CHAPITRE I - Une voie pour quatre étoiles - Maria - Partie 1

Notes de l’auteur : Bonjour à tous, j’espère que cette scène vous plaira et vous donnera envie de lire la suite
Je profite de cette note d’auteur pour vous éclairer sur les questions d’anachronismes, afin que personne ne se sente outré ou agacé. Tel que je l’ai annoncé dans le prologue, la découverte du LM a engendré une dynamique phénoménale en matière de technologie, sans parler du rôle majeur que le Premier Conseil jouait dans la diffusion des savoirs. Et la disparition des Pionniers n’a pas empêché cette dynamique d’accélérer, jusqu’à l’année 1879 où commence notre récit. Arcturus peut donc voyager dans une automobile presque semblable à celle des années 1910-1920, pendant que Maria traverse la France en train ou Paris en diligence.
Quant à William, si engagée pour sa cause, c’est à bord d’une voiture à cheval que vous le découvrirez à la scène suivante, en compagnie d’un feld-maréchal de l’armée allemande,
N’hésitez pas à commenter ou partager mon travail autour de vous, et portez-vous bien.

Maria, 17 août 1879 - septembre 1879

« Avoir un métier, c’est avoir la passion de son travail. Et la passion, par définition, ça ne se limite pas, ça se sublime. Alors si votre métier, c’est touriste, la porte est derrière vous, le temps est radieux, et je suis encore de bonne humeur, pour l’instant. »

 

Maria à ses cinq jeunes assistants, le premier jour de leur apprentissage, 3 septembre 1876, résidence des Kochanowska de La Tour, Paris.

 

Pourtant, au lendemain du départ d’Arcturus de Paris et de sa discussion avec Gabriel, dès les premières heures du jour, il y a un membre du Conseil que ni l’argent, ni l’influence, ni même le cœur n’intéressaient – car le Devoir et le Serment du Graal passaient avant tout.

Il n’était peut-être que 05h30, mais la journée commençait déjà pour cette jeune femme bientôt trentenaire au teint presque aussi pâle que sa raide chevelure était blanche, taillée chaque semaine pour qu’elle soit toujours impeccable et, surtout, pour que son travail ne soit pas obscurci par la moindre mèche. Et à 06h00 précise, elle pouvait enfin sortir de sa chambre pour se consacrer à cette routine, tranquille, si particulière, qu’elle adorait : l’inspection méthodique de son laboratoire personnel couvrant près d’un tiers de son hôtel particulier.

En effet, si l’avant de la demeure et ses longues ailes étaient réservés à la vie quotidienne, tout l’arrière, du troisième étage au sous-sol dont seule Maria avait accès, était consacré à son travail. Il abritait ses stocks de LM, sa serre, ses cultures de bactéries, ses cobayes, ses salles d’examen et d’opération, sans parler de son bureau dominant le tout depuis le 3ème étage. Il y avait aussi sa clinique très privée juste à côté, dans une petite pièce coincée entre les laboratoires et l’espace de vie quotidienne, où reposait notamment son professeur italien, Marco-Aurelio, toujours plongé dans le coma aux côtés d’un autre patient - les deux seuls de la Française du Conseil. Seulement elle y était déjà passée, et elle n’avait pu que constater le sommeil profond dans lequel son professeur dormait encore, malgré toutes les thérapies qu’elle avait déjà essayées depuis huit ans maintenant. C’est donc dans la salle des cobayes qu’elle entrait à présent, le deuxième endroit à inspecter dans l’ordre qu’elle respectait scrupuleusement chaque matin et chaque jour, car Maria n’avait qu’un seul jour férié dans l’année : l’anniversaire de sa petite sœur, Anastasia.

La pièce où patientaient les cobayes se trouvait au rez-de-chaussée, semblable à un long et large couloir, d’une trentaine de mètres sur huit, éclairé à l’électricité qu’elle avait fait poser quelques années auparavant dans toute sa maison – un luxe encore précurseur malgré le progrès fulgurant de l’époque. La salle finit par s’illuminer pour dévoiler un côté rempli de cellules au vitrage épais sur la gauche, toutes occupées par des chimpanzés, les seuls cobayes que Maria acceptait puisque les souris ne servent qu’à perdre du temps – il valait mieux tester directement sur le plus proche cousin de l’homme, surtout pour le LM et sa chimie si unique. Sur sa droite, entre les fenêtres qui donnaient sur la cour intérieure, les murs étaient cachés par des étagères, des commodes, des bureaux, et tout ce qui pouvait abriter les innombrables produits à tester, tous réalisés dans le laboratoire juste au-dessus. Si seulement je pouvais avoir plus de cobayes, tout irait plus vite, se désola-t-elle, en ouvrant un à un les meubles pour vérifier que tout y était bien à sa place, car elle vérifiait tout, chaque jour, avant l’arrivée de ses assistants. Pourtant, Maria disposait bien d’une vingtaine de cellules, chacune occupée par un primate dont l’état de santé déplorable aurait fait hurler n’importe quel ami des animaux, et même ce général qui était venu la voir hier pour lui faire perdre son temps. C’est à se demander si Arcturus a effectué son travail, en avait-elle finalement conclu, Gabriel aurait dû arriver ici dans une humeur bien plus … conciliante …

Tout avait pourtant si bien commencé, entre elle et l’officier qui complimenta le style très napoléonien de sa demeure, avant de saluer la réussite d’une brillante savante totalement indépendante de quiconque.

Mais dès qu’elle évoqua concrètement les usages militaires du LM qu’elle imaginait, il s’était braqué contre elle pour des principes futiles de précaution et de dignité humaine. Pourtant, elle ne manqua pas de lui rappeler que le RFA devait sûrement préconiser les mêmes traitements qu’elle, voire bien plus, comme le maréchal Ludwig l’avait sous-entendu. Cependant, il n’avait pas été sensible à ses arguments, car elle voulait fournir plus que de simples médicaments, elle voulait transfuser directement dans les veines des soldats un produit qui aurait des effets à long terme. Plutôt que de devoir soigner les soldats, elle voulait qu’ils soient plus difficiles à blesser, elle voulait les rendre plus forts, plus lucides, plus rapides ou endurants. Et, avec l’aide de ses trois amis, elle pouvait maintenant lui proposer une thérapie qui, en deux ou trois petites injections de LM, ferait tout ça à la fois, tout en exaltant leur ardeur au combat, comme elle le disait si sûrement. Seulement, toute solution a ses inconvénients et, même si l’Armée Française se proposait d’accorder un filtrage sanguin gratuit à chaque soldat, il y aurait quelques conséquences à long terme. Heureusement, le LM n’est que positif pour le corps humain, lui affirma-t-elle sèchement sur un ton qui aurait fait baisser les yeux de ses cinq élèves, vos hommes vous remercieront de les avoir augmentés de la sorte, et leurs enfants encore plus. Seulement, Gabriel persista, disant craindre les conséquences d’une telle thérapie au LM sur le corps de ses hommes, clamant que jouer avec la chimie de cette manière était aussi irresponsable qu’abusif, que Maria était une empoisonneuse voulant droguer ses braves soldats en manipulant son ignorance. Et il se disait bien trop responsable ou sage pour accepter ça, tout comme il était trop méfiant pour la laisser venir avec lui sur un champ de bataille. Ainsi, Maria n’avait même pas eu le temps d’entrer dans les détails de ses recherches, et surtout pas dans une visite de ses locaux …

Enfin, dans tous les cas, cela n’avait rien changé, puisque c’était directement au Président de la République Française que Maria avait soumis sa candidature. Et même si ce dernier avait refusé, elle aurait mis sa fierté de côté pour revenir avec Arcturus - personne ne pouvait l’écarter en réalité. En plus, elle avait déjà préparé ses bagages la veille et le Conseil lui avait accordé le droit de participer à ce conflit, dès que les Quatre apprirent l’imminence de l’entrée en guerre franco-anglaise contre la Russie. Alors, elle finirait bien par faire plier ce général durant le voyage puis par offrir sa thérapie aux soldats, une fois rendue sur place, il ne fait que rendre les choses plus compliquées cet imbécile.

Pour l’heure, il fallait qu’elle s’assure que son laboratoire survive à son absence, que les cinq jeunes élèves qu’elle avait elle-même choisis ne causent pas de catastrophe – même après 3 ans d’études auprès de la très admirée Dame de La Tour. Sans compter qu’au-delà de cela, quelques dernières observations sur ses cobayes chimpanzés ne seraient jamais de trop pour ajuster la thérapie qu’elle prévoyait d’administrer aux soldats. Si seulement elle avait des cobayes humains pour expérimenter ses produits, cela aurait le mérite d’être plus simple, mais elle n’avait que des singes pour ça. Enfin, c’est mieux que rien, songea-t-elle en se dirigeant vers un robinet sur le mur pour l’actionner, libérant un gaz sur la moitié des primates enfermés. C’était un gaz somnifère en l’occurrence, l’un des plus puissants jamais conçu, capable de faire tomber un éléphant en une quinzaine de secondes, et elle voulait voir si la thérapie qu’elle avait fait suivre à certains cobayes les avaient vraiment rendus plus … aptes durant la nuit.

Et quand elle se tourna vers les parois de verre des cellules, elle se mit à sourire. Ses primates qui avaient reçu l’inoculation de sa drogue de combat tenaient encore debout. Mieux, le gaz censé les endormir brutalement dans leurs cages de verre blindé ne faisait que les ramollir, sans jamais réussir à les coucher, même une fois qu’il eût saturé le confinement, là où les témoins gisaient déjà au sol, foudroyés. Le LM avait ce trait particulier de décupler les capacités d’adaptation de son hôte, mais il fallait reconnaître que le produit de Maria était particulièrement efficace, et qu’il n’avait pas encore fini de s’éveiller. Car déjà, les organismes des primates nouaient une symbiose avec le gaz, comme s’il était un air parmi d’autres et, petit à petit, ils étaient de moins en moins ralentis. Il ne manquait plus qu’à faire en sorte que l’adaptation au gaz soit plus rapide que ses effets, de manière à créer une sorte d’immunité contre celui-ci. À ce rythme-là, elle devrait pouvoir amener au Conseil du Graal ses dernières avancées pour que le dossier du sommeil, comme ils l’appelaient, soit en passe d’être réglé définitivement - car ses recherches très militaires faisaient partie de cette grande lutte contre la Fatigue, Maria étendait simplement un peu ce combat. Tout cela était si exaltant, si enivrant, si glorieux à ses yeux, cela valait milles fois plus que n’importe quelle exploration ou conquête, c’était directement contre Dieu qu’elle se sentait triompher.

Cependant, ils devraient être plus réactifs et agressifs, s’agaça-t-elle en observant ces singes drogués, isolés dans leurs cages et apeurés par la sensation de sommeil qui les assaillait sans raison dès le matin, je devrais peut-être augmenter la dose de LM rouge pour les rendre plus excités, sans trop forcer bien évidemment. Elle ne savait pas vraiment s’ils la voyaient ou si le gaz les ralentissait suffisamment pour les laisser simplement divaguer avec les yeux grands ouverts, à peine conscients de sa silhouette, à l’exception de l’un d’entre eux. Ce dernier semblait bien lucide, assis en plein milieu de son confinement, fixant sa maîtresse avec un regard passionné et des pupilles presque vibrantes, sans bouger d’un cil. Elle lui sourit alors et commença à se décaler à droite puis à gauche, constatant que le primate la suivait bel et bien du regard sans retard. Toi, tu es mon champion, s’amusa-t-elle intérieurement, en s’approchant de la vitre pour plonger son regard dans celui de la bête et y distinguer quelque chose d’étrange. L’un des iris marron du chimpanzé était finement balafré par une infime fêlure écarlate paraissant crépiter comme des braises, presque fumer comme si l’envie du primate s’en échappait. La balafre était fine mais traversait nettement l’iris de part en part, et la savante croyait même pouvoir en discerner une autre, dans l’autre œil du singe. Pourtant, il s’agissait d’une excellente nouvelle, d’un coup de chance même.

Ces symptômes étaient les signes d’une adaptation profonde de l’hôte à son LM, d’une mutation de son organisme ; la fêlure de l’iris était simplement le signe que l’évolution avait été un peu trop soudaine et intense, bien que le primate semble parfaitement calme. Il avait donc particulièrement bien incubé le produit que Maria lui avait injecté, au point d’établir une certaine symbiose avec la molécule. Visiblement, celui-là était différent, digne d’évoluer. D’ailleurs, l’idée que les quelques atomes - tous inconnus par l’homme jusqu’alors - qui constituaient le LM s’accordent aussi bien avec les organismes vivants avaient toujours questionné Maria. Mais bon, les choses sont ainsi faites, finissait-elle toujours par se dire, en repensant à toutes les questions plus urgentes qu’elle avait en tête. Et tandis qu’elle se concentrait encore sur l’œil de la bête, Maria entendit des pas s’approcher d’elle, puis une silhouette se refléter vaguement dans la vitre. Même le singe leva lentement son regard entêté par-dessus l’épaule de la Française qui ne se détournait pas de son observation, absolument pas troublée par cette présence arrivant silencieusement dans son dos. D’ailleurs, lorsque cette grande et large silhouette finit par s’arrêter juste derrière elle, Maria ne se retourna toujours pas pour lui adresser la parole,

— Celui-là a l’air sacrément teigneux. » lâcha son oncle, Henri, après s’être immobilisé l’espace de quelques secondes pour soutenir le regard passionné du primate, absolument pas impressionné. « Pourtant, même Anastasia cesse ses caprices quand je fronce les sourcils. »

— Il est drogué, ce n’est pas dit qu’il ait conscience que vous le fixiez. Ce n’est qu’un chimpanzé après tout, il ne faut pas trop en demander. » répondit-elle platement en se redressant, tandis que le cobaye ramenait son regard vers Maria qui le toisait désormais d’un air partagé entre la curiosité et le mépris. « Vous vous êtes levé tard, aujourd’hui.

— Mon âge ne me permet plus de te suivre comme avant, tous les jours. Prends garde à ne pas trop te surmener pour ne pas finir comme moi. »

— Aucun risque, ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne faiblirai jamais, et je compenserai avec le LM lorsque le vent osera tourner. » rétorqua-t-elle en jetant un dernier regard à son singe, avant de se diriger vers la suite de son laboratoire, l’abandonnant à l’ennui de sa réclusion.

— Tu devrais plus tenir compte de mes conseils - » commença à renchérir le majordome tournant lui aussi le dos au chimpanzé qui s’élança aussitôt de toute ses forces contre la vitre pour la frapper de ses poings, ivre de rage.

 

Le bruit sourd et les vibrations qui retentirent alors dans toutes les autres fenêtres de verre réveillèrent les primates ramollis par le même gaz, pendant que la paroi se fissurait, après avoir dispersé quelques fins éclats de verre jusqu’aux pieds des deux humains. Évidemment, Henri était toujours armé et se préparait déjà à dégainer son pistolet, lorsqu’il vit sa nièce s’avancer d’un pas ferme face à la bête enragée. Le singe, qui se préparait à frapper à nouveau, réussit alors à retenir son coup de justesse, pour s’apaiser soudainement sous le regard sévère de sa maîtresse, puis il se remit à la fixer d’un regard ardent. 

— Tu ne devrais pas rester si près Maria, il pourrait se libérer au prochain coup. » lui conseilla calmement son oncle, la main immobilisée sur son revolver.

— Il n’oserait pas … pas encore. La paroi de confinement tient pour l’instant, il faut régler la situation maintenant. Derrière vous, il y a un panneau de commande. Vous voyez les petits interrupteurs rouges et gris avec le numéro de chaque enclos ? » demanda-t-elle à son oncle, sans lâcher le chimpanzé de son regard strict. Henri s’exécuta donc aussitôt mais se retrouva alors confronté à un étrange bureau de bois et de métal, avec plein d’objets et d’appareils intégrés à même le meuble - rien de ce qui ressemblait à ce que le vieux Polonais avait pu utiliser dans sa vie.

— Oui, ceux tout à droite ? » hésita-t-il, craignant par-dessus tout de faire une erreur avec tous les interrupteurs et les bidules électriques de sa nièce, c’était à se demander si c’était un humain qui avait conçu quelque chose d’aussi abstrait.

— Oui ceux que vous regardez en ce moment. » dit-elle froidement, en ne détachant son regard du singe que d’un bref mouvement de tête avant de ramener un regard, presque las, vers la bête rebelle. « Descendez le rouge de la cellule 06. »

 

Visiblement, il semblait désormais intrigué par ce qui allait se produire. Sa maîtresse allait-elle lui donner plus de ce LM ou déclencher chez lui une nouvelle évolution ?

D’ailleurs, les autres primates aussi paraissaient curieux à l’idée de voir l’usage de ce bouton-là, ou ce qui allait suivre le geste revendicatif de leur congénère envers leur maîtresse. Peut-être allaient-ils obtenir gain de cause ? Seulement le gaz qui entra alors dans le confinement de la bête fit résonner ses cris hideux dans tout le laboratoire, des hurlements si aigus et stridents qu’ils déclenchèrent même des spasmes chez les chimpanzés témoins anesthésiés - tant ils s’insinuaient dans leur sommeil chimique. Les cris de douleurs étaient même si horribles qu’Henri releva l’interrupteur, puis s’écarta instinctivement du panneau de commande, terrifié par ce qu’il venait de faire. Seulement c’était déjà fini, il n’avait pas fallu plus de quelques secondes pour que le chimpanzé ne gît au sol de sa cellule, sous le regard impassible de Maria, et les plaintes terrorisées des autres singes qui s’agitaient mollement dans leurs cellules – épouvantés à l’idée de subir le même sort. Hm, les neurotoxiques restent beaucoup trop efficace contre mes thérapies, même contre les mélanges de LM rouge et de LM blanc, soupira-t-elle simplement à cette vue, ennuyée par ce nouveau retard. Maria se retourna aussitôt pour reprendre les commandes du laboratoire, tandis que les autres singes drogués commençaient à s’agiter. Ils furent tous surpris de voir leur maîtresse les libérer de ce gaz somnifère en déclenchant le filtrage de l’air des cellules. Elle actionna même l’ouverture de la barrière de verre du confinement où gisait le primate rebelle, au grand soulagement des autres cobayes qui nourrissaient encore de l’espoir.

Maria n’est pas femme de pitié, s’exaspérait déjà son oncle en la voyant entrer dans la cellule, la main droite plongeant dans sa longue tenue noire, au niveau de la ceinture. C’est donc un coup de feu que les singes entendirent, avant de laisser s’échapper des couinements apeurés, comme s’ils s’excusaient envers la Française du Conseil. La Rébellion a été vite matée, durent-ils penser, en voyant Henri amener une sorte de lit à roulettes devant la cellule de leur déjà ex-chef, sur les ordres toujours sereins de leur maîtresse, tantôt cruellement plate, tantôt froidement douce.

— Nous allons le mettre là. Je l’amènerai au sous-sol après. Les autres ont l’air d’avoir compris le message. » en conclut-elle logiquement, en portant le chimpanzé sur le chariot pour pousser le tout contre le mur, puis s’emparer d’un grand carnet afin d’y griffonner quelques premières observations sur le cadavre frais.

— Tu l’as fait souffrir pour faire un exemple ? » s’inquiéta le majordome, peu habitué à voir sa nièce auprès de ses sujets d’expériences, même après des années passées à ses côtés – seul ses assistants et Raphaël, son plus fidèle serviteur y participait. Et Maria eut beau essayer de se justifier en invoquant brièvement la dangerosité manifeste de ce spécimen, son oncle n’était pas convaincu. « Cela ressemblait plus à un accès de colère, le tuer était vraiment nécessaire ? Qui plus est de cette manière ?

— Oui, l’endormir ou le punir aurait été encore pire. Vous voyez cette fêlure rouge dans son iris ? » l’interrogea-t-elle en ouvrant les paupières du cadavre, sous les acquiescements timides d’Henri, prêt à encaisser la démonstration de sa nièce. « C’est le signe qu’il avait commencé à muter, qu’il avait formé un lien symbiotique avec les atomes du LM, qu’il était prêt à évoluer, à devenir plus nuisible qu’un simple singe, à atteindre une étape supérieure de la Vie. Je crois même que c’est précisément ce qu’il cherchait, il s’est calmé parce qu’il croyait que j’allais le récompenser … Ce babouin naïf. » parut-elle s’amuser, en finissant d’écrire ses notes pour ensuite retourner à son bureau ultra-moderne, et se plonger maintenant dans ce qui paraissait être le journal du laboratoire - posé en évidence, déjà ouvert à la page du jour. « Il en va de ma responsabilité de contrôler mes cobayes, surtout lorsqu’il s’agit de substances mutagènes sur des animaux comme les singes. D’autant plus que nous vivons ici, je vous le rappelle. » reprit-elle sans lever le regard de son papier.

— Bien sûr. Tu as sûrement raison, pardonne-moi d’avoir contesté tes choix. Je sais que tu œuvres au bien commun ou que tu sais ce que tu fais. » s’excusa finalement Henri.

 

Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de la joie de Maria lorsqu’elle avait reçu ce bijou de technologie, il y a seulement cinq ans. Ce bureau avait été conçu par un cousin d’Alessia aussi talentueux qu’ingénieux, du nom de Léonardo Sforza da Lodi, avec l’aide des ateliers et outils de Solar Gleam – car Léo, comme l’appelait affectueusement sa cousine, n’était qu’un inventeur sans moyens. Henri avait du mal à comprendre toute l’utilité de cet objet, ni pour quelle raison sa nièce avait été si heureuse de le voir enfin monté dans son laboratoire puis relié au réseau électrique – lui aussi tout neuf et issu d’un caprice de Maria. Mais le bonheur qu’elle exprima ce jour-là, l’idée de la voir accomplir son rêve lui suffisait, même si les raisons de ce bonheur ou les outils de ce rêve paraissaient parfois étranges. En plus, ce bureau servait une noble cause finalement, comme Henri le rappelait encore à sa nièce - qui lui donnait pourtant toujours la même réponse.

— Vous savez que j’œuvre pour ma sœur et moi avant tout. » le reprit sèchement Maria, avec un fond d’agacement dans la voix, toujours sans lever la tête de son écriture.

— Finalement, oui, mais en chemin tu aides aussi tout le monde. Le Conseil du Graal que tu as formé avec tes amis en est la preuve. » sourit-il, en approchant de Maria jusqu’à poser sa main sur son épaule, une chose rare car elle appréciait peu qu’on la touche.

 — Je vous ai déjà demandé de ne pas évoquer le Conseil à tort et à travers, il doit rester secret, si quelqu’un venait à révéler que je collabore avec William et Alessia, la République Française viendrait nous nuire. » du-t-elle donc répéter, avant de se diriger vers la suite du laboratoire et d’autres cobayes, sans accorder plus d’attention au geste aimant de son oncle qui lui emboitait le pas, trop habitué au caractère distant de sa nièce pour croire qu’elle l’ignorait réellement.

— Au fait, pourquoi ce singe a-t-il plus muté que les autres ? Et qu’est-ce qu’il aurait pu devenir si tu n’avais pas réagi ? » reprit aussitôt Henri, plus curieux que jamais.

 

Cependant, à sa grande surprise, elle ne semblait pas capable de lui fournir une réponse à ses questions pourtant très simples, car le LM était une molécule avec quelques subtilités très particulières, notamment sur les êtres vivants, et spécifiquement sur les humains. Et les explications de la Française du Conseil ne tenait pas seulement au fait que les effets de la molécule semblaient aussi infinies qu’inconnues, elles reposaient surtout sur le lien très fort unissant les émotions humaines et les différents LM, un lien unique.

Dès leurs premiers mois de travail, les quatre savants du Premier Conseil avaient découvert que le LM présent dans les corps vivants réagissait à l’état mental du patient, qu’il se comportait différemment lorsque son hôte était dans une période de stress ou de sérénité, dans un instant de peur ou d’extase. Au début, les Quatre Pionniers puis leurs collègues pensaient que le LM ne faisait qu’accompagner son hôte comme toujours, en l’épaulant dans les moments difficiles ou, au contraire, en sublimant leurs instants de joie. Mais avec le temps, les Quatre Disciples avaient fini par prouver que la personnalité du patient et sa conscience avaient elles aussi leur part dans ce processus, qu’elle pouvait changer un traitement. Ainsi, lorsqu’un patient soigné au LM luttait ardemment en son cœur pour survivre contre une blessure ou une maladie, le LM pouvait redoubler d’efficacité, et lorsque ce patient a une âme de battant, les effets sont encore décuplés comme le résuma Maria à son oncle. Ce concept de LM qui se sublimait sous les émotions humaines avait ainsi été nommé résonnance, puisque c’était l’idée résumant le mieux ce phénomène d’amplification, de réactions …

Seulement, parfois, lorsque l’hôte se laissait trop aller à ses envies, lorsque la molécule résonnait trop avec lui, elle pouvait aussi avoir des effets imprévisibles, particulièrement efficaces. Heureusement, cela n’occasionne que des difformités la plupart du temps, mais il arrive que les séquelles psychologiques soient intenses, s’apprêtait à conclure Maria, avant de renchaîner pour quelques dernières précisions sur la résonnance. Car de la même façon que les émotions humaines excitaient le LM – selon les termes techniques là encore – la molécule les attisait en retour. Ainsi, quand l’adrénaline, la dopamine ou quelques autres neurotransmetteurs commençaient à envahir le corps, le LM résonnant venait les augmenter, tout comme il pouvait en réduire d’autres – notamment l’endorphine responsable du sommeil que Maria comptait abolir prochainement. Bien sûr, cela rendait les traumatismes d’autant plus durs à traverser, ou oublier, et c’était bien pour ça qu’aucune armée n’avait pour l’instant utilisé de drogue de combat au LM sur un quelconque champ de bataille.

Enfin bref, c’est aussi pour ça que j’aime bien cette molécule, elle tient compte de la personnalité et de la volonté de son hôte, c’est un symbiote, une forme de parasite bénéfique comme les autres prétendus savants ont fini par l’admettre, en conclut-elle, toute fière, avant de s’arrêter devant une autre paroi de verre où un nouveau cobaye attendait d’être observé.

Et, à voir la pauvre créature adossée piteusement au mur, elle devait faire partie de celles destinées à expérimenter les remèdes médicinaux les plus puissants de la Française. La fourrure de la bête était alors clairsemée par de larges plaies couvrant ses poils de sang, striée d’innombrables cicatrices finement réparties sur tout le corps ; une pure vision d’horreur devant laquelle Maria restait aussi sereine que son oncle choqué. D’ailleurs, il se retrouva même bouche-bée lorsqu’il comprit que le singe était encore vivant, vibrant légèrement ses membres par réflexe nerveux pour témoigner de son agonie silencieuse.

— Qu’est-ce que – tu vas le soigner ? » s’inquiéta brusquement le majordome, devant le pauvre primate que sa charmante nièce abandonnait déjà pour le suivant.

— Quand mes élèves arriveront, nous leur injecterons un remède pour démarrer la reconstitution des tissus, leur thérapie consistait à survivre toute cette nuit malgré les saignements plus les anticoagulants, et ils ont tous réussi ! Seul le LM peut faire ça ! » se réjouit alors Maria sous les yeux choqués d’Henri qui n’avait jamais vu un tortionnaire aussi impassible – même chez les plus durs de ses compagnons quand ils coinçaient des occupants russes du temps des révoltes polonaises. Mais pour sa nièce, tout allait bien. « Ils retrouveront tous leur apparence normale et leur sang sera filtré pour évacuer le LM. Nous étudierons ensuite les traces permanentes que cela pourrait laisser sur l’organisme après une telle épreuve. » exposa-t-elle froidement, en continuant sa brève inspection matinale, avec son majordome abasourdi dans son sillage.

— Qu’est-ce que tu leur as fait subir pour qu’ils soient dans cet état ? Tu leur as administré l’un de tes antidouleurs n’est-ce-pas ? » continuait Henri, en ayant décidément du mal à se consoler des méthodes de sa nièce, malgré ses incontestables résultats, connus dans le monde entier.

— Non, sinon les résultats seraient influencés par le LM des antidouleurs, je ne testais que la capacité du LM à tenir une perte sanguine prolongée, comme si un soldat devait encaisser plus d’une centaine d’entailles au cours de la nuit. De telles extrémités sont nécessaires pour que la Blessure soit vaincue par l’Humanité le plus vite possible. Les soldats du corps expéditionnaire contre les Russes bénéficieront de ces remèdes que je travaille depuis des semaines, et sur lesquels d’autres singes ont déjà collaboré. Je ne ralentirai pas. » se défendit-elle sans vraiment en ressentir le besoin, droite dans ses petites bottes de cuir sombre pour ajouter un dernier détail, sur un ton étonnamment plus grave et concerné. « Tu sais bien que j’ai toujours voulu préparer un remède qui me permettrait de sauver quiconque de la mort, on ne sait jamais … » acheva-t-elle en sortant son petit carnet d’observations, sous le silence d’Henri qui baissait les yeux à ces mots, pliant la nuque sous la terrible pensée qu’ils recouvraient.

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Edouard PArle
Posté le 22/03/2022
Coucou !
Sacré personnage la Maria ! Scientifique de génie, passionnée par le LM, prête à tout pour atteindre ses objectifs, un brin sadique : elle ne peut pas laisser indifférent. On est un peu comme son oncle Henri, perplexes devant sa cruauté et en même temps le fait que ça fonctionne...
Tu approfondis aussi le LM et son fonctionnement, ce qui est évidemment intéressant au vu de sa place dans l'histoire.
Introduction très efficace ! Maintenant, je suis curieux de voir la suite des évènements.
Mes remarques :
"cela valait milles fois" -> mille
"sans trop forcer bien évidemment." virgule après forcer ?
"du-t-elle donc" -> dut-elle ?
Un plaisir,
A bientôt !
Deslunes
Posté le 26/03/2022
Bonsoir, merci pour tes commentaires.
Je note ces remarques, merci.
J'espère que la suite t'as plu
Astralie
Posté le 29/01/2022
Bonsoir,
Un chapitre riche et dense, très dense mais il faut peut-être cela pour en apprendre autant. Tes lecteurs risquent d'être déroutés par des chapitres si longs ! Belle histoire, originale et particulière.
Quelques erreurs, si je peux me permettre.
si la thérapie qu’elle avait fait suivre à certains cobayes les avaient – avait
milles fois – mille
lui adresser la parole, - la parole.
petits interrupteurs rouges – rouge
Les cris de douleurs – douleur
seul ses assistants – seuls
qui lui emboitait le pas - emboîtait
la République Française - française
rare car - rare, car Il manque souvent ce genre de virgule
autre exemple : mais en chemin, tu aides.
Bon courage à toi l'écrivain.
Deslunes
Posté le 29/01/2022
Bonsoir, merci du commentaire.
Mais quand une histoire plaît, la taille des chapitres importe peu, et c'est même positif d'avoir beaucoup de matière, non ? D'ailleurs, je n'ai jamais prétendu faire dans le roman de gare.
Je note ces petites erreurs, merci.
J'espère que la suite vous plaira,.
Deslunes
Posté le 30/01/2022
Je vais très probablement essayer de diviser les scènes en deux parties sur le site, comme un autre commentaire me l'a conseillé, pour que ça soit plus confortable à lire pour vous. J'espère que ça fera paraitre les scènes moins longues ou moins denses.
Et encore merci pour les fautes.
Coquilles
Posté le 12/10/2021
Bonjour Deslunes,
Jasper a l'air dingue de Maria mais Maria mérite t-elle la tendresse de Jasper. Maria est forte mais impitoyable envers les autres.
J'aime ton histoire car elle est riche en détails, les personnages sont tous différents et le LM intrigue et fait peur en même temps.
Deslunes
Posté le 03/01/2022
Merci pour ces encouragements. Les histoires d'amour sont toujours intéressantes. Continue de lire et tu verras !
Bibliophage
Posté le 12/10/2021
Salut Tim,
Quelle garce cette Maria, elle est dure mais en même temps, on a envie de lui pardonner son sale caractère car on devine un coté tendre caché.
Deslunes
Posté le 03/01/2022
En effet maria est une personne dure et même en amitié et en amour, elle est rude. Cela ne va pas s'arranger.
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