Chapitre 9 : Tourbillon

Notes de l’auteur : hey ! voici le dernier chapitre de la partie 2, j'espère qu'elle vous aura plus ^^ je vais faire une pause de quelques semaines avant de reprendre la suite, en attendant, enjoy !

Kurtis eut envie de baisser la tête, mais il se retint. Au lieu de ça, il traversa la hutte des Arsalaïs le menton haut. Ses consœurs le fixaient durement en se glissant des paroles vénéneuses. Il savait parfaitement ce qu’elles se disaient. Comment avait-il osé interrompre l’Élue, lui qui n’était qu’un novice, un homme qui plus est, ayant déjà enfreint une loi sacrée ? Comment osai-il transgresser les règles sans honte et se pavaner dans la Demeure des Esprits ?

Kurtis aurait aimé croire que les Arsalaïs étaient des êtres supérieurs, plein de sagesse et de compréhension. Cela faisait longtemps qu’il avait abandonné cette illusion.

— Eh !

Il tourna la tête vers Maig qui s’approchait timidement. Toutes les pairs d’yeux pivotèrent vers elle. Malgré son malaise, elle marcha d’un pas décidé vers son ami qu’elle prit par le bras.

— Viens, souffla-t-elle.

— Mais je dois voir Padraig…

— J’ai quelques chose à te dire.

Les joues rosés de la jeune fille, son regard fuyant, tout indiquait que ce quelque chose revêtait une importance capitale. Kurtis la suivit donc docilement à l’extérieur, pas mécontent de se libérer de l’atmosphère suintante de la hutte des Arsalaïs. Maig l’entraina un peu à l’écart, mordillant ses lèvres sans vouloir croiser son regard.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit le jeune garçon qui n’y tenait plus.

— Je… ce n’est pas le genre de choses que je peux dire devant les autres mais…

Elle réajusta une mèche derrière son oreille. Ce simple mouvement fit battre plus fort le cœur du Laevi.

— Ton attitude au jugement… je l’ai trouvée admirable. Tu as tellement de courage pour oser t’opposer ainsi à tes aînés. En fait, c’est simple, je te trouve, toi, admirable.

Kurtis sentit ses joues s’empourprer.

— Voilà, tu sais que tu as mon soutien, finit-elle en tortillant ses doigts, refusant toujours un contact visuel. Vraiment.

— Me… merci.

Elle leva ses prunelles verdoyantes en direction des siennes, un petit sourire sur les lèvres.

— Kurtis.

Les deux novices sursautèrent d’un même mouvement. Le jeune garçon fit volte-face vers la haute silhouette d’Hênora qui se dressait à quelques pas. Il était tellement obnubilé par Maig qu’il n’avait pas perçu son aura.

— Kurtis, j’ai besoin de toi, déclara l’Élue de sa voix impassible.

Il échangea un regard avec Maig.

— Vas-y, lui souffla-t-elle en le poussant en avant.

Il lui fit un bref signe de la main, l’air désolé, avant de rejoindre son mentor.

— Qui y-a-t il ?

La moïa planta ses iris de fer en direction du ciel.

— J’ai reçu un message d’Ealys.

Le pouls de Kurtis s’accéléra.

— Vous avez réussi à communiquer avec elle malgré le Voile ?

— Oui. Mais c’est très difficile. J’aimerais lui apporter mon aide mais je ne peux pas. En unissant la perception de nos deux Liens, je pense pouvoir changer ça. Es-tu prêt à m’aider ?

Il hocha vivement la tête.

— Bien sûr !

— Merci. Ah, et…

Il crut la voir chercher ses mots, ce qui lui paraissait improbable.

— Je suis fière de toi, acheva-t-elle d’une voix sérieuse.

Il sourit et lui tendit la main. Les lèvres d’Hênora se soulevèrent légèrement. Sa paume large et rugueuse enveloppa celle de son élève.

Kurtis eut le souffle coupé.

Le Silh qu’il percevait n’avait rien en commun avec celui qu’il connaissait. Il était plus dense, plus fort. Si intense qu’il en eut le tournis. Des bribes de mots, d’images et d’émotions se succédèrent. Le monde entier semblait pulser dans le creux de sa main.

Hênora faisait figure de géant dans cette marée de sensation diffuses. Elle le guida jusqu’à un fil. Une connexion qui bien qu’artificielle vibrait puissamment. Sonné par toutes les informations qui le submergeaient, il mit du temps à rassembler ses esprits pour faire converger ce fil avec le Lien d’Ealys. Il invoqua la pensée de sa sœur, tendant toute sa conscience vers son âme à peine perceptible au travers du Voile. Les deux sensations unies s’embrasèrent, secouant le Silh. Le courant partant du duo remonta le Lien comme une corde que l’on tire vers soi, ignorant les vallées, les montagnes et les mers qui défilaient. Bientôt, ils se heurtèrent au Voile, chape lourde et lancinante qui leur barrait la route. Mais ils ne cédèrent pas et le martelèrent.

Ealys, pensa Kurtis.

Il se remémora le visage de sa sœur, ses sourires, ses colères. Ses tics, ses sermons, ses rires.

Cela faisait trop longtemps qu’il ne l’avait pas vu entortiller une mèche de cheveux roux autour de son doigt. Qu’il n’avait plus entendu sa voix chaleureuse, qu’il n’avait plus senti son odeur de fleurs.

Ealys.

Le Voile céda, percé en un unique point. Kurtis eut l’impression d’être propulsé en avant. Il sentit aussitôt une âme familière caresser les bords de sa conscience.

— Kurtis, répondit sa sœur.

 

*

 

— Kurtis !

Keira se redressa en sursaut pour dévisager sa sœur qui s’était brusquement levée. Ealys tournait en rond, fébrile.

— Il se passe quoi ? marmonna Rhun en se frottant les yeux.

L’Arsalaï se tourna vivement vers eux.

— Vous ne sentez pas ?

Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. Keira écarquilla les yeux en sentant les Liens qu’elle croyait perdus onduler dans le Silh. Presque toutes ses perceptions recouvraient leur intensité. Les larmes chatouillèrent ses cils. Autour d’elle, tous affichaient une expression émue.

— Comment est-ce possible ? murmura-t-elle.

Un grand sourire souleva les joues d’Ealys.

— Tu le sais, pourtant, qu’il ne faut pas sous-estimer notre petit frère.

— C’est vrai, se réjouit Keira.

— Debout, tout le monde ! reprit l’Arsalaï. L’Élue va nous apporter son aide pour détruire le Pilier.

— Et comment ? fit Cadfael, sceptique.

Une décharge lui répondit. Un frisson que tous ressentirent remonter le long de leur échine, pour exploser dans leur boîte crânienne. Une énergie incomparable qui se mit à brûler dans leur membre. Des perceptions qui devinrent nettes, précises et en même temps plus larges.

Une douleur étrange, comme une puissante démangeaison, traversa Keira. Le monde se modifia. Le petit matin qui pointait par dessus la canopée se fit plus clair. Le chant des oiseaux, plus fort. L’odeur de l’humus, plus vive. Elle entendait le cœur de ses camarades battre, leur respiration gonfler leur poumons. Au loin, des volatiles s’envolèrent. Des insectes stridulèrent, des singes piaillèrent. Comme si tous ces animaux se trouvaient à quelques pas.

— Incroyable… souffla-t-elle.

— Jemesenstoutefébrile, enchaîna Calybrid sans reprendre son souffle.

Keira entendait son pouls taper bien plus vite que celui des autres dans sa poitrine.

— Ça va ? s’inquiéta-t-elle.

La jeune femme lui servit un sourire tressautant.

— Jenemesuisjamaissentieaussibien, lâcha-t-elle dans une mêlée de mots difficilement compréhensible.

— T’as grandi ! s’exclama Rhun en direction de son père.

Andraz, que l’on pouvait d’ordinaire qualifier de géant, avait gagné deux têtes de plus. C’était un véritable titan qui se tenait devant eux, fixant ses mains gigantesques comme s’ils les voyaient pour la première fois. Son fils, pourtant élancé, paraissait n’être qu’un enfant à côté de lui.

— Hênora concentre le Silh comme elle l’a fait lors de la bataille de Munüt, expliqua Ealys. Vos totems vous offrent leur puissance.

— C’est parfait, déclara Idris en s’avançant.

Elle ne paraissait pas avoir subi de transformation, mais une nouvelle assurance se dégageait d’elle. Elle alla ramasser une pierre puis s’approcha du Pilier. Elle arma son tir, ses muscles saillants et gonflés se contractèrent à l’extrême. Puis, elle lança son projectile qui jaillit de sa main comme une flèche. Il explosa sur la paroi incrustée de bas-relief du monument, projetant un nuage de poussière autour de l’impact. Lorsqu’il s’évanouit, les Sylviens purent admirer la cicatrice qu’avait laissé Idris. Les écritures tetzas étaient désormais illisibles à cet endroit.

— On a pas besoin de le détruire je pense, avança la lanceuse. Juste d’effacer ce qui y est écrit.

Un silence admiratif l’accueillit.

— Bravo ! s’exclama Andraz. Allez, venez. On va essayer d’utiliser nos pouvoirs en même temps pour produire le plus de dégâts possible.

Ils s’élancèrent, galvanisés. Keira attrapa son arc. La corde lui parut étonnement facile à bander. Elle tira en arrière jusqu’à ce que le bois menace de céder. Lorsque la flèche fut libérée, elle heurta violemment le Pilier. La jeune femme fut cependant trop loin pour estimer les dégâts qu’elle y avait fait. Elle opta pour la méthode d’Idris et attrapa une pierre. Ealys commençait déjà à en rassembler près des Hekaours qui testaient leurs nouvelles capacités.

Une seule silhouette restait à l’ombre des arbres, les fixant sans mot dire.

— Tu ne participes pas, Jildaza ? s’enquit Gala.

La Galate lui lança un regard sombre.

— Non. Je vous ai guidés ici parce que je voulais vous aider, pas parce que j’approuve ce que vous faites.

Sa remarque jeta un froid sur le groupe, mais il se reprit vite. Idris recommença à projeter des pierres sur l’imposante tour, imitée par Cadfael et Haul.

— Ma force physique n’a pas augmenté, déplora Rhun qui avait tenté en vain de soulever un rocher qu’Idris saisit aisément.

— Moi non plus, remarqua Gala.

— Vos pouvoir doivent se situer ailleurs, alors, les rassura Ealys.

— Mais où ?

Elle haussa les épaules, continuant de rassembler des rochers près des lanceurs.

— Il faut que vous trouviez par vous-mêmes.

Keira contempla sa main. Certes, sa force à elle avait augmenté. Mais elle était loin de celle d’Idris. Elle le sentait, son pouvoir se situait dans ses sens. C’était sans doute la raison pour laquelle chaque impact de rocher sur le Pilier lui vrillait les oreilles.

— Je vais essayer quelque chose, déclara Andraz. Je perçois une possibilité.

Il ferma les yeux, les bras tendus vers le monument tetza. Pendant un instant, seuls les bruits de la forêt parvinrent au oreilles de Keira. Puis, un frisson parcourut sa peau. La température venait de chuter.

Un vent de plus en plus fort fit siffler la canopée. Les nombres tresses rousses d’Andraz se balancèrent avant de s’agiter, comme si elles voulaient se détacher de son crâne. Keira se frotta les bras, ses dents s’entrechoquaient. Des rafales la firent chavirer, furieuses et glaciales. Au-dessus d’eux, les nuages s’assombrirent. Un grêlon frappa le sol, non loin. Puis un deuxième. Un rideau gelé leur tomba dessus, courbé, secoué par le vent qui forcissait encore.

Malgré son corps qui lui hurlait de se recroqueviller pour conserver sa chaleur, Keira resta plantée sur la grande place de Tetza, ses paupières grandes ouvertes pour contempler la tornade de givre qui se forma autour du Pilier. Crissante, stridente, elle l’entoura, l’enserra, abattant sur la pierre la froideur d’un hiver qu’elle n’avait jamais connu.

Keira crut que sa tête allait exploser tant ses oreilles criaient au supplice. Mais la tornade s’évanouit brusquement. Le vent se calma avant de se taire. La température remonta difficilement. Le Pilier était désormais couvert de givre, tout comme les arbres aux alentours.

— L’alternance de chaud et de froid va fragiliser la pierre, annonça Andraz. Allez-y, lancez tout ce que vous pouvez !

Il se laissa choir sur le sol, essoufflé. Le reste du groupe demeura encore un instant bouche-bée.

— T’es incroyable, Dâ ! s’écria Rhun.

Son père eut un soupir fier mais fatigué.

— ll faut remercier l’Élan qui m’a donné sa force.

— Bon, maintenant il faut profiter de la fragilité de la roche ! s’enthousiasma Idris. Tous au travail !

— Attendez, je crois que je peux faire quelque chose, aussi !

Keira se tourna vers Oèn. Ce dernier posa ses paumes contre le sol et inspira profondément. Aussitôt, un grondement déchira les tympans de la jeune femme. La terre se mit à trembler, la grande place vibrait comme si un géant la secouait, le Pilier avec. La Sylvienne sentit un sourire tremblotant soulever ses lèvres. Ils allaient réussir. Les Esprits étaient de leur côté, ils ne pouvaient que réussir.

Elle saisit une pierre qu’elle lança de toute ses forces, imitées par ses camarades. Chaque égratignure, chaque cicatrice, chaque fissure qu’elle infligeait au sombre monument fit croitre son exaltation. Avec leur nouvelle force, ils pouvaient même atteindre le sommet du Pilier.

Le grondement se tut, Oèn ahanait. Les autres ne réduisirent pas leur effort, sauf Keira. Elle se figea. Elle entendait, soudain. Elle entendait des vois humaines.

Des voix pleines de rage.

 

*

 

Le pied de Lohan s’enfonça profondément dans une tourbière. Il jura et leva la jambe, mais sa botte resta dans la boue, laissant ses orteils s’agiter dans les airs.

— Que…

Sethy éclata de rire, près de lui. L’Ombre se retint de le réprimander et se réjouit plutôt de voir le jeune prince retrouver le sourire. Il ramassa sa botte avec un soupir excédé. Il se félicita d’avoir fait le gros du chemin qui le séparait de Tetza en bateau, chaque heure passée dans la jungle émoussait un peu plus sa patience. Il avait parfois l’impression que le guide local qu’ils s’étaient trouvé s’amusait à les faire passer par les routes les plus accidentées.

Le groupe composé de marins, des rebelles et des deux princes arriva face à une petite rivière. Un guet permettait de la traverser, mais les pierres lisses et boueuses qui affleuraient la surface ne lui inspirèrent pas confiance. Il s’aventura prudemment au-dessus de l’eau, sa cape léchant l’onde brunâtre. Il aida Bachir, le maître transcripteur, à franchir l’obstacle, aidé par Fiona. Sethy voulut faire le fier et entreprit de traverser en faisant des petits bonds.

— Vous allez tomber ! le gronda Lohan.

— Mais non, c’est facile !

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il glissa sur un pierre et bascula. Son tuteur se jeta en avant, mais le prince Azad fut plus rapide. Il attrapa son homologue par le bras pour le reposer sur la berge. Le Hêk cligna plusieurs fois des yeux, sonné par sa chute manquée. Mais il reprit très vite son attitude mutine.

— Je serai pas tombé si vous ne m’aviez pas déconcentré ! pesta-t-il.

Lohan soupira tandis qu’Azad ricanait.

— Maître… les coupa Fiona, vous ne trouvez pas qu’il fait froid tout d’un coup ?

— C’est vrai…

Quelques frissons secouèrent sa peau tandis que Sethy se frottait les épaules. À vrai dire, la température ne cessait de chuter. Un vent glacial se leva, les troncs se mirent à grincer, les feuilles à siffler.

— Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ? lâcha Azad.

— On dirait… le pouvoir d’un Porteur, avança Fiona qui frappait ses paumes engourdie.

Les rafales forcirent, tout le groupe se réfugia contre un large tronc.

— Regardez, là-bas ! cria un marin.

À l’ouest, la canopée se fendaient, ondulant sous les bourrasques. Un pic de pierre se démarquait sous le ciel nuageux. Encore plus quand il s’entoura d’une tornade de givre.

Lohan fixa le Pilier gelé, tous ses muscles contractés. Quelqu’un était arrivé avant eux. Quelqu’un qui n’avait pas pour but de recopier les écritures contenues sur le monument. Il avait peur de deviner qui.

— On essaie d’abîmer le Pilier ! s’affola Bachir. Il faut les arrêter avant que les gravures ne disparaissent !

— Mais quel Porteur voudrait aller à l’encontre de la rébellion ? se questionna Fiona.

— Plus tard, la réflexion ! s’énerva le vieil homme. Il faut protéger la mémoire de l’Ancienne Foi !

Son ton dissonant électrisa le groupe qui sortit ses armes pour courir vers l’ouest. Le cœur de Lohan cognait dans ses tempes, ses ombres grattait les trois alentours. Il suivit son équipe au travers de la jungle, priant pour que son pressentiment s’avère faux.

Un grondement déchira l’air, il manqua de chuter et réalisa que la terre tremblait. Encore un pouvoir de Porteur. Il se persuada que ses ennemis étaient des Maudits aux raisons obscures. Après tout, les Sylviens n’étaient pas capables de telles prouesses.

Si ?

Un cri de guerre aigu lui fit tourner la tête. Sethy courait à ses côtés, brandissant une dague. Lohan attrapa son épaule pour l’arrêter.

— Qu’est-ce que vous faites ?! Lâchez-moi !

— Il est hors de question que vous vous battiez !

— Je fais ce que je veux !

— Votre Altesse, vous êtes sous ma protection et…

— Ils sont là, à l’attaque ! rugit un marin.

L’Ombre se tourna, pâle, vers la lumière qui filtrait au travers de la jungle. Une grande place s’ouvrait devant eux, occupée par quelques silhouettes aux abois. Silhouettes vers lesquels les nouveaux arrivants se jetaient.

— Attendez ! s’écria Lohan, mais sa voix se perdit dans exclamations rageuses.

Il se précipita à leur poursuite, débouchant sur une large plaque de pierre qui accueillait en son centre la base d’une tour immense. Il n’eut pas le temps d’être ébahi par la colossale hauteur du Pilier, son pouls s’accéléra.

Des Sylviens, c’était bien des Sylviens.

Parmi eux, il reconnut même la sœur d’Asha. Comment ? Comment pouvaient-ils se retrouver ainsi, à l’autre bout du monde ? Et comment était-il censé éviter le massacre qui galopait vers eux ?

Il courut à prendre le souffle, mais c’était trop tard. La bataille s’était engagée.

Les premiers marins arrivés furent jetés en l’air par une femme aux muscles noueux. Une autre silhouette se releva, un homme d’une taille surnaturelle. Les assaillants furent pris de quelques hésitations. Mais un membre de la rébellion ne reculait jamais devant un ennemi.

Les premières gouttes de sang éclaboussaient le sol quad Lohan les rejoignit.

— Arrêtez l’assaut ! cria-t-il. Il ne faut pas…

Une flèche passa à un cheveux de sa tête. Ses ombres excitées par son anxiété crissèrent et jaillirent du sol pour briser un deuxième projectile. Le jeune homme serra les dents et les poings, si forts que ses ongles percèrent sa peau. Il devait trouver une solution, et vite.

Autour de lui, la bataille gagnait en ampleur. Les rebelles étaient plus nombreux, mais les Sylviens faisaient montre d’une puissance extraordinaire. Plusieurs marins gisaient déjà sur le sol angulaire. Certains étaient peut-être morts.

Lohan chercha la sœur d’Asha des yeux, c’était sa seule chance d’établir un dialogue. Mais il ne trouva pas dans la mêlée. Il tourna la tête en tous sens, plus tendu qu’une corde d’arc.

Un cri le fit sursauter. D’une voix aigüe et familière.

Il fit volte-face, le temps se suspendit.

Sethy était là, à quelques pas. Brandissant sa petite dague tremblante, le visage plus effrayé que furieux. Et pour cause, un ennemi bien plus grand que lui s’apprêtait à saisir son crâne dans sa main puissante.

Les ombres de Lohan réagirent plus vite que lui. Elles fondirent sur le Sylvien.

Son torse fut troué, déchiré, sa tête explosa. Son corps, emporté en l’air, retomba sur le sol avec une giclée de sang, il n’avait presque plus rien d’humain.

Un hurlement fit écho aux sifflements des ombres.

— OÈN !

 

*

 

L’écuelle tomba par terre et se renversa. Clervie leva la tête vers Asha.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

La jeune femme s’était figée. Le Lien. Le Lien de Lohan se ravivait comme s’il s’était soudainement approché. Pourtant, il se trouvait encore à des lunes de voyage de là.

Eryn grimaça dans les bras de Clervie.

— Là, là, ça va ma choupette ? la berça-t-elle. Asha ?

La Sylvienne ne répondit pas.

— Quelque chose est en train de se passer.

— Quoi ?

— Je ne sais pas, mais je…

Une douleur la percuta. Lohan appelait à l’aide.

— Occupe-toi d’Eryn un instant, s’il te plaît, souffla-t-elle à sa mère.

Elle sortit de sa maison pour s’asseoir dans un cercle de méditation. Elle sentit à peine la froideur extérieure, ses prunelles fixées vers le ciel blanc et gris. Elle se força à fermer les paupières pour se concentrer sur le Silh. Les pleurs d’Eryn retentirent alors que ses perceptions se modifiaient. Le Monde Invisible l’accueillit, ondulant nonchalamment contre son âme.

Pressée, elle tourna ses sens vers le Lien de Lohan. Elle le remonta, prenant à peine conscient de la distance gigantesque qui les séparaient. Elle avisa une barrière, comme un mur tangible au milieu de toutes ses sensations spirituelles. Une fissure y avait été creusée, par laquelle passait un courant rapide et puissant. Ce phénomène n’avait rien de naturel, mais elle n’eut pas le loisir de se questionner sur sa nature. Elle fut aspirée par la brèche, tordue, essorée.

Elle aurait dû retrouver son corps, mais il lui parut inaccessible. Au lieu de ça, elle se retrouva en plein cœur d’une guerre.

 

*

 

Keira repoussa un ennemi avec un cri de rage. L’attaque soudaine avait mis les Sylviens au pied du mur, mais les Esprits leur offraient toujours leur pouvoir. Elle vit Calybrid désarmer deux hommes en un battement de cils. De leurs côtés, Idris et Andraz faisaient un carnage. Elle tenta de se rassurer. Qui que soient les assaillants, il allaient regretter de s’être jetés sur eux.

Un Lien fut tranché.

Keira sursauta, se glaça. Elle jeta un regard atterré vers la chose ensanglantée qui venait de retomber au sol.

Oèn n’était plus qu’un amas de chair sans vite.

Oèn.

— OÈN !

Un brasier naquit dans son cœur alors qu’elle éructait. Le feu se répandit dans ses membres, secouant, déchirant, ravageant chaque parcelle de son corps. La douleur la jeta au sol. Elle hurla, se convulsa. Elle se trouva aveugle, sourde, martyrisée.

Le brasier disparut, ne laissant qu’une certitude. On avait tué Oèn.

Keira se redressa, écumante de rage. Ses griffes raclèrent la pierre. Elle prit à peine conscience qu’elle n’avait plus forme humaine. Elle bondit vers l’assassin d’Oèn.

Ce dernier n’eut pas le temps d’éviter la charge de la panthère. Sa patte puissante heurta son visage et le déchiqueta. Keira éprouva un plaisir indicible à sentir ses griffes labourer sa chair. Mais cela ne dura pas longtemps.

Le cri de douleur de l’homme se mua en rugissement. Elle sentit une force la soulever et percer son pelage. Elle eut l’impression de flotter, l’espace d’un instant. Elle heurta violemment le sol, mais le sentit à peine. Ses yeux félins ne voyaient qu’une chose.

Elle effleura le corps d’Oèn du bout du museau.

L’inconscience l’engloutit.

 

 

Keira s’éveilla à l’ombre d’un sapin. Elle se redressa, frottant ses tempes douloureuses. Elle se trouvait dans un bosquet de conifères. Son Sanctuaire.

Elle fronça les sourcils. Elle était en train de faire quelque chose. Mais quoi ?

Soudain, la terre se mit à gronder, à tressauter. Elle se leva mais bascula immédiatement. Le sol ne tremblait plus, il se convulsait, craquant et hurlant. Un immense forme émergea devant elle, sculptée par la roche meurtrie. Un tête de fauve qui ouvrit grand la gueule vers elle.

Keira se sentit glisser. Elle voulut se rattraper à une racine, mais celle-ci de se déroba. Elle cria, tenta de se mettre debout, mais la pente devint plus raide. Ses pieds se dérobèrent, l’entrainant vers le néant féroce qui se lova au creux de la gueule minérale. Elle ferma les yeux.

Une main l’attrapa.

Keira rouvrit les paupières. Une silhouette auréolé par la lumière du ciel la retenait tant bien que mal. Une petite silhouette à la chevelure ébouriffée.

— Asha !

— Accroche-toi à ses canines, vite !

La jeune femme obéit et se hissa vers sa sœur. Cette dernière tira de toutes ses forces et parvint à la projeter hors de la gueule monstrueuse.

— Asha, Asha ! répéta frénétiquement Keira. Tu es viv…

— Pas le temps.

Sa sœur posa sa main contre la sienne, d’un mouvement à la fois brusque et doux. Elle pleurait.

— Tu dois lui dire au revoir.

— Lui ?

Sa question se perdit dans une déferlante de douleur. Son Sanctuaire avait disparu, remplacé par les berges d’une rivière. Ici aussi, la terre tremblait. Mais elle ne grondait, elle gémissait. Asha avait disparu, mais une autre personne avait pris sa place.

— Oèn… murmura Keira.

Autour d’eux, le décor se désagrégeait. Des morceaux de de sol, d’arbre, d’eaux, explosaient en un nuage d’étincelles avant d’être aspirés vers le ciel. Le corps d’Oèn ne faisait pas exception à la règle. Il s’émiettait.

Keira se souvint, un hurlement vint se coincer dans sa gorge.

Oèn se tourna vers elle, le regard fixe.

— Je… je vais mourir ?

La jeune femme sentit un sanglot la secouer brusquement. Elle se jeta dans les bras de son compagnon.

— Reste avec moi, gémit-elle.

— Keira…

Ses membres avaient presque totalement disparu. La peau de son torse se mettait à luire, tandis que les étincelles embrasaient ses cheveux.

— Keira, je suis désolé…

— Mais… de quoi ?

Il ne répondit pas tout de suite, ses iris vitreux avaient du mal à se détacher de la vision de son ventre qui se morcelait.

— Je… je t’aime… bégaya-t-il.

— Moi aussi je…

La tête d’Oèn explosa en un tourbillons lumineux. Keira se figea. Un vent surnaturel vint cueillir les poussières dorées pour les emporter dans les airs.

— NON ! Non, attends ! hurla-t-elle.

Le sol sous ses pieds se déroba. Il n’existait plus rien, autour d’elle. Rien qu’un vide immense et incisif.

Keira y sombra.

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