CHAPITRE DEUX

Par Manu

CHAPITRE DEUX : Rectiligne

 

 

Satanée bestiole ! Georges était furieux de s'être laissé prendre au piège comme un enfant. Une cervelle guère plus grosse qu'une noix l'avait ridiculisé. Son esprit était-il si encalminé que cela ? Un tas de ferraille rouillé et trop lourd à porter.

 

Était-ce ce qu'il était venu faire sur le chemin ? Se séparer de toute cette oxydation, de tous les interdits, de tous ces non-dits, tous ces malentendus qui pesaient comme des poids morts sur ses décisions. Je cherche à me retrouver ! Voilà le résumé de la mission dont il se sentit investi lors du passage. Mais pour l'heure, il n'avait qu'une idée en tête : se débarrasser de l'oiseau. Il n'arrivait pas à supporter la honte qu'il ressentait. Oh bien sûr, il avait déjà vécu ce genre de mésaventure. Par exemple, il se souvenait d'une journée au zoo. Alors qu'il distribuait des cacahuètes à des petits singes en semi-liberté, il s'était fait arracher son paquet d'arachides par un macaque, plus malin que les autres, venu discrètement derrière lui. Tout autour, les spectateurs avaient ri de bon cœur. Acteur principal de la scène, Georges avait eu le bon goût de ne pas la prolonger et l'intelligence d'en rire également.

 

Cette fois-ci, il n'y avait pas de spectateurs… Il regarda autour de lui une dernière fois pour s'en assurer… Mais en imitant l'animal, il avait commis le ridicule ! Et l'humiliation qui l'envahissait était bien plus grande que celle de la moquerie tout à fait bonhomme de quelques familles en promenade dominicale.

 

Satanée bestiole ! Lorsqu'elle avait pris la fuite en le raillant, Georges avait bien tenté de la capturer. Une fois entre ses mains, il lui aurait rabattu le caquet et l'aurait étiolé avec un plaisir évident. Il l'aurait étripé À cœur ouvert  :

─ Je t'aime un peu et hop, je t'arrache une plume… Beaucoup… Hop là, une deuxième… Ah ben oui, ça fait mal... Allez courage ! Je t'aime à la folie…

Seulement voilà ! L'oiseau était bien plus rapide que lui et il eut vite fait de disparaître dans la nature.

 

Si, par malheur, il revenait traîner autour de lui, Georges était persuadé de pouvoir le reconnaître sans problème. Il le repairerait même entouré de quelques-uns de ses congénères. Il avait encore en mémoire ses petits yeux moqueurs. Des petits yeux avec une lueur perfide, un rien sadique. Des yeux à dire :

─ Le ridicule ne tue pas, mais il est inoxydable !

 

Bien sûr, Georges savait qu'il n'était pas très malin, pourtant, il ne supportait pas que les gens s'en rendent compte : cela le plaçait dans une fureur noire.

 

Il devait impérativement se calmer. Il tenta de fixer son esprit sur autre chose. La douceur du lieu, la température de l'eau, la nourriture, l'hébergement… Avec ce chamboulement dans sa vie, bien d'autres sujets auraient dû retenir son attention, mais comme l'assassin revient toujours sur le lieu de son crime, il retourna encore à sa problématique.

 

Il s'aperçut qu'il n'avait pas reconnu l'espèce de ce volatile de malheur. Il essaya de donner un nom à cet emmerdeur. A première vue, les acrobaties aériennes de l'animal ressemblaient à celles d'un beija-flor ! Mais rien d'autre ne collait, ni la forme, ni les couleurs. Était-ce une grive ? Celui-là sifflait correctement, mais la couleur de ses plumes n'était pas poivrée. Et puis une grive ne chanterait pas à tue-tête durant l'ouverture de la chasse. Alors de là à l'imaginer s'époumoner à cappella. Impensable. Pas si bête ! Une pie alors ? Sûr que ce maudit piaf était tout aussi malhonnête, mais aucun autre critère de ressemblance ne correspondait. Un perroquet ? D'accord pour le langage, d'accord pour le plumage, il était multicolore et très vif, mélangeant le jaune, le rouge, le vert et le bleu dans un très bel effet, mais la carrure jurait. Un perroquet est bien trop gros par rapport à ce que Georges avait vu. À bout d'arguments et de connaissances ornithologiques, Georges opta pour la perruche. La perruche, c'était le bon profil : grosseur de la grive, couleur du perroquet, bavarde comme une pie. Une perruche, oui, c'était exactement ça.

 

Ainsi donc, c'était une femelle !

 

Au fond, cette révélation n'étonna guère Georges. Il avait toujours éprouvé les pires difficultés avec les filles. Pour tout dire, il ne les comprenait pas. Tout d'abord, il n'avait pas été élevé avec elles et les considérait encore aujourd'hui comme des êtres extraordinaires. À la maison, ils étaient quatre frères. Ils jouaient au football, pas à la poupée. Il y avait bien eu sa mère, mais il fallait partager en quart les chiffons de sa jupe, s'y rendre pour pleurnicher attirait obligatoirement les railleries des trois autres :

─ Oh la fillette qui va tout raconter à sa maman !

 

Adolescent, il avait commencé à s'occuper du problème. Autant dire qu'en démarrant si tardivement, il avait accumulé un handicap certain. Ses propositions étaient systématiquement décalées par rapport à l'attente : lorsqu'il avait compris qu'une sortie au cinéma était un bon compromis avant le premier baiser, la fille voulait aller danser et s'éclater toute la nuit. Oh bien sûr, il n'était quand même pas tout à fait nigaud et avait fini par se rattraper. L'amour était venu... comme un nuage : jamais bien équilibré. L'amour sans véritablement savoir ce qui motivait ses compagnes, ni pourquoi elles vivaient avec lui. Pourquoi agissaient-elles ainsi ? Leurs intuitions, leurs plaisanteries, leurs réflexions déstabilisaient Georges. Pour autant qu'il s'en souvienne, que dire de la dernière femme qui avait partagé sa vie ? L'aimait-elle ? Et pourquoi ? Mystères ! Et d'ailleurs cette femme aurait dû être là. Comment s'appelait-elle déjà ? Ah oui, Stéphanie ! Stéphanie aux jambes élancées, Stéphanie et son sourire cajoleur. Il s'étonna qu'il ait pu rester aussi longtemps sans penser à elle. Ils faisaient bien l'amour, ils étaient heureux. Pourquoi l'avoir oubliée si vite ?

 

Il reprit sa route sur le chemin tapissé de petits cailloux blancs. Il commençait à perdre l'oiseau d'esprit et ne s'en plaint pas. Il n'avait pas de réponse quant à l'absence de Stéphanie. Tout cela n'avait plus d'importance. Au fur et à mesure de sa pérégrination, il se détendit. Il faisait beau et sec. Peut-être était-ce suffisant ? Seul, le fond sonore des cigales manquait dans ce décor estival. Et comme la musique avait cessé, c'est dans un calme religieux qu'il avançait vers son destin. Par miracle certainement – ce silence, fut-il ecclésiastique, n'y étant pour rien –, il portait la tenue adéquate pour ce genre d'endroit. Il avait sur lui le parfait attirail du randonneur chevronné. Une chemise grise et flottante habillait un torse peu velu. Un short lui recouvrant la moitié des cuisses laissait ses jambes respirer. Ce tableau quasi parfait était complété par des chaussettes à carreaux et une bonne paire de souliers de marche.

 

Pour les fanatiques du détail, les barbus de la rectitude ou tout simplement les accros à la société de consommation, il nous reste une précision à établir : Georges n'avait pas de sous-vêtement. Et il ne s'en portait pas plus mal, ni plus mâle d'ailleurs. Un miracle, je vous dis.

 

Il regarda encore une fois le panorama avoisinant. Tout au long du canal, des arbres au tronc massif jouxtaient le chemin de halage. À leurs extrémités, trônaient d'énormes boules de feuillage : des tilleuls certainement ou peut-être des marronniers. À leurs pieds, poussaient quelques fleurs pourvues d'une longue tige. Toujours les mêmes fleurs, toujours les mêmes tiges. Près de la rive, des flopées de roseaux plongeaient leurs racines à la recherche d'un sol plus meuble. Sur les côtés, le blond des champs céréaliers se mélangeait au vert des pâturages vallonnés. C'est à peu près tout ce que l'on pouvait retenir de ce paysage. Du blond, du vert à perte de vue. Enfin, presque. Tout au loin, il se dessinait des lignes bleutées sur l'horizon : des montagnes qui se signalaient à l'attention générale.

 

À l'attention générale était une bien grande définition, car jusqu'ici, Georges n'avait vu personne. Pas âme qui vive ! Mis à part le piaf, bien entendu !

 

La construction fluviale semblait s'étirer à l'infini. On eut dit qu'un architecte des ponts et chaussées avait pris la carte du coin et qu'à l'aide de sa règle et de son crayon, il avait tracé un grand trait sur toute la longueur en disant : Voilà par où passera le canal ! Tout paraissait si rectiligne que Georges pensa qu'un enfant aurait pu le faire. Il pouvait regarder tellement loin que les deux berges, pourtant parallèles, semblaient se rejoindre comme attirées l'une vers l'autre. Des berges amoureuses et voilà que moi, je tombe amoureux d'elles et de ce paysage !

 

Car Georges avait fini par se plaire dans ce décor immuable. Au début de sa longue marche, il s'était bien demandé ce que concrètement, il faisait là. Bien sûr, il avait une petite idée. Il cherchait à se retrouver, mais ensuite… Cette phrase lui trottait dans la tête sans qu'il en comprenne le sens profond et cela le gênait d'avancer dans l'inconnu. Chaque pas était une angoisse. Et puis au fil des heures, quand il s'était aperçu que personne ne dérangeait sa tranquillité, qu'il aurait bien le temps de trouver une réponse à ses questionnements, il avait fini par prendre ses marques. Il s'était habitué à cette étrange situation et avait même fini par y trouver des avantages. Ainsi, il était heureux de son sort… jusqu'à l'arrivée de l'oiseau !

 

Satanée bestiole ! Afin d'oublier définitivement cet incident, il s'efforça de retrouver un état de bien-être propice à l'épanouissement. Il regarda l'extrême blancheur du chemin caillouteux. Les rayons du soleil semblaient s'éclater sur quelques-unes des petites pierres. Leurs reflets argentés égayaient l'unité immaculée. Georges avait le sentiment de se promener sur une rivière de diamants. C'était très agréable et certainement plus chic qu'un tapis rouge. Même l'incongruité de marcher sur une rivière, elle-même juxtaposée à un canal, ne le ramena pas à la réalité. Il marchait sur des diamants. Il lui suffisait de se baisser, de ramasser une poignée de ces précieuses pierres et il était tranquille jusqu'à la fin de sa vie. La mer qu'on voit danser à des reflets d'argent ! Dans un monde du paraître, il suffit de vendre les reflets. Plus de travail, plus d'ordres stupides à recevoir. Il pourrait les regarder danser sans tanguer lui-même. Il pourrait vivre au-dessus de la société, comme protégé des coups aveugles du ressac de cet océan stupide.

 

Le ressac. Des vagues en pleine figure, il en avait ramassé des tas. Il s'était toujours relevé, mais chaque fois un peu plus meurtri, un peu plus aigri. Tant et si bien que s'il était encore debout, son enthousiasme juvénile en revanche se trouvait dans ses chaussettes. Il décida qu'il fallait se prendre à bras-le-corps, se retrousser les manches. Ne pas se faire entraîner par la spirale de l'échec et du sarcasme. Afin de remuer tout cela et de retrouver cette vitalité qui lui faisait défaut, il secoua la tête de gauche à droite en faisant vibrer ses lèvres. Ensuite, à l'image d'un boxeur avant un combat, il se mit à sauter mollement plusieurs fois de suite en laissant ses bras le long de son corps. Sans slip pour la cocooner, il put ainsi vérifier que sa virilité était bien accrochée, ce qui était déjà un signe positif. Il le nota comme tel et oublia l'impossible objectif de se retrousser les manches avec des bras ballants. Enfin, pour compléter la thérapie, il décida de faire le poirier assez longtemps afin que sa jeunesse et sa gaieté quittent ses chaussettes et lui irriguent à nouveau le cerveau. Il se mit en position, les épaules au sol. Mais, au moment de lever les jambes par-dessus le corps, la peur du ridicule l'en empêcha. Et si l'oiseau se pointait et qu'il m'aperçoive ? Il se releva d'une traite, réajusta ses vêtements et reprit immédiatement sa route.

 

Après quelques minutes, comme il n'entendit pas siffloter, il fut certain que la perruche ne l'avait pas vu. Il en fut soulagé et ne se sut jamais que son compteur d'actes manqués affichait une unité supplémentaire.

 

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