Ce n’était ni à son retour en France, ni à cette guerre, ni même à ses amis du Conseil que rêva Maria de La Tour, c’était bien le potentiel de ce liquide étrange qui la fascinait, ce nouveau LM déjà découvert alors que les autres étaient encore si méconnus. Jusqu’où cette molécule pouvait-elle aller ? Jusqu’où pourrait-elle faire évoluer l’Humanité ? Et … Est-ce qu’il pourrait me faire évoluer, moi ?

Enfin, notre Conseil poursuit son ascension, nous réussirons, se contentât-elle d’en conclure, tandis qu’elle abandonnait sa tente pour retourner aussitôt au travail, avec la force qu’allait lui donner une autre de ces petites pilules de Solar Gleam. D’ailleurs, ces cachets étaient si pratiques qu’elle se demandait bien si elle n’allait pas y devenir accroc, comme devait déjà l’être tant d’autres gens moins stricts qu’elle …

 

« Un jour, tu seras peut-être amenée à exercer de grandes responsabilités, même si tu es une fille. Et quand ce jour arrivera, tu ne dois pas laisser la peur te détourner ou te ralentir, c’est ainsi que tu réussiras les grandes choses dont tu rêves chaque nuit. Il faudra que tu en sois capable, alors remonte sur ton cheval et reste calme ma chérie. »

 

Le père de Maria à sa fille lorsqu’il lui apprit l’équitation, près de Cracovie, Pologne autrichienne, 1862.

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Edouard PArle
Posté le 28/03/2022
Coucou !
Sympa la citation de fin de chapitre, elle éclaire bien le personnage de Maria.
La rencontre entre Gabriel et son ancien camarade Quentin perdu de vue me laissait étonné : à quoi bon sinon souligner la violence de la guerre ? Finalement, cela permettait de mettre en place la manipulation de Maria pour obtenir ce qu'elle désire. C'était très bien mené, bravo !
Les interrogations de Gabriel sur le LM et sa potentielle monstruosité sont très légitimes. Cette question va forcément revenir sur la table un jour ou l'autre... Il y a forcément des gens qui vont lutter contre cette technologie trop puissante.
Mes remarques :
"cette vieille connaissance de Jasper," -> une vieille ?
"n’avait pas juste été ralenti" -> ralentie
"comme il croyait pouvoir l’espérait," -> espérer
"loin de tout ce qu’il aimait." -> tous ceux ?
Un plaisir,
A bientôt !
Deslunes
Posté le 04/04/2022
Bonjour, merci de continuer à commenter, et à corriger.
Je suis content que la petite manigance de Maria te plaise, elle fera d'autres petits coups comme ça.
D'ailleurs, si jamais tu as des conseils de narration, en matière de mise en scène ou ce genre de choses, n'hésite pas (et ça vaut aussi pour tous ceux qui liraient).
Bonne lecture.
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