CHAPITRE 9 : La Tour d'Ushkane

 

Ander et Hiran, flanqués d’une modeste escorte, descendirent un escalier en colimaçon menant à un élévateur en curiom similaire à celui du palais. Tandis qu’un garde télékinésiste faisait descendre la plaque, Hiran se rapprocha de son élève :

— Alors, Messire, convaincu des bienfaits du voyage en pegas ?

— C’était… formidable ! Mais angoissant… J’aimerais bien apprendre à voler plus librement… sans être sanglé !

— C'est prévu dans votre programme de formation de futur souverain.

— Alors ça doit être la partie la moins ennuyeuse du programme…

— Vous n'aspirez pas à cette charge suprême, n'est-ce pas ?

Silencieux, Ander acquiesça. Hiran reprit :

— Refuser d'accéder au pouvoir à portée de mains est une preuve de sagesse, d'humilité et de tempérance. Et ces trois qualités font un bon souverain.

— N'est-ce pas paradoxal comme attitude, Maître ?

— Tout est paradoxal dans le pouvoir. Prisonniers d’une cage dorée, ceux qui l’obtiennent s’enchaînent aux responsabilités, se nourrissent de peur, de paranoïa, se bercent de mégalomanie, sont tentés par tous les abus… Rares sont ceux qui résistent.

— Kolyan est-il concerné par ces dérives ?

— Messire Ander, j’ai fait serment de ne jamais diffamer un membre de la famille royale, répondit gravement Hiran.

Tandis que le jeune homme piquait un fard, le badrakaliste lui souffla :

— Sachez simplement que le régent Kolyan a enduré de difficiles épreuves. Les circonstances de son accession au trône ont été une source de souffrances. Lui non plus n'a pas voulu le pouvoir.

— Pourquoi ?

— Nous arrivons, regardez ! éluda Hiran.

La plaque de curiom s'immobilisa devant une porte donnant sur la vaste salle de commandement accaparant tout l’étage. La petite troupe entra. De hautes fenêtres inondaient de lumière ses occupants : Kolyan Vélès, Foh Barbona, Anisha Salvanori, Iscarius Jade, Davosa Freya, Pénélope Ruisso, ainsi qu’un homme et une femme inconnus. Le régent, la mine grave, invita les nouveaux venus à prendre place, puis présenta à Ander le spatiomancien Romali Karsonn, l’adjoint de Ligi Mokyat toujours en détention, et la Générale Xina Moo, aux commandes de la tour d'Ushkane. Avant que Kolyan ne se tourne vers les conseillers pour reprendre le cours de la réunion, Ander lui demanda :

— Pardonnez-moi, mon oncle, mais je ne vois pas la conseillère Jozlyn Tocrane.

— Elle est occupée aux étages inférieurs, elle nous rejoindra plus tard.

Perplexe, Ander n’insista pas. Kolyan donna la parole à Foh Barbona pour rappeler la situation :

— Ce matin, la tour et le périmètre alentour ont été l’objet d'intrusions spatiomanciennes. Les perturbations de l'espace-temps engendrées ont été décrites comme originaires de Scovia et de Canamérie. Nous faisons donc aujourd'hui face à la première attaque scovienne directe depuis des années...

— Ils prennent enfin leur revanche depuis notre opération éclair, d'il y a quelques jours, pour libérer Calicia, supposa Davosa Freya.

Pénélope Ruisso se leva et lança avec une pointe d’orgueil :

— Ne vous avais-je pas prévenu de ce grand danger à notre précédente réunion ? Je l'avais dépeint ! Mais personne n’a voulu m’entendre !

— Calmez-vous, Maîtresse Ruisso, à ce moment-là, sans aucune précision ni assurance, nous étions en droit de douter.

— Maître Barbona, vous savez très bien que le spiritisme ne permet pas les détails. Par ailleurs, je m'étonne de votre présence ici, avant tout le monde.

— La générale Xina Moo a pour consigne de me rendre ses rapports si Ligi Mokyat est injoignable ou absent et, en tant que responsable de l'armée, je dois être le premier informé en cas d'attaque ! Mesurer l'étendue de la crise est ma prérogative avant de convoquer un conseil extraordinaire !

Voyant Maîtresse Ruisso courroucée, Kolyan stoppa d’un regard leur différendt, puis laissa Foh Barbona reprendre :

— Plusieurs portails ont apparus en même temps dans un périmètre très réduit. Ce qui a rendu la tâche difficile pour nos sentinelles, incapables de les fermer tous rapidement… et donc de savoir combien d'ennemis étaient dans la place. Ne prenez pas cet air sarcastique Maître Jade, je nous sais tous ici exposés à des ennemis potentiels autour de nous, c’est pourquoi j’ai augmenté les effectifs des patrouilles. Quant aux biomanciens, rajouta-t-il en se tournant vers Anisha, s’ils n’ont rien détecté, c’est à cause des artefacts d'isolation dont sont munis les intrus. Cependant, la Générale, ici présente, m’a rassuré. Après avoir fouillé les emplacements des portails, un ennemi a été éliminé et un autre capturé.

Romali Karsonn, l'adjoint de Ligi Mokyat, précisa :

— Le Scovien est entre les mains de Maîtresse Tocrane dans les cachots de la tour.

Satisfait, Hiran affirma :

— Il va parler, c'est certain. Nous n'avons plus qu'à attendre son rapport, n’est-pas Maître Barbona ?

— Maître Soloman a raison mais que penser de cette véritable déclaration de guerre ?

— Mon cher, la guerre est déclarée depuis la captivité de Calicia, même si nous avons franchi un cap après vingt années sans attaques directes…

— Alors que suggérez-vous, Maître Barbona ? demanda Kolyan.

Le télékinésiste balaya l’assemblée du regard :

— Messire, le conseil qui compte les meilleurs magiciens et les plus puissants du pays va faire le ménage et éliminer très vite les éventuels ennemis infiltrés. Ensuite, je propose de doubler les effectifs des sentinelles dans nos fortifications puis de faire avancer le gros de notre armée à la frontière scovienne. Sans message préalable à Valdo III car cela ne servirait à rien quoique vous en pensiez chère Davosa Freya.

— Je vais tout de même respecter nos usages et lui envoyer directement un ultimatum, annonça Kolyan. Dans le même temps, nous déplacerons l'armée.

L'ensemble du conseil approuva la stratégie. Ander, qui assistait patiemment aux échanges en silence, prit la parole :

— Pardonnez-moi, mais la traîtrise de Maître Mokyat a-t-elle été confirmée après l’incident du balcon ? Car si tel n’est pas le cas, le véritable traître doit se trouver dans cette enceinte…

Les propos du jeune homme jetèrent un froid parmi les conseillers qui se dévisagèrent. Stupéfaite, Xina Moo, la Générale, se tourna vers Kolyan :

— Mokyat a-t-il été interrogé et sinon de quoi parle ce jeune homme ?

— C'est une longue histoire mais ne vous inquiétez pas, répondit Kolyan avant de s’adresser fermement à Ander. Mon cher neveu, cet incident découle peut-être simplement de la capture de votre ami Pitare. Dans le cas contraire, toutes les personnes ayant été en contact avec vous sont des suspects potentiels, votre père et votre sœur inclus. Et… rien ne nous dit que l’imprudence n’est pas de votre fait…

— Mon oncle, tant que le doute n'est pas levé, je trouve très risqué de notre part d'établir des plans et des stratégies devant tout le conseil.

Kolyan allait répliquer lorsque Hiran le devança :

— Notre jeune héritier a raison, Messire. Les circonstances de l'événement du balcon sont trop inhabituelles pour être prises à la légère. Je propose de partir en chasse des ennemis infiltrés, en attendant le rapport de Maîtresse Tocrane avant d'aller plus avant.

— Soit ! Maître Soloman, joignons nous aux patrouilles. Maîtresse Salvanori, avez-vous repéré des intrus ?

Les yeux clos, la belle conseillère appuya son menton sur ses mains jointes. Au bout d'une dizaine de secondes, elle répondit :

— Toujours rien. L’analyse est difficile avec trop de monde à proximité. Cependant, je serai en mesure de les ressentir en m'approchant assez près des ennemis, même protégés par des artefacts.

— Parfait, venez avec moi à l’extérieur ! Générale, et maître Barbona aussi. Maître Soloman, vous inspecterez la tour avec Maîtresse Freya et Maître Karsonn. Quant à vous, Maître Jade, Maîtresse Ruisso, Ander, en sécurité à l’étage inférieur, vous attendrez le rapport de Maîtresse Tocrane.

Frustrés, Iscarius Jade et Pénélope Ruisso n’arrêtaient de pester depuis le départ en chasse des autres. En tant que transmutateurs et spirites, on les considérait comme de piètres combattants. D’où leur mise à l’écart. Le trio improvisé attendait dans une vaste pièce, salle de surveillance spatiomancienne, cerclée d'un énorme anneau doré en curiom saillant à l'intérieur et à l’extérieur. Des gardes recrus de fatigue entouraient deux spatiomanciens sentinelles, paupières closes et mains plaquées sur la face supérieure de l'anneau. Ander, fasciné par cette quête d’interférences étrangères dans l'espace-temps, remarqua des distorsions dans le curiom. Penchée en avant et bras dans le dos, Pénélope faisait les cent pas tandis qu’Iscarius Jade, affalé dans un fauteuil, générait dans l’air de petits cristaux blancs qu’il lançait avec des tintements exaspérants sur le gigantesque anneau de curiom. Le va-et-vient de sa comparse finit par l'agacer :

— Ça suffit, Pénélope, vous allez me rendre fou !

— Comment se calmer, Iscarius, devant une menace imminente ?

— Ça concerne peut-être Jozlyn et son prisonnier. Je m’inquiète de son retard, vous devriez aller voir. Ander, veux-tu accompagner Maîtresse Ruisso dans les cachots ?

— Et pourquoi pas vous ? répondit-il à Iscarius, resté assis, alors que la spirite se dirigeait vers l’élévateur.

— Les hurlements, l’humidité et le froid ! Non merci !

Quel était le pire, se retrouver coincé avec Jozlyn, Pénélope et un prisonnier qui hurle ou mourir d'ennui seul avec le pompeux Iscarius ? Ander finit par trancher :

— Je reste moi aussi.

— Très bien, nous allons donc nous tenir compagnie. À tout-à-l ‘heure Pénélope, soyez prudente !

La spirite quitta la pièce, suivie de deux gardes. Iscarius s'étira puis, fixant Ander, lui lança :

— Étrange de vouloir rester ici. Je te soupçonne d'avoir peur des cachots ou alors de Jozlyn.

— Qu’insinuez-vous ? Je n'ai nullement peur… et encore moins de Jozlyn ?

— La neuromancie est une magie très particulière, vois-tu ? Violer la psyché de ses semblables peut vite devenir une mauvaise habitude, voire une drogue !

Ander pensa à son nouvel ami Loris qui, dès leur première rencontre, avait tenté de manipuler son cerveau. Se remémorant également la détention de sa mère, il rétorqua au conseiller :

— Qu'en savez-vous ? Vous êtes transmutateur, pas neuromancien.

— Je ne suis pas ignare. Il est de notoriété publique que Jozlyn, avant d’être au Conseil, a comme beaucoup de magiciens un passé et une face sombres… Mais il faut les comprendre, l’art de la neuromancie est vampirique, il ne peut s’exercer que dans la tête des autres.

— Vous connaissez donc son passé ? s’enquit Ander, intrigué.

— Non, pas du tout. Et toi, Ander ? Quelle est ta part de noirceur, toi si curieux de connaître celle des autres ?

Surpris par la répartie, son esprit remonta le temps en quelques images… son ancien proviseur, son père blessé à la main, Elisaé hurlant à la mort, les habitants de Danecan le fixant avec dégoût, les deux frères abrutis se tenant l'entrejambe, Pitare tentant de le raisonner... Oui, Iscarius avait raison. Le transmutateur, devinant le trouble du jeune homme, continua :

— Peu après notre discussion au banquet, en mentant sur tes pouvoirs et en utilisant un portail jusqu'en Canamérie, tu as enfreint nos lois. Que nous caches-tu d'autre, Ander Palladim ?

— Maître Jade, quelle est votre part de noirceur, vous si curieux de connaître celle des autres ? ironisa le jeune homme.

— Touché ! Mais seule la sécurité de Kanera m’importe. Un adolescent inexpérimenté, détenteur malgré lui d’un grand pouvoir et qui en fait secret, peut menacer notre avenir en tombant entre les mains de l'ennemi. D’ailleurs, refuser la couronne était un aveu de ton ignorance…

Décontenancé par cette rhétorique, Ander frémit en réalisant que le transmutateur comme les autres conseillers connaissait toutes les conversations tenues avec son oncle. Quelles piètres opinions, ils devaient tous avoir de lui !

— En attendant de devenir assez fort, pour ne pas perdre ce don au profit de mauvaises personnes, la sagesse voudrait que tu mettes ton pouvoir en lieu sûr, même si tu n’as aucune idée de la manière dont il agit ni d'où il te vient, souligna Iscarius. Il serait pourtant facile de le savoir, il suffirait de te soumettre à l’analyse dans la cabine de détection. Rien de plus facile que de déceler la source de ta magie, qu'il s'agisse d'un pouvoir inné, acquis ou d'un artefact. La cabine se situe dans les cachots de la tour, là même où nous interrogeons nos suspects… Eh oui, tu ignores encore beaucoup de notre monde. Voudrais-tu t’y rendre ? Pour un essai, bien sûr ? Et il n'y a rien d'illégal ou de dangereux à utiliser cette cabine. Pas besoin d'autorisation du conseil ou de quiconque. Ce sera rapide et inoffensif.

L'occasion pour Ander de connaître l’étendue de ses pouvoirs, était trop belle malgré l’appréhension de toucher à la vérité, de braver l’interdit. Et Maître Jade était-il digne de confiance ? Ander répondit :

— D’accord, à condition d’être le seul à connaître le résultat.

— C’est hélas impossible, une tierce personne instruite en magie est indispensable pour déclencher et lire l’analyse. Mais, un des gardes fera l’affaire tandis que j’attendrai dans le couloir.

— Non, pas de garde… Je vous fais confiance. Allons-y !

Accompagnés de deux soldats dans l'élévateur, ils entamèrent leur descente dans le corps du centre névralgique de la surveillance nationale. Iscarius lui expliqua comment le génie créatif du conseiller transmutateur précédent avait abouti à ce chef-d’œuvre unique que seul Ushkane pouvait accueillir. Son inventeur était hélas mort peu après.

— Les conseillers ont parlé d'artefacts d'isolation biomancique, se rappela Ander. Est-ce que la cabine arrive à percer ce type de camouflage ?

— Rien ne lui échappe !

Très excité par la connaissance imminente de la nature de son pouvoir, Ander transpirait quand la plaque s’immobilisa devant une lourde porte, éclairée par des sphères bleutées. Ils entrèrent dans un large couloir humide, sillonné par des soldats. L'air infect transportait cris lointains, gémissements et grincements divers. Maître Jade indiqua un autre couloir perpendiculaire et s'y engagea :

— C'est par ici. Jozlyn et Pénélope sont dans une autre aile. Ne faites pas attention aux tourments des prisonniers.

Plus loin, ils franchirent une simple porte non verrouillée et laissèrent les gardes dans le couloir. La petite salle obscure au plafond voûté suintait le moisi par tous les joints cimentant les pierres. Au centre se trouvait la fameuse cabine. Haute, sordide, inquiétante, dotée d’une porte ronde ouverte sur un fauteuil garni de sangles. L’atmosphère y était lugubre. Ander se retint de prendre la fuite en percevant un hurlement plus proche, venant d'un prisonnier.

Les ombres multiples d’Iscarius, agrandies par la lumière bleutée des sphères, s’avancèrent vers l’appareil magique :

— Installe-toi dans le fauteuil ! Les sangles pour les prisonniers te sont évidemment épargnées. Certes, l’endroit n’est pas très accueillant, ajouta-t-il en voyant qu’Ander restait figé sur le seuil. Tu as le droit de changer d'avis, ou de revenir un autre jour.

— Non, je ne veux pas rater l'occasion. Cependant… ça me rassurerait de vous voir entrer le premier et de me montrer le fonctionnement de…

Indigné, Iscarius rétorqua :

— Hors de question que je te dévoile quoi que ce soit ! Tu n’as pas le niveau d'étude requis et, surtout, pas les compétences pour maîtriser la cabine ! Maître Hiram ne me le pardonnerait pas … Bon, inutile de perdre mon temps ici, jeta-t-il devant l’absence de réaction d’Ander. Je remonte, j'ai froid et j'ai faim !

— D'accord, d’accord, j’y vais, capitula Ander, entrant à contrecœur dans la cabine.

— Enfin ! lança froidement Iscarius. Je serai sur le côté du dispositif pour démarrer l'analyse. Ne bouge surtout pas !

Dès Maître Jade hors de vue, Ander installé se sentit horriblement seul. Au bout de quelques secondes, un fourmillement indolore lui hérissa les cheveux et les poils des bras. La surface interne de la sphère s'irisa de reflets multicolores, hypnotiques. Soudain, une chaleur vive envahit sa poitrine et la douleur devint très vite insupportable. Arrachant ses vêtements, il cria à Iscarius de tout arrêter et découvrit la cause de la brûlure. La pierre bleue de son collier était incandescente, une horrible cloque rouge dévorant son sternum. Il cassa la chaîne du bijou, le lâcha sur sa tunique étalée au sol et se rua hors de la cabine. Ce qu’il découvrit le pétrifia. Iscarius était à terre, inconscient. Une femme sortant de l’ombre lui faisait face. Ander reconnut aussitôt les yeux verts fulgurants et la longue crinière rousse. Un sourire carnassier aux lèvres, Favellska, la spatiomancienne de Valdo III, exultait :

— Comme on se retrouve, jeune écervelé.

Ander cria à l’aide, espérant que les gardes du couloir l’entendraient, mais malgré tous ses efforts sa voix ne fut que chuchotements.

— J’ai étouffé tes sons, ricana Favellska. C'est de la spatiomancie de base, à la portée de n'importe quel magicien compétent, ce qui n'est évidemment pas ton cas. Tes puissants sortilèges ne sont que de la chance...

Paniqué, Ander se précipita vers la sortie et fut victime d’un arrêt sur image tant son allure avait ralenti. Satisfaite, la spatiomancienne marcha vers lui, saisit son bras et le tira violemment en arrière. Libéré du sort ralentisseur, il s'écroula.

— Si tu te relèves, je t’assomme, menaça Favellska.

Elle entra dans la cabine et récupéra le bijou par la chaîne. Ander, toujours pétrifié, explosa intérieurement, Favellska volait le collier de sa mère ! Comment échapper à ce piège ? La spatiomancienne fixait la pierre, fascinée :

— C'est étrange, cela ne correspond pas... Pourtant la cabine dit que... Je ne sens rien… Et ça sait se défendre... Valdo sera content.

Glissant le bijou dans sa poche, elle se tourna vers le jeune homme avec un sourire mauvais :

— Je vais te libérer du sort, ne tente rien ou tu le regretteras. Que sais-tu à propos de cet artefact ? Parle ou tu vas souffrir ! Qui te l'a donné ? Comment fonctionne-t-il ?

— C'est un magicien de Danecan… un cadeau...

— Tu mens ! Le honkonien ne t’a jamais donné d’artefact, on a vérifié ! Il est vivant, mais plus pour longtemps si tu persistes à me mentir ! ajouta-t-elle en décelant la lueur d’espoir dans les yeux d’Ander à l’évocation de son ami.

— L'ai trouvé par terre… l'ai ramassé pendant le combat à Danec...

Elle tendit une main et libéra un arc électrique frappant le jeune homme en pleine poitrine. Il se cambra de douleur, sa voix de nouveau éteinte. La torture dura une éternité, son cœur en feu dans sa cage thoracique. Le supplice terminé, il resta anéanti au sol, haletant.

— C'est... ma mère... quand j'étais petit. Ça se déclenche... quand je suis menacé, geignit Ander.

Concentrée, Favellska réfléchissait. Émergeant légèrement du chaudron de douleurs, Ander chercha une parade pour se sortir de cette impasse. Mais sans le collier, il était fichu. La spatiomancienne trépignait :

— Il ne peut pas y avoir que ça… c'est pourtant plausible en ce qui te concerne mais… il doit y avoir autre chose. Mon pauvre garçon, ricana-t-elle devant l'air perplexe d'Ander, tu n'imagines pas à quel point tu as été chanceux. Mais c'est terminé !

Bras tendus, Favellska fit onduler l’air dans un recoin. Un portail spatiomancique s’entrouvrit puis s’agrandit de plus en plus. Un air chaud et humide s'en échappait. Toujours inerte, il imagina un instant que la manœuvre serait détectée par les sentinelles de la tour et qu'il serait sauvé, mais eut peu d’espoir. Atterré, il découvrit, à travers le passage, une grande plaine envahie d'herbes folles, percée d’un titanesque trou circulaire, une luxuriante forêt au loin, et partout des tentes bleues et noires, mêmes couleurs que les uniformes scoviens à Danecan. Un homme sortit d'une tente richement décorée et s'approcha avec son escorte. Ander reconnut l’épaisse barbe blonde grisonnante de Valdo III. Les yeux gris sans pitié fixèrent le jeune Palladim et un sourire abominable troua ce visage marqué par la guerre. Terrifié, Ander bondit vers la porte de la cellule, Favellska étant trop occupée par le portail. Peine perdue, tout le mécanisme d’ouverture était pris dans une gangue rocheuse impénétrable. Au lieu de cogner à la porte, ses poings effleuraient à peine le bois. Un cauchemar ! Il se retourna, les yeux fous. Le portail grand ouvert encadrait le vieux roi de Scovia, interpellant d'un grognement la spatiomancienne :

— Alors ?

— Je l’ai sur moi, Monseigneur, geignit Favellska exténuée par le maintien de l’ouverture. Même différente, la cabine de détection l'a identifiée. Un cadeau de Calicia. Tout concorde.

— Comment parvient-il à l'utiliser ?

— L'instinct... Mais c'est obscur, Monseigneur, il va falloir fouiller son esprit.

— Bon travail, Favellska.

À son tour, le vieux souverain tendit les mains. Paniqué, Ander se sentit aspiré malgré une résistance désespérée. Il chuta, glissa, s'accrocha sans succès aux aspérités du sol, poussa sur ses jambes. Rien n’y fit. Il se dirigeait inexorablement vers le portail sous les éclats du rire mauvais de Valdo III :

— Inutile de lutter, mon garçon. Tu as eu de la chance, la première fois. Mais maintenant il n'y a rien ni personne pour t'aider, pas même ta pierre !

La pierre… Surmontant son désespoir, Ander s’accrocha au souvenir du collier suspendu à son cou et sentit son appel. Yeux clos il se concentra, sentant dans sa nuque un frisson bouillonnant, presque douloureux, prêt à se déployer. Le jeune homme, tout en glissant, bascula sur le dos et ses pieds frôlèrent le portail. Il jeta ses mains en avant et libéra le frisson, provoquant une onde de choc qui fit vaciller la bulle et propulsa Ander en arrière. Valdo fut éjecté dans l'herbe avec son escorte, de l'autre côté du passage. Le visage incrédule, Favellska chancela, sauvegardant avec peine l’ouverture du portail. Horrifiée, elle vit Ander tendre un bras : lLe bijou s’échappa de sa poche, flotta une fraction de seconde, et fusa vers le jeune Palladim qui l’attrapa au vol. Valdo s'était relevé, fou de haine, dardant un flot foudroyant d’éclairs sur Ander qui envoya une deuxième onde afin de le stopper en vol. Les éclairs vibrants, suspendus dans le vide, dessinèrent des arcs arborescents dont quelques-uns échappés fracassèrent la roche à côté du jeune homme. Sa contre-attaque décisive ne se fit pas attendre. Ses mains dansèrent dans l'espace, chaque mouvement embrasant l'air entre lui et ses deux ennemis. Valdo III repoussa les flammes à grand renfort de parades télékinétiques, mais Favellska, complètement épuisée, prit feu pour la seconde fois en quelques jours. Cédant à la panique face au déluge incandescent, elle se jeta dans le portail qui se referma sur les deux Scoviens et sur leurs malédictions vociférées, étouffées par le vacarme infernal. Les flammes et le fracas cessèrent. Ander perçut enfin sa respiration haletante ainsi que des bruits diffus venant du couloir. On venait à son secours, un peu tard. La fatigue le submergeant, il entrevit le corps inconscient d'Iscarius et s'écroula. Trou noir.

 

Ander se réveilla avec un sentiment de déjà-vu. Allongé dans le même lit de l'hôpital que lors de son arrivée à Oulane, son premier réflexe fut de porter la main à son cou. Le collier était là, réparé. Rassuré, il entreprit de ratisser le plateau repas posé sur sa table de chevet. Les soldats autour de son lit lui souriaient, s’enquérant de son état. Ander répondait la bouche pleine. Il aperçut l’officier qui écrivait sur une petite tablette dorée avec un crayon de même matière. Entre deux bouchées de brioche, il lui demanda ce que c'était.

— Messire, c'est une plaque et un crayon de curiom, enchantés ensemble de sorte qu’un crayon reporte à distance le texte écrit sur sa plaque associée. Le régent Kolyan et moi avons juste échangés nos crayons. C'est un moyen de communication répandu chez les magiciens d’élites et les militaires. Je préviens votre oncle que vous êtes réveillé, ce sont mes ordres. Le conseil doit vous entendre.

Ander se remémora aussitôt les derniers événements dans la tour. Valdo savait donc que la pierre était l'artefact tant recherché et la source de ses pouvoirs. Les Scoviens avaient une longueur d’avance sur les Kanerantes… Et si Iscarius avait découvert quelque chose avant de perdre connaissance ?

— Où est Maître Jade ? demanda fébrilement Ander.

— Encore inconscient, sous haute surveillance comme l’est Maître Ligi Mokyat. Il va avoir des comptes à rendre pour vous avoir mis en danger, bien que personne encore ne sache ce qu’il s’est passé.

Ander se redressa mais l’officier l’empêcha de se lever :

— Ménagez-vous, Messire. Vous avez subi un choc hypomagique. C'est le risque pour tout magicien se vidant brusquement de toute son énergie. Vous avez dormi une journée entière ! La princesse Tiana est souvent venue vous voir, elle a même réparé votre bijou.

Ander avait besoin de s'entretenir avec sa sœur pour bénéficier de ses déductions, avant de voir Kolyan et le conseil. L'esprit encore embrumé, il n'arrivait pas à faire le tri dans ses révélations et il sentait un fait important lui échapper. Tant que Maître Jade serait inconscient, personne au conseil n'aurait connaissance de la pierre et de son potentiel. L'officier sortit de nouveau sa plaque de curiom et y lut un message.

— Le Régent va réunir d'urgence le conseil et me demande de vous y escorter.

 

Une demi-heure plus tard, habillé et repu, le jeune Palladim s'installa à la droite de Kolyan, sous le regard inquisiteur des conseillers. Ils étaient tous là, sauf Iscarius et Ligi remplacés par leurs adjoints. La tension palpable encouragea Kolyan à abréger le protocole pour rapporter la mise en danger d’Ander et de la nation tout entière, ainsi que la détention de Maître Jade, avant d’ordonner à son neveu de décrire l’incident en détails. Au milieu des regards perçants de l’assemblée, seuls les yeux d'Hiran Soloman lui conservaient une once de bienveillance. Le jeune homme se lança :

— Hier, j'ai failli me faire capturer par Favellska et par Valdo, pour la deuxième fois...

Un formidable tumulte s'éleva. Livide, Kolyan intima le silence et invita Ander à poursuivre. Celui-ci raconta son dialogue avec Iscarius, l’espoir d’analyser son pouvoir grâce à la cabine, l’irruption de Favellska puis de Valdo et, enfin, leur déroute après un violent combat. Cependant, il ne mentionna ni la pierre du collier ni les motivations des Scoviens. Les visages autour de lui étaient tour à tour abasourdis, perplexes, impressionnés, effrayés… Kolyan reprit la parole le premier :

— Iscarius a voulu analyser ton pouvoir avec la cabine ? C'est ridicule, elle ne peut que trouver les artefacts ! Il le sait bien !

— Mon oncle, maître Jade m'a assuré que la cabine identifiait toutes les sources de magie.

Kolyan échangea un regard éloquent avec Foh Barbona, qui compléta son rapport et intervint à son tour, sarcastique :

— Vous avez repoussé Valdo et Favellska, seul, alors qu’aucun d'entre nous ne le pourrait ? Il faudrait que vous nous donniez des leçons… Messire !

— Son récit correspond aux marques et aux traces relevées dans la salle, précisa Hiran. Je le crois et suis très impressionné, surtout qu’il s’est servi de trois disciplines magiques à la suite, et d’un niveau remarquable. Comment l'expliquez-vous, Messire Ander ?

— Je n'ai aucune idée du pouvoir que je détiens, Maître, c'est pour cela que la proposition d'Iscarius m'a séduite. Les scoviens aussi veulent savoir. Valdo voulait fouiller mon esprit et me torturer…

— Comme ce qu’il a fait subir à votre mère, compléta sombrement Hiran.

Ander baissa les yeux. Oui, il avait encore fait les frais de sa curiosité égoïste. Pénélope Ruisso se confondit en excuses pour l’avoir laissé seul avec Iscarius, et bien qu’Ander lui pardonnât, les autres conseillers en gardaient rancune. Foh Barbona interpella le régent :

— Il y a une autre menace que le récit de Messire Ander vient corroborer. Selon nos informateurs au Nord, le campement militaire des Scoviens se situe tout près de la frontière, vers le trou de Mirny. À n’en pas douter, ils vont marcher sur Lensik par la voie des tours de fer de la forêt de Doronie, puis longer le fleuve Lina…

— Et atteindre le lac Bakale, oui, coupa amèrement Kolyan. Après deux embuscades échouées, ils déploient leur armée, nous replongeant vingt ans en arrière… 1431, Scovia envahissait Kanera... Calicia fuyait le pays… Valdo II et Begtar III mouraient… Je me faisais couronner…

Kolyan, le regard douloureux, laissa échapper une larme, poussant Hiran à reprendre la main :

— Tout porte à croire que l’attaque d’Ushkane visait à capturer Ander. Et nous n'avons toujours pas élucidé la présence de Favellska dans ce lieu où Ander a été attiré par Maître Jade. Ni comment le portail a pu échapper aux sentinelles. La présence d’un traître se confirme...

— Pas d’interprétation hâtive, assena Foh Barbona. Favellska est une puissante spatiomancienne, elle aura pu les filer, écouter leur conversation, anticiper leur destination…

— Ils savaient que je viendrais à Ushkane, jeta Ander.

— Messire, ils n’ignorent pas que vous faites partie du conseil en tant qu’héritier, tempéra Hiran. Ils savaient qu’attaquer Ushkane nous ferait y tenir réunion. Ils connaissent nos usages.

Maître Barbona éclata d’un rire sans joie :

— Bien sûr qu’ils connaissent nos usages ! Après tout, ils sont…

— SILENCE ! hurla Kolyan, bondissant de son fauteuil.

Le télékinésiste se recroquevilla. Ander capta le regard appuyé de son oncle, qui dévisagea ensuite sombrement les conseillers, laissant se déliter un silence glacial. Le régent inspira et souffla, atone :

— Croyez bien que je regrette ce à quoi vous faites allusion. Je pensais avoir été assez clair… Bon, nous allons attendre qu'Iscarius se réveille pour l'interroger.

Jozlyn enchaîna sur l’absence de résultat significatif de son interrogatoire avec le prisonnier. Kolyan la remercia et conclût :

— Notre armée est déjà en route. Ander, concernant tes pouvoirs, nous en reparlerons plus tard. Mais dès cet instant, ta sécurité exigera une surveillance... très renforcée.

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MayPhoenix
Posté le 07/01/2021
J'aime bien la discussion de début de chapitre sur un bon souverain.

Il y a quelques erreurs, avec des lettres ou des mots qui manquent, ou des phrases qui ont TROP de mots et rendent la lecture un peu confuse. Peut-être qu'une relecture en se focalisant sur ces éléments serait utile.

Comme dans le chapitre précédent, il y a beaucoup de points d'exclamation et de ... quand ils ne font que discuter et lister des faits.

S'il y a des espions DANS la tour......je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de 1) faire un conseil dans la tour en question, même si c'est censé être protégé 2) avoir le roi ET l'héritier dans la tour. Ne serait-ce pas plus intéressant qu'ils fassent un conseil dans un endroit censé être protégé et BAM attaque surprise!

Toute la partie avec la cabine, entre Iscarius et Ander, me semble un peu forcé... Partir faire une telle chose sans en discuter avec quelqu'un d'autre est assez stupide, les paroles d'Iscarius ne sont pas rassurantes, ils sont en train de chercher des ennemis dans la tour, et surtout, le dialogue semble brusqué, comme pour mener le plus rapidement possible au moment où Ander entre dans la cabine. J'ai une sensation de premier draft qui n'a pas été retravaillé.

Elle devrait utiliser sa spatiomancie pour récupérer Ander et partir d'ici pour qu'il soit capturé, au lieu de discuter dans une tour ennemie qui est explorée par les gardes et les conseillers.

"Cependant, il ne mentionna ni la pierre du collier ni les motivations des Scoviens." J'aime bien quand un personnage omet des informations parce qu'il suspecte les personnes avec qui il parle; cependant, il n'a aucune raison de ne pas partager CETTE INFORMATION, en particulier les motivations des Scoviens. S'il n'est pas suspicieux des conseillers, pourquoi est-ce qu'il continue de boire leurs paroles et de les suivre partout, même si il y a un danger possible? Si il EST suspicieux des conseillers, ils ne sont pas tous des traîtres donc omettre des informations importantes quand ce sont 1) qqc que les traîtres et les Scoviens sauraient, donc peu importe s'il le partage devant eux et 2) qqc que les conseillers ne savent pas et donc, ils ont BESOIN de ces informations, traîtres présents ou non.

Deux phrases plus loin, il révèle les motivations des Scoviens, donc la phrase que j'ai cité plus haut ne devrait pas être là. Ou s'il ne veut vraiment pas en parler, il devrait montrer plus d'hésitation, de doutes, etc.

"Et atteindre le lac Bakale, oui, coupa amèrement Kolyan. Après deux embuscades échouées, ils déploient leur armée, nous replongeant vingt ans en arrière… 1431, Scovia envahissait Kanera... Calicia fuyait le pays… Valdo II et Begtar III mouraient… Je me faisais couronner…" Cette phrase ne sonne pas naturelle. A part Ander, tout le monde sait ce qu'il s'est passé 20 ans plus tôt. Il n'a pas l'air de s'adresser à Ander et je doute que qui que ce soit se soucie qu'Ander sache à quoi Kolyan fasse référence.

Pas mal de bonnes lignes, mais je pense qu'une relecture s'impose pour quelques erreurs d'inattention. :)
Kevin GALLOT
Posté le 15/01/2021
Salut Mathilde, merci pour ton retour, je vais explorer ça en détails, je suis en train de retravailler tout le texte dans un format word, que je publierais ensuite ici par dessus les chapitres existants. Je prends bonne note de tes conseils pertinents et je les exploiterais certainement. Merci A bientot
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