Chapitre deux : L'autre con

Par Shiloh

- Haha, si tu voyais ta gueule, Harlem !

Je soufflais lourdement en fronçant les sourcils. Mohan. Des cheveux de surfeur, un regard de braise et un corps presque musclé. Le beau gosse de la bande. C'était lui qui emballait le plus de gonzesses. Pourtant c'était le plus petit du groupe. Mais même avec son petit mètre soixante-huit, il avait plus de charme que nous avec nos mines défaites par une hygiène de vie douteuse. 

Il se tordait de rire devant moi comme un abruti. Il me saoulait avec ses blagues de merde, à me faire paniquer en se faisant passer pour un keuf.

- Putain de merde, tu m’as foutu une trouille d’enfer, espèce de tocard ! gueulai-je avec une main sur le cœur, comme un p’tit vieux au bord de l’attaque.

- Ça va, c’était pour se marrer, pourquoi tu stresses comme une pucelle, là ?

- Ta mère la pucelle, Mohan !

Il haussa un sourcil, et je pouvais même deviner Taz qui secouait la tête derrière moi. Si même ce dernier me jugeait, c’est qu’il était vraiment temps que je revois ma répartie.

- Alors ça, c’est vraiment le fion le plus débilos que tu m’aies jamais envoyé...

Je levai les yeux au ciel. J’me fatiguais tout seul, bordel. J'étais pas en forme aujourd'hui ou quoi ? Ma data bank de grossièretés avait sérieusement besoin d'être mise à jour.

- Bon allez, rentre, toi ! On va pas zoner dans la rue toute la journée avec ça ! grognai-je à Taz en lui faisant signe d’entrer.

- Avec quoi ?

Je répondis même pas à Mohan. J’me contentai de poser mon index sur mes lèvres pour le sommer de la fermer et l’incitai à entrer lui aussi, en agitant la main.

- Pourquoi tant de mystère ? Qu’est-ce que vous foutez, bande de neuneus ? insista-t-il.

Je les poussais tous les deux à l’intérieur et jetais un coup d’œil furtif derrière nous avant de refermer la porte dans un grincement du diable. Super la discrétion...

*

- Nom d’une capote trouée… lâcha Mohan en matant les briques de coke que j’avais étalées sur la table basse.

On était là, tous les trois affalés sur mon vieux canapé criblé de brûlures de cigarettes, à bader devant ce trésor immaculé, les yeux écarquillés par le choc -et par le bédo qu’on venait de fumer aussi. L’œil hagard, la bouche à demi ouverte, je fixais notre butin presque tombé du ciel sans savoir quoi en faire. C’que je m’imaginais bien par contre, c’était la vie de gangster pété d’oseille que j’me voyais déjà mener. Moi, Harlem Dixon, baron de la drogue, enchanté. Ça claquait ça, non ?! J’me paierais une grande baraque de mégalo, avec un immense portrait de moi dans chaque pièce. J’roulerais dans une de ces vieilles caisses américaines de collection, du genre Chevy Impala que j’ferais directement importer par l’Oncle Sam et j’irais me pavaner avec dans toute la ville. Bon, j’aurais vite fait le tour parce que c’était pas une mégalopole notre bled, mais j’en mettrais plein la vue aux voisins ! On vivrait peinards, tous ensemble dans une villa avec plein de piaules et tout ! On nous appellerait plus les Crapules, mais les Rois de la Cabane, putain ! J’installerais un jacuzzi sur ma grande terrasse et... Non non, pas une terrasse, une logia gargantuesque ! Bref ! J'y mettrais un jacuzzi. Et peut-être même qu’Olivia viendrait m’y rejoindre.

Olivia… Ces gros paquets de cocaïne qui me vendaient du rêve, négligemment posés devant moi, c’était mon aller simple pour conquérir le cœur de ma belle. Si je gérais ce coup-là, elle me tomberait dans les bras. C’était pas une certitude dans mon esprit, mais c’était ma seule chance de l’impressionner. Putain, fallait qu’je trouve comment écouler la came !

Amorphes, planant dans un silence de mort, aucun de nous n’avait encore évoqué le moindre plan. Je me tournai vers Taz qui releva le nez vers moi. On se fixa comme ça pendant quelques longues secondes, muets, communiquant en un seul regard. Cet échange indicible était clair, le premier n’avait rien à proposer. Alors il se tourna à son tour vers Mohan qui se mit lui aussi à nous regarder sans un mot.

- Bon alors ? interrompis-je ce calme sinistre. On fait quoi, putain ?

Taz haussa les épaules, Mohan ouvrit la bouche mais la referma avant qu’un seul son n’en sorte. Quelle bande de péquenauds on faisait ! On avait de l'or en barre sous le nez et on savait même pas comment le convertir en cash !

Le regard perdu sur eux, clignant des yeux frénétiquement, je cherchais désespérément à provoquer chez eux un élan d'inspiration.

- Quelqu’un y connait quelque chose en trafic de drogues ? Taz ?

- Me demande pas à moi, j’ai juste un pied de beuh sur mon balcon, je suis pas Pablo Escobar !

- J’crois que ça s’coupe d’abord, la cocaïne. Avant de la vendre, supposa Mohan. Dans les films, ils font toujours ça.

- Qui ça, ils ? demanda Taz.

- Ben les dealers, trou du cul !

- Ouais d'accord, mais on la coupe avec quoi ? le questionnai-je à mon tour.

- Ben avec un truc poudreux et blanc, pareil que ça.

Je grimaçais, pas vraiment convaincu par la combine de notre anarchiste, et échangeais un air grandement sceptique avec Taz qui se mit enfin à chercher une solution.

- Genre quoi, de la farine ?

- Dis pas n’importe quoi Taz, on va pas couper ça avec de la farine ! l’arrêtai-je dans son délire.

- Et pourquoi pas ?

- Mais… Mais parce que ! C’est débile ! Personne fait ça !

Le silence s’installa à nouveau. En fait, j’en savais rien si on pouvait utiliser de la farine, mais ça me paraissait un peu trop facile.

- Pourquoi on cherche à inventer des trucs comme des abrutis alors qu’on connait tous quelqu’un qui sait ?

Taz et moi, on fixait Mohan d’un air interrogateur. Nous ? On connaissait quelqu’un qui pouvait nous aider à trouver un moyen de couper de la cocaïne ? On en avait une flopée de zonards dans notre entourage, mais des dealers qui revendaient autre chose que du shit, non.

- Qui ça ? demandai-je, ahuri.

- Son nom commence par un G.

Le sourire aux lèvres, visiblement très fier de sa trouvaille, Mohan sortit son téléphone de sa poche. M'impatientant, je me pinçais les lèvres en agitant les mains d'un geste circulaire, mais ce con faisait durer le suspense.

- Mais merde, t’as pas bientôt fini avec tes devinettes ?! Balance, crétin !

Mohan esquissa une moue vexée et me balança son téléphone que je saisis maladroitement, manquant de le faire tomber.

- Google, connard !

*

Quelques insultes et divergences d’opinion plus tard, on était enfin tombé d’accord. On avait besoin d’Angus. Il y connaissait rien en dope, mais c’était le cerveau de la bande. Je tournais en rond dans mon salon pendant que Mohan et Taz se disputaient au sujet de leurs maigres connaissances en matière de drogues, évoquant des passages de films de gangsters. Ignorant la gueulante des deux abrutis, j’envoyai un message à Angus en essayant d’utiliser les mots qu’il fallait pour qu’il pige bien que c’était urgent. « Ramène ton cul chez moi genre tout de suite, on est sur un gros truc là, ça va tout déboîter ! ». J’étais pas sûr qu’il se radine parce que j’avais tendance à envoyer des messages du même genre assez souvent. A chaque fois que je flairais une opportunité pour se faire du fric, je m’emballais et je me persuadais que cette fois c’était la bonne ! Sauf que cette fois, c’était vraiment la bonne !

*

- Nom d’une capote trouée… souffla Angus en observant les paquets de drogues.

- C’est exactement ce que j’ai dit ! s’emballa Mohan.

Un petit « chut » lancé à son encontre, j’agitais les mains pour faire signe à tout le monde de la fermer.

- Ok ! Vos gueules, les débiles ! On a de quoi se faire un max de fric là, mais faut qu’on fasse marcher nos cervelles pour trouver un moyen d’refourguer tout ça ! Angus ?

Ses lèvres se tordirent, ses yeux se plissèrent, et il caressait sa barbiche mal entretenue. Angus était en train de réfléchir. On voyait jamais de fumée sortir de ses oreilles, mais je savais que ça bouillonnait grave là-dedans. Ou alors on le trouvait juste intelligent parce que nous on était pas très futé et parce qu’il avait des faux airs de prof dépressif. Ou peut-être que c’était juste ses lunettes qui faisaient cet effet-là.

Tous les trois assis sur le canapé, on le fixait, attendant impatiemment qu’il trouve la solution ultime dans ses méninges.

- Pourquoi on demanderait pas à… Comment il s’appelle déjà ? L’autre con qui traine toute la journée à la Cabane ? commença Angus en claquant des doigts.

- Lequel ? demandai-je

- Celui qui a du bide, avec le crâne déplumé, et qui est vraiment très très con.

- Lequel ? insistai-je

- Celui qui s’est fait sortir l’autre jour parce qu’il avait cogné sur un autre mec !

- Lequel, putain ?! T’as conscience que t’aies en train de décrire la moitié de la clientèle de Walter ?!

Taz, affalé sur le divan comme une baleine échouée sur une plage, se redressa vivement. Enfin, aussi vivement qu’il en était capable. Pour nous autres, c’était comme regarder une vidéo tournée en slow motion.

- Heu… Tu parles de celui que sa mère avait fait cinq ans de placard pour trafic de stup’ ?

- Dont. Dont la mère avait fait cinq ans de placard ! le corrigea Angus.

- Mais merde, on s’en cogne de tes règles de synapse !

- Syntaxe. Règles de syntaxe. Mais oui, c’est lui. Harry ? Benny ?

- Lenny ! gueula Mohan.

- Lenny, putain ! C’est ça !

- Non, mais c’est des conneries ça. Sa mère, la prison, tout ça, grognai-je en levant les yeux au ciel.

- Ouais, tout le monde a toujours dit que c’était du flan son histoire. En plus, Lenny il passe son temps à cracher des mythos, m’appuya Taz. C’est comme la fois où il avait raconté à tout le monde qu’il allait se marier avec une nana qui était mannequin et actrice. En vrai, c’était juste une vieille pute mal foutue qui tapait le pavé à Manchester.

On hocha la tête, parce qu’on avait tous déjà entendu les histoires délirantes que Lenny débitait à la Cabane, à chaque fois qu’il avait un coup dans le nez. Sauf Angus, lui il nous regardait d’un air sceptique.

- Et si c’était pas du flan pour sa mère ? Et si parmi ce flot d’inepties, il y avait du vrai ?

- Ce flot de quoi ? murmura Taz.

- Vous avez vu sa gueule à la rombière ? Elle aurait fait de la prison pour de vrai que ça m’étonnerait pas.

J’échangeai un regard dubitatif avec mes deux acolytes squatteurs de canapé. On risquait rien à demander à Lenny, et pour le moment c’était la seule piste qu’on avait. Et s’il y avait un peu de vérité dans cette histoire, alors sa daronne elle en connaissait un rayon sur la dope !

- Allez, tous à la Cabane ! On va causer à Lenny ! ordonnai-je en me levant.

- Hé oh ! Une minute ! nous interrompit Angus dans notre élan. Juste un petit détail dont on n’a pas parlé.

Il se racla la gorge et nous observa d’un air interrogateur, visiblement persuadé qu’on était assez perspicace pour piger de quoi il voulait parler.

- J’peux savoir où vous avez trouvé une si grande quantité de cocaïne ? Elle est quand même pas tombée du ciel ?

- Ah, ça ? m’étonnai-je. Bah, c’est Taz qui l’a trouvée à son taf, dans une piaule qu’il nettoyait.

Le binoclard arqua un sourcil et se gratta la barbiche à nouveau.

- Et tu l’as juste embarquée, comme ça ? Sans savoir d’où ça sortait ?

Taz hocha la tête sans un mot, comme s’il y avait rien de plus normal à ramasser les effets personnels des clients pendant qu’il faisait le ménage. Angus le dévisagea en soupirant.

- T’as conscience que les mecs qui louaient cette piaule, c’était sûrement des trafiquants ? Le genre de types à qui on évite de chercher la merde quand on n’est pas suicidaire, tu vois ?

Merde. J’avais pas trop pensé à ça. Taz non plus. Mais ces mecs c’était sûrement pas des dealers de weed à la p’tite semaine, c’était des mafieux, à coup sûr !

- Ouais mais on s’en tape de ça, ils étaient pas là. Ils savent pas que c’est moi qui ai piqué la dope.

Taz haussa les épaules, tout comme Mohan et moi. Angus c’était le genre à faire gaffe à tout, à être prudent et à réfléchir. Mais pour une fois qu’on avait pas de soucis à se faire et qu’on tenait enfin un gros coup, j’avais pas l’intention de le laisser me mettre le doute.

- Arrête un peu de flipper et de chercher des raisons pour que ça capote ! Tu vas t’faire une crampe au cerveau !

- C’est sûr que ça risque pas de t’arriver à toi, des crampes au cerveau, se vexa-t-il. Surtout pas quand il y a Olivia dans le coin. Dans ces cas-là, c’est comme si tu débranchais carrément ta matière grise !

- Pourquoi tu m’parles d’Olivia, putain ?! m’offusquai-je moi aussi.

- J’dis juste…

- Ta gueule, Angus ! Me parle pas d’Olivia !

- Bon allez, détendez-vous, merde ! s’interposa Mohan. Harlem, laisse tomber. Et toi Angus, on a déjà dit qu’on causait pas d’Olivia ! Tu sais que ça l’énerve ! Et puis on a autre chose à faire là !

Je lâchai un grognement et avançai vers la porte d’un pas agacé, flanqué d’Angus, Mohan et…. Taz ? Putain, il était où cet abruti ? Je revins sur mes pas et le trouvai dans mon salon en train de remettre les briques de cocaïnes dans le sac de chez Teso.

- Mais qu’est-ce que tu fabriques, l’idiot du village ?!

- Ben, j’emporte la dope… avoua-t-il en se tournant vers moi.

- Pourquoi faire, dégénéré de la carafe ?!

- Heu… Pour faire voir à Lenny.

- Ok, donc on a réussi à rapporter tout ça ici sans se faire gauler, comme par miracle, et toi tu veux de nouveau te balader dans la rue, aller jusqu’au pub avec six livres de coke et poser ça sur le comptoir pour le faire voir à Lenny, Walter et tous les poivrots de la Cabane ? J’ai bien résumé ?

La bouche ouverte, il me fixa, réalisant enfin de lui-même l’absurdité de son élan spontané d’initiative tordue.

- Ouais, non, t’as raison, on va laisser ça ici.

Il me passa devant pour rejoindre les autres dans l’entrée, m’arrachant un soupir d’exaspération.

- Et au fait, l’interpelai-je en lui emboitant le pas. Si ça marche et qu’on devient riche, tu m’feras le plaisir de t’acheter des nouvelles pompes ! Qu’on arrête de passer pour des guignols !

*

Aussitôt la porte de la Cabane poussée, on se mit tous les quatre à ratisser la salle du regard. Pas de Lenny. Putain de merde. Il passait ses journées au bistrot, et pour une fois qu’on avait besoin de voir sa sale trogne d’abruti, il était pas là. Je lâchai un profond soupir et posai mes poings sur mes hanches, tapotant du pied.

— Je t’ai déjà dit de pas revenir avant d’avoir réglé ton ardoise, Harlem ! Casse-toi ! hurla Walter.

— Calme-toi papy, on fait qu’passer !

— D’ailleurs celui-là aussi il m’en doit une, d’ardoise ! Et une longue comme le bras ! ajouta-t-il en pointant son doigt vers Mohan.

— Je t’ai déjà dit que j’te paierai quand le système cessera de taper sur la gueule des prolos à grands coups de taxes et d’imp… commença l'anarchiste pour se justifier.

— De quoi ? D’impôts ? Depuis quand t’en payes toi des impôts ?! Espèce de crevard ! Et puis moi, j’suis pas le gouvernement, j’suis un prolo aussi, p’tite bite ! Un travailleur précaire ! Un oublié de la société ! Et moi j’en paye des putain d’impôts espèce de…

— Ça va, c’est bon, j’ai compris ! J’te règlerai ça la semaine prochaine !

— T’as intérêt ! Sinon j’te pète les genoux, Mohan ! s’excita Walter en brandissant sa béquille.

Je levai les yeux au ciel. Angus ravala un petit rire moqueur et Mohan secoua la tête. Taz lui, il était ailleurs, comme d’habitude.

— Faudrait déjà qu’il puisse mettre un pied devant l’autre, le vieux, chuchotai-je à l’oreille de Mohan.

— Ouais, il traine la patte un peu, l’ancêtre. C’est l’alcool ça !

— Non non, c’est juste la vieillesse. Il a au moins cent ans, le machin !

Pas cent ans, non, mais il devait pas en être bien loin. Walter, c'était un peu comme un cafard. Increvable. Je m’approchai du comptoir, suivi de ma clique et claquai des doigts pour attirer l’attention du vioque qui avait le nez dans sa caisse.

— Dis-moi, Walter !

— T’es encore là, toi ?! Je t’ai dit de t’casser !

— Mais merde, détends-toi ! J’veux juste te poser une putain de question ! Ça aussi tu l’fais payer, bordel de merde ?! C’est de perdre tes ch’veux qui t’rend aussi hargneux ?!

— Tu peux parler toi, avec tes tempes qui s’élargissent ! A mon âge, t’auras plus un poil sur le caillou !

Il avait pas tort. Quoi que, à son âge, je serais peut-être même plus de ce monde. Tôt ou tard, mon foie finirait par me lâcher. Ça ou autre chose. C’est qu’ils avaient pas une espérance de vie très longue, les piliers de la Cabane. Il y avait que Walter qui tenait encore debout, enfin presque debout.

— Bref ! le coupai-je avant qu’il ne m’envoie un fion de plus. Tu saurais pas où on pourrait trouver Lenny ?

— Lenny ? demanda Walter comme s’il avait mal entendu.

— Oui, Lenny, insistai-je.

— Celui qui bave sur mon comptoir toute la journée ?

— Celui-là même.

— Et qui a encore moins de cheveux que toi et vachement de bidoche ?

— C’est ça.

— Que sa mère a fait de la zonzon ?

— Oui, Walter ! Lenny ! C’est ce mec-là !

— T’es pas au courant ?

— Au courant de quoi ? demandai-je en haussant un sourcil, tandis que mes acolytes se rapprochaient, friands de ragots.

— Il a passé l’arme à gauche, pas plus tard qu’hier !

— Hein ?

— Il a cassé sa pipe, le bougre !

— Quoi, il est mort tu veux dire ?

— Ouais, il a tiré sa révérence. Dans son lit. Couvert de pisse. Il est mort comme il a vécu, comme un pignouf.

Merde… Je grognais entre mes dents. Bon sang ! Ça me faisait rager en dedans d’avoir tout ce fric qui dormait dans des briques de coke sans pouvoir en faire quelque chose !

— Et tu saurais pas où on pourrait trouver sa daronne, à Lenny ? demanda Mohan.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à la vieille de Lenny ? s’étonna Walter.

Je m’apprêtais à le rembarrer en lui disant que c’était pas ses affaires, mais Taz me coupa l’herbe sous le pied, avec son innocence habituelle !

— Ben il parait qu’elle s’y connait vachement en trafic de drogues, avoua-t-il avec une sincérité déconcertante.

Mais quel neuneu ! Il se prit une vague de « chut » dans la gueule ! Angus lui envoya même un coup de coude dans les côtes.

— Non, mais c’est pas pour nous ! se ravisa Taz en grimaçant de douleur. C’est pour un copain qui veut vendre de la cocaïne.

A nouveau, on lui somma de se taire. J’agitais ma main devant ma gorge pour lui faire comprendre que s’il ouvrait encore sa gueule, ce serait la dernière fois.

— Hein ? grinça le tavernier.

— Non non, rien, fais pas attention à lui, répondis-je en haussant les épaules. Non, c’est parce qu’on voudrait lui présenter nos condoléances, à la maman de Lenny.

Walter s’apprêtait à nous répondre quand un sifflement discret attira mon attention. Je regardais autour de moi, sans parvenir à identifier la source du chuintement.

— Pssss ! me fit à nouveau un type au fond de la salle.

Il agita sa main pour me faire signe de venir. Je posai mon index sur ma poitrine, l’air ahuri, haussant les sourcils. Il voulait me causer, c’ui-là ? L’homme hocha la tête. Mon regard intrigué croisa ceux de mes compères et on s’avança finalement jusqu’à l’étranger. J’avais jamais vu sa sale tête à lui, il était pas du coin. Il nous incita à nous asseoir à sa table, d’un signe de tête furtif. On s’exécuta dans un silence de mort, toisant l’inconnu d’un air méfiant.

— J’ai entendu votre conversation.

Je déglutis nerveusement. Il fallait se méfier, il y avait toujours des oreilles qui trainaient dans ce gourbi. Et des sales oreilles !

— Je crois que je peux vous aider, ajouta le quinquagénaire.

Son allure ne m'inspirait pas confiance. J'sais bien qu'il faut pas juger un livre à sa couverture, mais celle-là de couverture, elle me paraissait un peu louche. Le type avait des cheveux noirs gominés, comme un truand italien des années soixante-dix. Petite veste en cuir abîmée et une chemise ouverte qui laissait apparaitre un paquet de poils et une chaine en or. Le genre gangster qu'on voyait dans les films de mafia avec Robert de Niro. Sauf qu'on n'était pas dans le Bronx, là.

— Je m'appelle Tony. Mais chez moi, on m'appelle « Il Pazzo » !

Putain, mais là, ça faisait trop cliché ! Est-ce que c'était un putain de canular ? Il y avait une caméra cachée quelque part ? Parce que même son nom sonnait Cosa Nostra !

— Ecoute, Tony, commença Angus. Je sais pas ce que tu crois avoir entendu mais...

— Vous parliez de trafic de drogues, de cocaïne plus précisément, chuchota Tony.

— Oui, mais non. En fait...

Cette fois, c'est moi qui lui coupai la parole, curieux de savoir ce que notre nouvel ami aux allures de bandit démodé avait à nous proposer.

— Tu t'y connais toi, en trafic ? soufflai-je discrètement.

— Un peu que je m'y connais ! répondit-il en bombant le torse, ce qui arracha un soupir dubitatif à Angus. Vous avez quelle quantité ?

— Six livres ! confessa Taz.

Et bim ! Angus lui envoya une nouvelle fois son coude dans les côtes.

— Voilà qui est intéressant. Je peux vous en avoir un très bon prix.

J'avais la banane, jusqu'aux oreilles ! Enfin, on avait trouvé une solution ! Mais c'était sans compter sur l'éternelle suspicion de notre empêcheur de tourner en rond à lunettes.

— Attends un peu. Qu'est-ce que t'y gagnes toi dans tout ça ?

Tony éclata de rire et lui lança un regard plein de condescendance. Cette assurance pleine d'esbroufe agaçait notre binoclard qui se pinçait les lèvres, vexé.

— Ah ouais, vous y connaissez vraiment rien en fait ! Je t'explique. Moi, j'ai du réseau, affirma-t-il en s'accoudant à la table, joignant ses mains d'une façon très solennelle, nous observant un à un. Vous, vous avez la came. Voyez-moi comme un intermédiaire. Je la vends pour vous et on partage la recette.

L'idée me plaisait pas trop, mais nous on n'avait pas de contacts dans le milieu. Et sans l'aide d'un mec comme Tony, on n'en tirerait rien du tout de notre stock de dope. Et puis, rien que son surnom, là ! « Il Pazzo » ! Ça faisait trop classe pour que ce mec ne soit qu'un vulgaire pégu !

— On partage ? s'inquiéta Mohan. On partage comment ?

— Disons fifty/fifty, ça me parait juste, répondit la fripouille en croisant les bras sur son torse velu.

— Quoi ?! Tu déconnes ?! On va pas t'en filer la moitié, tu rêves ! s'agaça Angus en se levant vivement de sa chaise.

D'un geste de la main, je tentai de modérer les esprits qui commençaient à s'échauffer. La moitié, non, c'était hors de question de la lui lâcher à ce tocard. Mais on avait besoin de lui, et j'étais certain de pouvoir négocier.

— Attends, attends, attends... tentai-je de calmer le jeu. Pour combien on pourrait la refourguer déjà, la coke ?

— Une telle quantité ? Dans les cent mille, facile.

Putain de merde, cent mille balles ! Pour des clampins comme nous, ça faisait une sacrée somme ! Et j'imaginais déjà un florissant business se mettre en place suite à ce premier bénéfice ! Une fois qu'on aurait le fric, on aurait qu'à se débrouiller pour acheter de la drogue –on aurait déjà des contacts grâce à Tony- et il y aurait plus qu'à la revendre, encore et encore. Je savais pas trop comment on allait s'y prendre, mais tout ça, c'était que des détails. Une fois le cash en poche, le plus dur serait fait !

Mohan s'accouda lui aussi à la table, imitant la posture que le brun tenait quelques minutes plus tôt. Il planta son regard dans le sien, sans même cligner des yeux.

— On t'file quinze pourcents, pas un penny de plus.

— Vingt pourcents.

— Vendu ! lâchai-je dans l'excitation du moment, tendant ma main au prétendu rital.

Celui-ci esquissa un sourire satisfait et empoigna ma main dans un geste symbolique pour sceller notre marché.

— Apportez-moi la came, je m'occupe de tout, nous assura Tony.

Je pouvais sentir l'inquiétude d'Angus sans même le regarder. Et moi-même j'étais pas très rassuré. On allait refiler notre dope à un parfait inconnu, qu'on n'avait jamais aperçu dans le coin, et qui allait peut-être se tirer avec notre butin sous le bras. Mais on n'avait pas d'autres options, alors j'me voyais pas faire preuve de patience en espérant qu'une opportunité plus sérieuse ne se présente.

J'adressai un clin d'œil maladroit à notre nouvel associé et quittai l'établissement avec ma bande de potes, tout fier. Mon pied à peine posé sur le trottoir, Angus attrapa mon bras.

— T'es sérieux, là ? Tu vas refiler la marchandise à ce type qu'on n'a jamais vu ? Je croyais qu'on avait un plan !

— Ouais ben il est tombé à l'eau, notre plan ! T'as entendu Walter, il est plus là, Lenny !

— Mais on s'en tape de Lenny, on peut toujours aller voir sa mère, comme on avait dit ! insista le barbu.

— Tu veux qu'on aille voir une vieille dame endeuillée qui est sûrement en train de chialer sa race, pour savoir si elle peut nous former au trafic de stup' ? Ça te parait une bonne idée ? demanda Mohan. J'croyais que t'étais le plus futé d'entre nous...

— Même moi je trouve que c'est pas cool, l'appuya Taz.

— Moi, c'que je trouve pas cool, c'est de s'en remettre à un type sorti de nulle part qui pète plus haut que son cul ! reprit Angus. En plus, on pourrait s'faire vachement plus de fric si on la revendait dans la rue, la coke ! En la coupant, comme on l'avait décidé au départ.

Il avait pas tort, comme d'habitude. Je plissai les yeux en fixant le trottoir, réfléchissant, envisageant sérieusement cette première option, comme prévu initialement.

— Hé, les crapules ! Y en a pas un qui peut m'dépanner de vingt balles ?

Ed... Encore lui ?!

— Tire-toi l'gamin, on cause d'un truc sérieux là ! le rembarrai-je sèchement.

— Un truc sérieux ? Genre quoi ?

Mais quelle sangsue, celui-là ! Et curieux avec ça ! Je le fixais d'un air las et agacé. J'avais toujours pas de fric à lui donner, et mon esprit était exclusivement concentré sur le brillant avenir de baron de la drogue que j'entrevoyais déjà. De l'oseille plein les poches, des fringues hyper classes, et Olivia à mon bras !

— Faut qu'on trouve où crèche la daronne de Lenny, répondit Taz comme s'il avait été dopé au sérum de vérité à la naissance.

Angus souffla de nerfs, perdant patience face à l'éternelle naïveté extrêmement fatigante du plus débile d'entre nous.

— Mais putain, ta gueule, Taz ! gueula-t-il de rage.

— La mère de Lenny ? demanda Ed, s'incrustant une fois de plus dans la conversation. Mais j'sais où elle habite, moi !

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