Chapitre 9 - Loup

Notes de l’auteur : Hello ! Voici un chapitre d'une longueur tout à fait correcte cette fois xD Bonne lecture !

— Elle te convient ?

Camille examina avec attention la fine aiguille en argent à laquelle Loup avait donné forme.

— C’est parfait, sourit-iel.

Iel s’assit sur le bord du canapé où était allongé Eos depuis qu’ils étaient rentrés, quelques heures auparavant. Le retour avait été laborieux ; Iris s’était foulé le poignet en manquant une réception lors de sa fuite pour rejoindre la voiture, des quintes de toux secouaient régulièrement Camille, l’énergie d’Eos ne cessait de fluctuer pour faire avancer le véhicule, le menant trop souvent aux portes de l’inconscience. Ils avaient effectué la fin du trajet sous la pluie, et il leur avait fallu deux fois plus de temps qu’à l’aller. Camille et Loup s’étaient relayés pour porter Eos sur les derniers kilomètres de marche ; sa jambe ne le soutenait plus, son genou avait doublé de volume, et la plaie sur son bras, laissée par la balle de fusil, ne s’arrêtait pas de saigner, malgré un bandage sommaire.

Le regard de Loup s’attarda sur le visage trop pâle d’Eos. Ses blessures n’étaient pas suffisamment graves pour mettre sa vie en danger, mais elles l’avaient en revanche salement amoché. S’ils ne s’en chargeaient pas au plus vite, il y aurait un risque de complication, accru par l’acier. C’était la raison pour laquelle Camille avait demandé à Loup de façonner une aiguille dans le but de recoudre la plaie sur son bras, tandis que Théodora avait récupéré des poches d’eau glacée pour sa jambe et le poignet d’Iris.

— Ça va aller ? l’interrogea Camille avec douceur.

Eos hocha la tête avec une expression nauséeuse.

— Fais vite, s’il te plaît.

— Autant que possible.

Iel jeta un coup d’œil à Loup et lui fit signe d’approcher.

— Il risque de bouger, j’ai besoin que tu l’en empêches.

— Moi ?

Une fossette creusa la joue de Camille, mi-sourire mi-grimace.

— Tu auras plus de force que Théo.

Loup acquiesça tandis qu’une montée d’anxiété grimpait dans sa poitrine. Théodora s’était éclipsée lorsqu’il avait commencé à confectionner l’aiguille.

— Ça ira, le rassura Camille. J’ai besoin que tu appuies sur ses épaules.

— Je ne suis pas à l’article de la mort, répliqua Eos d’une voix tremblante.

Camille haussa un sourcil sans répondre. Loup appuya fermement ses paumes sur les épaules d’Eos, faillit se raviser en le sentant tressaillir.

— Ne t’inquiète pas, souffla celui-ci. Tu ne me blesseras pas davantage.

Loup déglutit. La peau d’Eos était plus chaude que ce qu’il avait imaginé. Était-ce parce que la sienne était encore humide de pluie ou parce que ses blessures provoquaient une montée de fièvre ? Il n’eut pas le temps de se questionner davantage. Camille planta l’aiguille dans le bras d’Eos, après l’avoir désinfectée et passé un fil dans le chas. Le jeune homme ne put retenir un sursaut de douleur, un sifflement lui échappa, et Loup dut peser de tout son poids sur ses épaules pour l’immobiliser.

— Désolé, balbutia-t-il.

Eos ne répondit pas, occupé à contrôler sa respiration trop rapide qui fuyait entre ses lèvres exsangues. Camille progressait avec des gestes rapides et assurés, comme si iel avait déjà fait cela à de nombreuses reprises au cours de sa vie. Quelques minutes plus tard, iel coupait le fil et reposait l’aiguille. Iel passa ensuite une nouvelle fois un linge humide sur la blessure d’Eos, qui fut parcouru d’un violent frisson. Des arabesques rougeâtres longeaient la plaie.

— Les brûlures sont légères, constata Camille. Elles devraient cicatriser.

Une ombre traversa le regard d’Eos, sa mâchoire se crispa de colère. Du bout des doigts, il releva le menton de Camille.

— Ils ne t’ont pas raté non plus.

Des hématomes violacés s’étalaient désormais sur sa gorge, à l’endroit où les doigts du militaire s’étaient refermés sur sa peau.

— Ne t’en fais pas, répondit Camille avec un sourire triste. Tu m’as épargné pire.

Un douloureux sentiment d’injustice se logea dans le ventre de Loup. C’était leur condamnation ; les Hommes œuvraient comme bon leur semblait, ils ne pourraient jamais se défendre convenablement. La puissance de leurs Dons n’était qu’une illusion, l’acier la preuve qu’ils ne feraient jamais partie de ce monde.

Il tourna la tête vers la fenêtre du salon. Il ne voyait rien à l’extérieur ; la nuit formait un amas sombre et dense au-dessus du refuge, la pluie martelait le sol avec fracas, des éclairs déchiraient le ciel. Théodora poussa la porte à cet instant, les vêtements trempés et les cheveux dégoulinants. Elle portait un petit panier rempli de fruits.

— Je me suis dit que vous auriez faim, lança-t-elle avec un entrain surjoué.

Elle posa le panier sur une table basse et récupéra la serviette que lui tendait Camille, semblable à celle que Loup avait utilisée après avoir forgé l’aiguille sous la pluie. Il détestait la sensation des cheveux humides qui lui collaient à la nuque. Cela lui remémorait les jours où son père le laissait à la porte de la caravane, insensible au mauvais temps. Il attrapa une pomme pour se concentrer sur autre chose.

— Tu en veux une ? demanda-t-il à Eos.

— Si j’avale quoi que ce soit, je vais vomir, répondit-il d’un ton pince-sans-rire.

Loup grimaça. Était-ce à cause de l’acier ? Ou des évènements dans leur ensemble ? Iris et Thaïs entrèrent dans le salon à leur tour avant qu’il ne puisse creuser ses interrogations. Cette dernière les salua du bout des lèvres, le visage en partie caché derrière ses cheveux bruns, peut-être pour dissimuler sa tache de vin. Loup n’avait encore jamais discuté avec elle, sa présence fuyante semblait seulement accepter Iris à ses côtés. Elles prirent place sur l’un des canapés, tandis qu’Eos se redressait comme il pouvait. Théodora se laissa tomber dans un autre sofa en grimaçant car le tissu n’amortit pas tout à fait le choc, Camille s’assit par terre, adossé près d’Eos, et Loup hésita quelques instants, sans savoir sur quel pied danser.

— Assieds-toi, soupira Eos.

Loup prit place à côté de lui, les joues rouges, sans voir les sourires amusés qui fleurissaient sur les visages.

— Comment va ton poignet ? demanda Eos en tournant la tête vers Iris.

Celle-ci leva son bras pour montrer l’attelle de fortune fabriquée à la va-vite.

— Sans doute mieux que ton genou. Ce n’était qu’une mauvaise chute, la douleur s’estompera dans les prochains jours.

La tension dans les épaules d’Eos se relâcha de manière presque imperceptible.

— Tant mieux. Je pense qu’il est nécessaire que nous fassions le point sur la mission.

Personne ne le contredit. Autant le faire le plus tôt possible ; personne n’avait tous les éléments en main et ils avaient préféré attendre leur retour au refuge pour évoquer le sujet. Notamment parce que Iris avait failli encastrer la voiture dans un arbre lorsqu’ils avaient mentionné la présence de Connor dans le campement. Et parce que les plus jeunes étaient tous couchés, ce qui leur assurerait une certaine tranquillité.

— Je n’ai pas eu de mal à me faire passer pour une gamine en détresse afin d’entrer dans la base, débuta Théodora. Ils m’ont rapidement conduite auprès d’un médecin militaire qui a vérifié que je ne souffrais d’aucun problème puis ils m’ont donné des vêtements propres et une petite chambre avec un lit. J’ai essayé de sortir pour faire le tour du campement, mais un militaire – celui qui nous a surpris par la suite – m’a vue avant que je ne puisse m’aventurer très loin et m’a ramenée dans la chambre. Lorsque la diversion d’Iris a commencé, je me suis échappée par la fenêtre et j’ai cherché le bâtiment où tout était entreposé. L’oiseau de Camille m’a trouvée juste après.

Un soupir lui échappa.

— Peut-être que si le militaire ne m’avait pas surprise en train de sortir de la chambre, il n’aurait pas eu de doute.

— Tu nous as fait gagner un temps considérable, répliqua Eos. Sans toi, nous aurions eu mille occasions d’être repérés en cherchant les réserves.

Elle haussa les épaules tandis que Camille prenait le relais pour poursuivre le récit.

— Ils ne cherchaient pas à nous tuer, constata-t-iel en abordant leur face-à-face avec les soldats. Même lorsqu’ils ont tiré, c’était davantage un réflexe face à Théo qui tenait aussi une arme.

— Ils n’ont pas non plus hésité à nous coller de l’acier sur la peau, grinça Eos.

Iris laissa échapper une insulte entre ses dents, puis Camille reprit le fil des évènements. Jusqu’à leur confrontation inopinée avec Connor. Eos se mit à tapoter sa cuisse du bout des doigts, s’attirant un regard anxieux de Loup. Il ne comprenait pas le poids des tensions qui alourdissait l’atmosphère, ne pouvait qu’être témoin de la colère silencieuse de son entourage, des yeux écarquillés de Thaïs, qui semblait digérer la nouvelle avec difficulté.

— Qui est Connor ? se résolut-il à demander du bout des lèvres.

— Un sale con, s’emporta Théodora, comme si elle retenait l’insulte depuis des heures.

Camille passa une main nerveuse dans ses cheveux, jeta un coup d’œil à Eos qui acquiesça à contrecœur.

— Connor est la première personne que nous avons croisée sur notre route, lorsque nous avons fui notre famille, Théo et moi. C’est… Notre rencontre ne s’est pas faite dans les circonstances les plus faciles qui soient, mais nous avons fini par faire un bout de chemin ensemble. Puis c’est devenu plus, et nous avons décidé de fonder le premier refuge, sur les bords de la Loire. Plusieurs personnes nous ont rejointes, comme Camille, Iris et Thaïs. Nous avons également mené des opérations pour aider quelques… Anormaux, comme Fleur, que ses parents avaient abandonnée dans la neige.

Son regard se perdit à travers la fenêtre, dans les ténèbres humides de la nuit. Sa main effleura inconsciemment le bandage qui couvrait sa blessure au bras.

— J’ai vraiment cru que ce serait le début d’une nouvelle vie. Mais Connor était obnubilé par le passé, par le monde d’avant le Basculement. C’est… Ça le rongeait. Plus le temps passait, plus il était persuadé qu’il trouverait un moyen de revenir à ce monde perdu.

Loup fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas comment ce serait possible.

— Les rêves n’ont pas besoin de rationalité, rétorqua Eos avec un rictus. Est-ce que tu as déjà entendu parler du cœur de la Nature ?

Loup secoua la tête, perplexe.

— C’est davantage une légende qu’autre chose. Certains prétendent que c’est l’origine de la Nature, ce qui incarnerait sa conscience. D’autres disent que ce serait la source du Basculement et le moyen de créer un autre monde. Personne n’a la moindre preuve de son existence, mais tout le monde en est convaincu. Connor s’était promis de le trouver pour « restaurer un équilibre ». C’était devenu son obsession. Et les obsessions finissent rarement bien.

— Que s’est-il passé ? demanda Loup d’une petite voix.

— Nous avons simplement pris conscience que nous n’avions plus les mêmes attentes.

Théodora émit un grognement sourd, Camille haussa un sourcil, Iris leva les yeux au ciel et Thaïs se cacha davantage derrière le rideau de sa chevelure. Eos les fusilla du regard.

— Le refuge s’est scindé en deux. Notre groupe s’est dirigé vers Brocéliande, réputée pour être l’une des régions les plus inaccessibles aux Hommes, tandis que Connor et ceux qu’il avait convaincus ont pris un autre chemin. Je ne pensais pas que nous nous reverrions un jour, ajouta-t-il, la mâchoire crispée.

— Encore moins dans ces circonstances, marmonna Théodora. Qu’est-ce qu’il fiche avec l’armée de la ville Bravo ? explosa-t-elle. Et qu’est-ce que leur armée fait dans la région alors qu’ils sont à l’autre bout du pays ? On était complètement à côté de la plaque !

— Je me demande pourquoi il nous a laissés partir, souffla Eos.

— Parce qu’il savait qu’il n’aurait pas le dessus sur toi ?

— Ils étaient en supériorité numérique et ils avaient de l’acier.

— Il trame quelque chose, constata Iris. Est-ce qu’il aurait pu s’unir à Bravo pour avoir des alliés dans sa quête ? Les Villes-Acier donneraient cher pour mettre la main sur le cœur de la Nature.

— Mais de là à travailler avec des Anormaux ? réfléchit Camille.

— On connaît mal la politique de Bravo, mais ils sont moins extrêmes qu’Alpha. La question est : jusqu’à quel point le sont-ils ? Quels compromis sont-ils prêts à faire ?

Du coin de l’œil, Loup aperçut Eos baisser la tête. Impossible de voir les émotions qui emplissaient sans doute ses prunelles vert forêt. Quel souvenir le hantait à cet instant ? À quoi pensait-il ? Des Hommes semblaient s’être alliés avec des Anormaux pour œuvrer dans un but commun, cela redéfinissait les contours de tout ce qu’ils connaissaient.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Thaïs à voix basse.

— Pour ce soir, pas grand-chose, les raisonna Camille. Nous avons tous besoin de sommeil.

Personne ne le contredit, et la discussion s’acheva sur ces mots.

 

***

 

Loup inspira profondément. L’odeur de l’humus envahit ses narines. Ses pieds s’enfoncèrent dans la terre humide, écrasèrent les feuilles mouillées. Camille avait raison ; ils avaient tous besoin de sommeil, mais de là à le trouver… Impossible de fermer l’œil, comme si l’adrénaline courait encore dans ses veines. Le souvenir de leur expédition tournait en boucle dans son esprit, les images de l’acier le rattrapaient sans cesse. Loup n’y était peut-être pas aussi sensible que d’autres – il n’avait pas manqué la détresse d’Eos – mais il n’appréciait pas d’être aussi proche de ce métal empoisonné, qui avait tendance à fausser ses perceptions.

La cicatrice sur son épaule le tirailla. Il posa sa main sur le tronc d’un vieux chêne dressé à la lisière de la clairière où se trouvait le refuge, mais même ce geste n’apaisa pas son malaise.

Allez, Loup… Montre-moi que tu en es capable ? Arrête-la.

Arrête, papa… Je ne… Je ne peux pas. Elle est en acier.

Ce n’est qu’une balle… Tu peux manipuler le métal, non ?

Papa ! S’il te plaît ! S’il te plaît…

La déflagration explosa dans son esprit. Une douleur fantôme se répandit dans son épaule, dans son bras, dans son corps.

Il n’avait pas su arrêter la balle à l’époque, alors lorsqu’il avait fui, il avait cherché sans relâche une alternative. S’il ne pouvait influer sur l’acier, ce serait les autres métaux qui le protégeraient. Qui protégeraient ceux qu’ils rencontreraient. Lorsque leur petit groupe s’était retrouvé confronté au fusil du militaire, Loup avait paniqué, aussi vulnérable que face à son père. Il avait fallu que l’homme tire et qu’Eos soit blessé pour qu’il se remémore qu’il n’était plus un enfant apeuré, qu’il avait le pouvoir de les défendre, aussi imparfaite soit sa barrière. S’il avait réagi plus tôt, peut-être que…

Un bruit de feuilles écrasées attira son attention. Plus loin, Théodora traversait la clairière sans le voir, une longue housse noire serrée contre sa poitrine. Il mit quelques instants à reconnaître l’une des armes qu’ils avaient volées dans la base. Et si la jeune femme ne le remarqua pas, Loup la vit en revanche très bien essuyer ses yeux d’un revers de bras. Un pincement serra son cœur. Théodora… pleurait ? Lorsqu’elle disparut entre les arbres, il s’élança sans réfléchir à sa suite.

La pluie avait cessé. Quelques rayons argentés perçaient même les épais nuages d’encre et se glissaient entre les feuilles des arbres imbibées d’eau. Au détour des troncs, il apercevait la silhouette de Théodora avancer, ombre fuyante. Une chouette s’envola avec un hululement strident, et il sursauta. Son pied buta contre une racine, il manqua de s’étaler sur le sol, se rattrapa maladroitement à l’arbre le plus proche, éraflant sa paume au passage. Il reprit son souffle, balaya son environnement du regard, mais il ne voyait plus Théodora. Il s’insulta en silence, puis choisit de poursuivre tout droit.

Il déboucha rapidement dans une petite clairière, s’immobilisa en constatant que Théodora se tenait au centre de la trouée, un fusil dans les mains. Fusil au revêtement d’acier. À une dizaine de mètres, un mannequin en bois encore intact lui faisait face, et Loup devina qu’elle était sur le point de tirer, malgré la pénombre à peine troublée par la lune fantomatique. Elle se tourna pourtant dans sa direction avec un regard étonné. Ils s’observèrent sans un mot pendant de longues secondes, puis elle déclara d’une voix douce, presque frêle :

— Je ne savais pas que tu étais dehors.

— Je… Je n’arrivais pas à dormir, après… tout ce qu’il s’est passé.

Il fit un ample mouvement de la main pour illustrer son propos, et elle acquiesça pour lui signifier qu’elle comprenait, le regard lointain. Loup hésita. Une seconde, deux secondes… Son interrogation lui brûlait la langue.

— Théodora… Comment parviens-tu à toucher l’acier ?

Un sourire triste étira ses lèvres, comme si elle s’était attendue à ce qu’il pose enfin la question.

— Tu n’as toujours pas compris ?

Il n’y avait pas de moquerie dans sa voix, seulement de la résignation. Au fond, Loup avait réalisé ce qui la différenciait des autres, sans doute lorsqu’ils avaient préparé leur expédition, mais il lui offrait la possibilité de lui expliquer de son plein gré, de partager sa vision des choses pour qu’il ne se fasse pas de fausses idées.

— Je n’ai pas de Don, avoua-t-elle. Je suis une simple humaine ; je suis ceux que je hais.

Elle se tourna de nouveau vers le mannequin de bois, lui jeta un regard furieux.

— Et je ne suis même pas capable de défendre le refuge, comme je n’ai pas su défendre Eos et Camille ! Dire que c’est moi qui ai proposé d’aller voler la base militaire !

Loup aurait aimé trouver des mots pour la réconforter, mais il avait cruellement conscience que tout ce qu’il pourrait dire sonnerait creux. Il n’avait pas de remède contre la culpabilité qui dévorait Théodora.

— Je n’ai sans doute pas grand-chose d’intelligent à dire, mais je peux t’écouter si tu as besoin de parler, souffla-t-il.

Elle lui adressa un sourire par-dessus son épaule, et il aperçut ses yeux brillants de larmes contenues.

— Je suis contente que tu sois parvenu jusqu’au refuge.

— Moi aussi, répondit-il en rejetant la tête pour observer le ciel noir.

Il s’assit sur l’herbe humide, sans se soucier de mouiller ses vêtements. Le silence les enveloppa, plus apaisé peut-être. Au loin, une chouette hululait, le vent faisait danser les branches feuillues. Théodora prit une grande inspiration.

— Je me demande souvent quelle est ma place dans le monde, quelle est ma place ici. Je n’ai pas de Don, mais je me battrai de toutes mes forces aux côtés de ceux qui en ont. Je lutterai contre les Hommes, leur folie et leur cruauté, mais je fais partie des leurs. Et je déteste cette part de moi ; cette part qui me dit que je ne vaux sans doute pas mieux qu’eux, que je n’ai rien à faire ici et que je n’aurai jamais ma place auprès de ceux qui me sont chers.

Loup battit des cils un peu trop vite. Il n’aurait jamais soupçonné que la si lumineuse Théodora puisse abriter de tels doutes.

— Je crois que… tu sous-estimes l’importance que tu as. Le refuge gravite autour de toi autant qu’autour d’Eos. Je ne sais pas quelle vie vous aviez avant de fuir votre famille, mais tu as tout abandonné pour fonder un endroit comme celui-ci, pour donner une chance à des gens comme moi d’avoir un lieu dans ce monde où nous serions acceptés. Tu… Tu n’as peut-être pas de Don, mais tu as choisi de te battre avec nous, alors que tu aurais pu prétendre à une vie confortable dans une Ville-Acier.

Ses joues s’embrasèrent. Il n’avait pas l’habitude de parler autant, d’être celui qui s’efforçait de réconforter. Il peinait à ne pas bafouiller.

— Je… Excuse-moi, je parle trop. Mais je voudrais que tu saches que je t’admire. Je vous admire tous. Et ta place ne se définit pas par rapport à ton absence de Don, mais à ce que tu as choisi d’en faire. Pour ma part, ce sont les gens comme toi qui me laissent croire qu’un monde meilleur est possible.

Théodora lui tournait le dos, mais il la vit essuyer ses yeux d’un revers de manche. Le vent s’emmêlait dans ses cheveux châtains.

— Souvent, j’ai honte de ce que je suis, admit-elle avec un trémolo. J’ai honte des actes que les Hommes ont commis, de ceux qu’ils continuent de commettre.

Théodora leva son fusil en direction du mannequin. Un éclat lunaire se refléta sur le métal de son arme.

— Je refuse de vivre dans un monde qui juge que mon frère n’a pas le droit d’exister. Je sais qu’il n’a plus la force d’y croire, mais pour lui, pour moi, pour tous les autres, je rêverai d’un monde meilleur où nous pourrions marcher côte à côte, où la Nature et les Hommes vivraient en harmonie.

Loup déglutit avec peine, la gorge nouée par l’émotion. Ce rêve qu’elle évoquait, il voulait y croire lui aussi. L’espace d’un instant, il songea qu’il aurait aimé avoir une sœur comme Théodora. Puis il se rappela que c’était cela le refuge ; plus qu’un lieu, il s’agissait d’une famille dont on avait recollé les morceaux un par un.

— Et je défendrai ce rêve, quel qu’en soit le prix.

Un cliquetis.

La balle fusa dans l’air, manqua le mannequin de quelques centimètres.

Une injure lui échappa.

— Je pense que… ta posture est trop raide, analysa Loup. Tu risques surtout de te faire mal avec le recul de l’arme, et tu seras moins précise.

Elle lui jeta un coup d’œil étonné, les joues encore humides. Ses larmes avaient creusé des sillons salés sur sa peau.

— Tu as déjà tiré ? demanda-t-elle avec une réelle curiosité.

Il secoua la tête.

— J’ai observé, entendu des conseils… Beaucoup de personnes possédaient de vieilles armes dans mon entourage. Je pense qu’ils étaient persuadés que cela leur permettrait de se défendre face à la Nature.

— Quelle bande d’abrutis, marmonna Théodora en assouplissant sa posture.

Cette fois, la balle se ficha dans le bras du mannequin, faisant voler des copeaux de bois. Un sourire satisfait étira ses lèvres, une lueur joyeuse égaya son regard. Le cœur de Loup se réchauffa tandis qu’elle quémandait d’autres conseils. Il ne supportait pas de voir son entourage aussi triste.

Peu importait que Théodora possède un Don ou non.

Peu importait que loin d’ici, les Hommes les haïssent.

Ils feraient front ensemble, dussent-ils en mourir.

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Tac
Posté le 28/11/2022
Yo !
Je trouve que ce chapitre a potentiel émotif incroyable, mais que pour le réaliser pleinement il faudrait le modifier un peu. Je suis content qu'on en apprenne plus sur Théodora ; j'avais compris qu'elle n'avait pas de Don, mais une part de moi se disait "et si y a un plot twist, y a une autre possibilité que la binarité don / pas de don ?". Bon, la lumière est faite ! je trouve chouette que y ait un perso qui n'ait pas de don dans l'équipe, ça peut faire des relations plus intéressantes (et peut casser l'éventuelle binarité du discours).
Je trouve intéressant que Loup se trouve dans une position de devoir rassurer ; pour le coup je trouve que ça pourrait être pertinent de glisser en une phrase un truc qui rappelle son jeune âge, que c'est lui qui aurait aimé être rassuré mais que personne ne le faisait (défintinvement pas son père) et qu'il n'avait pas d'amis à rassurer donc il manque de pratique en plus d'exemple. Cela étant je trouve que le passage sur "Le refuge gravite autour de toi autant qu’autour d’Eos." ça me rappelle ce que j'avais dit dans un précédent com ; Loup n'est pas là depuis longtemps, la routine du camp n'a pas été beaucoup décrite, en tout cas personnellement je serais bien incapable de la décrire, alors je trouve que Loup peut difficilement énoncer ce genre de propos qui névessitent un certain recul ; ou alors justement le préciser : "je suis pas là depuis longtemps mais je vois bien que...."
J'ai dit que je trouvais que ce chapitre appelait quelques modifications ; je trouve que d'un côté tu en dis un peu trop, je trouve que les émotions sont plus dites que montrées et je trouve ça dommage. En fait j'ai un peu l'impression qu'à trop en dire ça dilue les effets que tu veux produire.
En deuxième lieu, je crois que certaines informations ne sont pas rangées au bon endroit : "Je refuse de vivre dans un monde qui juge que mon frère n’a pas le droit d’exister. " : pour moi cete phrase devrait être l'une des premières que T prononce. Je trouve que ce qu'elle dit en premier, actuellement, fait très mélodramatique. Alors que si elle disait ce que j'ai cité en premier, je trouve que ce serait non seulement plus pertinent car c'est la raison première pour laquelle elle est là, c'est qu'elle a choisit son frère par rapport à ses parents, la société, et tout, mais en plus , pour moi, ça casse le côté narcissique que peut avoir le fait de déclamer "ah je suis un monstre, je suis comme ceux que je chasse", qui finalement, même si c'est pour la "bonne cause", ramène le sujet sur Théodora, et pas sur les victimes premières des circonstances, autrement dit les Anormaux. (je ne sais pas si ce quej 'essaie de dire est clair, j'ai l'impression de m'embourber dans de l'alambiqué.... En tout cas ce ne sont que des pistes de réflexion que j'ai eues, et qui me sont toutes personnelles, tu en fais ce que tu veux ! je ne sais pas si c'est "la" solution, ni ce que je trouve être un petit souci en est un pour toi ou d'autres personnes)
En mode pinaillage : "C’était la raison pour laquelle Camille avait demandé à Loup de façonner une aiguille dans le but" la raison pour laquelle et dans le but, ça veut dire la même chose, cette phrase est donc un peu redondante
"ils avaient tous besoin de sommeil, mais de là à le trouver" : j'aime bien cette phrase :D
Plein de bisous !
Mathilde Blue
Posté le 28/11/2022
Hello !

J’ai envie de dire que s’il y a le potentiel, c’est déjà une bonne base xD Alors c’est vrai qu’il n’y avait pas d’autre possibilité que Don ou pas de Don, parce que là où il va vraiment y avoir une absence de binarité c’est au niveau des différents discours et visions du monde ! J’ai construit le roman en me basant sur trois discours différents, finalement ce sera plutôt quatre mais donc c’est vraiment à ce niveau que les choses vont se jouer ! Mais en tout cas je trouvais beaucoup plus intéressant d’avoir un personnage qui ne possède pas de Don dans les personnages principaux, d’autant plus avec la position qu’occupe Théodora.

Oui ça fait un sacré changement pour Loup qui ne s’est jamais retrouvé dans la position de devoir consoler (et qui a rarement été celui que l’on console aussi). Tu pointes quelques chose d’intéressant sur la possibilité de souligner cet aspect, je me le note ! Et je prends bien en compte ta remarque sur le fait que Loup s’avance un peu trop sur certaines choses alors qu’il n’est pas là depuis longtemps ^^

Je me note d’essayer d’élaguer un peu les passages sur les émotions pour en dire moins ! Sur la répartition des informations, j’avoue j’aimais bien la première phrase de Théo x) De manière plus sérieuse, je voulais que le chapitre soit plus centré sur son ressenti à elle et sa particularité, c’est pour ça que j’avais le choix de développer ses ressentis en partant de ce premier constat et ensuite rejoindre le fait qu’elle refuse de vivre dans un monde qui rejette son frère. Je vais réfléchir à un moyen de restructurer les informations sans impacter ce que je voulais faire initialement !

Bien vu pour le pinaillage, j’avais dû réécrire la phrase sans faire attention xD (J’ai réécrit tout le chapitre et le suivant pour des raisons de rythme, ce que j’évite d’habitude de faire avant d’avoir fini le premier jet)

Merci beaucoup pour ton retour, ça me donne plein de pistes d’amélioration, comme toujours :D

Bisous !
Tac
Posté le 28/11/2022
Reyo !
Concernant le point "répartition des informations" : en vrai ça peut être un parti pris de partir des ressentis de Théodora, en effet. Mais ça serait pas mal de comparer avec d'autres ressentis de lecteurices ; personnellement j'ai ressenti un fort effet mélodramatique qui m'a sorti de ma lecture, et c'est quand Théodora a parlé de son frère que j'ai réussi à raccrocher vraiment les wagons, alors j'ai construit ma pensée à partir de là. Mais sans doute qu'avec un peu de corrections pour ajuster tout, partir de ton sens initial fonctionnera très bien !
Bref, je te laisse moudre le grain :D
Hâte d'avoir la suite mwahahahaha
Gros bisous !
Mathilde Blue
Posté le 28/11/2022
Rehello !

C'est noté, je poserai la question à d'autres lecteurices dans ce cas ! La suite devrait arriver dans la semaine, il faut juste que je corrige le chapitre (et idéalement finir celui que je suis en train d'écrire pour conserver mes chapitres d'avance hahaha) xD

Bisouuuus !
Neila
Posté le 28/11/2022
Coucou,
A un moment donné j'avais envisagé l'idée que Théodora soit normale, mais je sais pas pourquoi je me suis auto-convaincue qu'il avait été précisé qu'elle faisait bien partie des Anormaux. Peut-être parce qu'elle s'inclut dans le groupe quand elle en parle ? Ou qu'elle s'exclut des Hommes ?
Bref, tu m'as bien eu. Mais je trouve ça très intéressant et chouette qu'il y ait une personne "normale" dans les personnages principaux. Et d'autant plus intéressant que ce soit Théodora, la sœur d'Eos qui est un peu le plus anormal de tous les anormaux. Bon, à la place de Théodora j'aurais quand même grave les boules, au milieu de tous les autres qui ont plein de pouvoirs. xD Mais du coup, ça devient vraiment logique qu'elle ait autant insisté pour qu'ils aillent voler ses armes. Elle voulait peut-être rectifier ce sentiment d'impuissance ?
Je comprends sa honte, moi aussi j'ai souvent honte des êtres humains...
Cette légende du coeur de la Nature, c'est intéressant. Disons qu'on voit un but clair se dessiner dans l'histoire : le premier qui chope le coeur il a gagné. :p La question que je me pose, bien sûr, c'est : est-ce que ce coeur ne serait pas une personne ? Si c'est le cas, je penche pour deux candidats : soit Eos, parce qu'il a des pouvoirs méga cheaté, soit Loup, qui a quand même l'air d'être le héros de cette histoire. Théorie du soir, bonsoir.
Question : est-ce que la barrière d'Eos empêche les son de passer ? Parce que si non, c'est peut-être pas méga prudent de tirer à l'arme à feu... ça s'entend de loin, des coups feu. è.é
Merci pour la lecture !
Mathilde Blue
Posté le 28/11/2022
Coucou !

Oui je pense que c'est la manière dont elle en parle elle-même qui est trompeuse puisqu'elle s'inclut dans le groupe et rejette les Hommes ! J'avais laissé des indices, surtout avec le fait qu'elle supporte l'acier, mais j'avais peur que ce soit trop "évident" donc je suis rassurée que tu aies douté à ce sujet ^^

Pour moi c'était un élément essentiel que Théodora soit normale (en fait Eos et elle sont les premiers personnages que j'ai créés pour cette histoire, c'est vraiment parti de leur duo à l'origine) pour qu'il y ait cette dichotomie entre Eos et elle ! Et ça explique pas mal de choses sur sa psychologie et son sentiment d'impuissance en effet ^^ Et finalement, vu qu'elle est entourée de personnes qui ne supportent pas l'acier, son absence de Don en devient presque un puisqu'elle est la seule à pouvoir le toucher x)

Pour le coeur de la Nature, tes hypothèses sont intéressantes et je ne peux absolument rien confirmer ou infirmer :p Je précise juste pour Loup comme tu dis qu'il a l'air d'être le héros de l'histoire : en réalité, il partage vraiment ce rôle avec Eos et Théodora, mais les premiers chapitres étaient majoritairement de son point de vue pour qu'on découvre le refuge de son point de vue. La répartition des points de vue va progressivement s'équilibrer !

Pour répondre à ta question, je n'y avais absolument pas réfléchi T_T Mais du coup je vais répondre que oui ça limite les sons, vu que ça dissimule le refuge x) (improvisation bonjour)

Merci pour ton retour ! Ça me fait très plaisir ! :D
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