Chapitre 9 - La Femme à la chandelle

Par Zig

Au début Armand crut qu'il dormait. Le monde autour de lui avait non seulement perdu toutes ses couleurs mais surtout – et il avait mis du temps à le comprendre – elles n'y avaient jamais existé. Du noir, des ténèbres, une obscurité totale et dévorante ; à l'exception de cette pâle lueur au loin. L'apprenti ne savait plus où se trouvaient la droite, la gauche, le haut ou le bas. Il se tenait sur quelque chose sans savoir quoi, tant l'impression de flottement saisissait tout son corps. Dans sa poche ventrale – celle du pull qu'il portait par dessus son pyjama – le bocal des Ghûls lui semblait plus lourd et paradoxalement rassurant.

Il n'était pas tout à fait seul. Juste à moitié.

Hésitant, il tenta un pas vers l'avant mais abandonna l'idée. Si son esprit restait focalisé sur la lumière au fond, le reste de son être peinait à se repérer et donc à avancer. Il savait que, s'il perdait cette lueur des yeux, il ne la retrouverait jamais. Ni son chemin d'ailleurs.

Dans cette nuit lourde et anormale, Armand n'entendait que son souffle perdu, et la violence de ses pensées. Il essayait de ne pas paniquer, de ne pas penser au pire, mais ce n'était pas simple : même pour un optimiste comme lui. Il cherchait à se concentrer sur les bonnes choses, les bonnes idées et les bonnes émotions. Il repensait aux mots du vieil homme sur la falaise : pour la première fois de sa vie on lui avait fait un compliment.

Qu'il était capable.

Qu'il avait sa place.

Une valeur.

Un talent.

Unique. Différent de ceux de M. Pierre.

L'homme en deuil avait reconnu Armand comme étant un Fossoyeur.

Un vrai Fossoyeur.

Armand sentit ses joues prendre la chaleur et son cœur battre plus fort. Le noir ne lui faisait plus peur parce qu'il s'en sortirait, il trouverait un moyen.

Et Féval ? Et Molly ?

Son cerveau rejoua la scène de la falaise en train de s'effondrer. Le tableau prenait des airs d'apocalypse et ses deux amis étaient restés là-bas, loin derrière. Comment s'en sortiraient-ils ? Couraient-ils un danger ?

« Pourquoi je devrais m'inquiéter ? se demanda Armand à haute voix. Ils ne se sont pas intéressés à moi, ne me prennent jamais en compte... »

C'était eux qui, les premiers, avaient commencé à débattre sans lui demander son avis. Pouvait-on lui reprocher d'avoir trouvé sa propre solution et sa propre sortie ?

Non. Mais il se sentait tout de même coupable.

De plus en plus mal à l'aise face à la solitude, il tira les Ghûls de leur cachette et porta le bocal à ses yeux. Évidemment il ne vit rien et décida de dévisser lentement le couvercle, libérant ainsi les monstres de leur silence magique. Curieusement, elles ne prirent pas la parole et Armand dût les y encourager :

« Vous êtes toujours en vie ?

Aussi vivantes que des cornichons dans un bocal de vinaigre, lui répondit la voix cassante de Dakini.

Ça veut dire qu'on est vivantes ou pas ? s'enquit son frère.

Les cornichons peuvent parler ? lui fit remarquer la sœur.

Ça dépend des conditions, proposa doctement Gigim.

Alors nous sommes dans une condition où les cornichons sont vivants. »

Trop peu de temps passé et Armand sentait déjà poindre la migraine. Pour le moment il oscillait entre la joie d'entendre une autre voix que la sienne, et le regret d'avoir ouvert une boîte qui ne devait pas l'être. Pas pour le confort de sa santé mentale, en tout cas.

« Je constate que vous êtes en forme.

Un peu ankylosées, signala Gigim, mais nous avons vécu bien pire.

Parle pour toi, le tança Dakini. De toute ma vie de Ghûl, je n'ai jamais été traitée de la sorte, je te le dis ! Qu'un Fossoyeur se permette de nous garder prisonnières, c'est un scandale !

C'est M. Pierre qui vous a enfermées, lui fit remarquer Armand, et ce n'était pas la première fois qu'il le faisait.

Peut-être, mais il nous libère toujours.

Et il nous laisse manger des enfants après, renchérit Gigim.

Ça m'étonnerait beaucoup, conclut Armand. Il vous enferme plutôt pour éviter que vous ne mangiez des enfants.

Non, rectifia Dakini, l'avant dernière fois c'était pour des chats.

Ils n'étaient même pas bons, se lamenta Gigim ».

Comme la conversation dérivait vers des rivages inquiétants – puisque Armand n'avait aucune envie de connaître l'alimentation de base des jumeaux – l'apprenti essaya de recentrer le propos :

« Ici il n'y a pas de chats, pas d'enfants non plus. Juste nous, et nous sommes perdu.es 

Tant qu'il y a la lumière tu n'es pas perdu, le rassura involontairement Dakini.

Par contre si elle disparaît... »

Gigim n'eut pas besoin de terminer sa phrase : elle se clarifiait d'elle-même.

« Il faut que j'aille vers la lumière ? demanda Armand.

Il me semble bien, mais ça fait longtemps que nous ne sommes pas venues ici avec un Fossoyeur. En règle générale les Ghûls ne sont pas les bienvenues, et ça nous vas très bien.

Les Domaines prennent notre énergie, précisa Dakini. Nous ne devons pas y rester trop longtemps parce que nous... je ne trouve pas le mot Gigim, aide-moi.

Nous faisons pourrir l'Imaginaire, compléta le frère. »

Pourrir l'Imaginaire ? Armand peinait à envisager les conséquences concrètes de ce problème, mais le verbe portait assez de substance pour comprendre une chose : ce n'était pas positif du tout.

« C'est à cause de vous que la falaise s'est effondrée ? Vous et Féval ?

Ça ? Oh non ! Nous abîmons les couleurs, nous rendons les personnages plus malheureux, mais nous n'avons pas la force de détruire une projection de Fossoyeur. Il y a un autre genre de problème qui nous dépasse.

C'est peut-être de la faute de M. Pierre, suggéra Gigim d'une voix endormie. »

Aussitôt, Armand sentit la colère monter. Il n'aimait pas qu'on accuse son maître, encore moins lorsqu'il n'existait aucune preuve concrète. Malgré l'obscurité les Ghûls durent sentir la tension, car elles ajoutèrent d'une voix commune :

« Mais ce n'est...

— … qu'une hypothèse.

Une vilaine hypothèse, s'agaça l'apprenti. Nous allons retrouver M. Pierre, et tout s'arrangera.

C'est beau...

… l'espoir.

Mais tu sais Fossoyeur...

— … les choses ne sont jamais aussi simples ».

Elles ne l'étaient pas parce que personne ne faisait jamais rien pour qu'elles le soient. Armand se sentait différent : il ne comptait pas se laisser abattre.

« Plutôt que de me faire des leçons qui ne servent à rien, vous ne voudriez pas plutôt me dire comment je sors d'ici ? »

Parce qu'il essayait de prendre sur lui, mais l'ambiance générale le pesait au point de le fatiguer. Ce noir constant grignotait doucement sa volonté et son courage, réduisant ses nerfs à peau de chagrin.

« On ne peut pas, lui expliqua Dakini.

Dans le Domaine des Fossoyeurs, seul un Fossoyeur peut progresser. Si tu veux retrouver ton maître tu vas devoir passer tableau après tableau après tableau... encore et encore jusqu'à trouver le dernier.

Celui de M. Pierre.

Au bout du chemin, précisa Gigim.

Combien existe-t-il de Domaines ? les interrogea Armand.

Des centaines.

Peut-être des milliers.

Les Nécropoles existent depuis toujours.

Et leurs gardiens avec.

Et ils sont nombreux.

L'ont été.

Le seront

Si tout ne s'effondre pas avant ».

Tout se confondait dans la tête de l'apprenti. Les Ghûls lui donnaient le tournis, surchargeant sa personne de trop d'informations, de trop de paroles qui s’amoncelaient au point de noyer la vérité.

« Je n'ai pas le temps, se lamenta Armand. C'est impossible de faire tous les tableaux.

Il existe les raccourcis

Mais seuls les maîtres les connaissent.

Et tu n'es pas un maître.

Tu en es loin.

Le tien t'a abandonné.

Il est parti.

Sans toi.

Parce que...

… tu n'es...

… rien »

D'un geste sec, Armand fit taire les Ghûls. Le couvercle tourna sur le bocal et les sons disparurent aussitôt, ne laissant que le malaise et la peur. Armand respirait plus fort et les questions se bousculaient à nouveau dans son crâne. Une, tout particulièrement, ne cessait de revenir en boucle : si seul un Fossoyeur peut avancer dans les tableaux, comment Féval et Molly échapperont-ils à leur premier voyage ?

Peut-on faire marche arrière ?

M. Pierre sera-t-il vraiment au bout de la route ?

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi faire tout ça ?

Pour aller où ?

Pour quelle suite ?

Prévenant ce qui était en train de se passer dans sa tête, Armand se colla deux petites claques sur les joues, puis conserva les mains à cette place, appréciant la chaleur qui s'en dégageait.

« Ce n'est pas le moment de flancher, se rassura-t-il. Chaque chose en son temps ».

Il se donnait de bons conseils, assez bons pour faire diminuer la pression et trouver du courage. Comme se parler lui faisait du bien, il continua à évoquer la suite des événements.

« Maintenant je vais essayer de marcher, et aller vers la lumière. Je dois activer la scène du tableau ».

Cette règle lui paraissait logique, clarifiée grâce aux mots du vieux promeneur. De ce qu'il comprenait, les Fossoyeurs mettaient un peu d'eux-même dans ces fameux tableaux, dans leur Domaine, et il devait donc trouver ce que le Fossoyeur de ce nouvel endroit avait dessiné. Armand savait que la lumière l'aiderait alors il fit un pas hésitant, et progressa vers la lueur.

Doucement, le plus sûrement possible, il chemina, un pied après l'autre, laissant ses mains tâtonner dans le vide. L'obscurité l'enveloppait de sa lourdeur de vêtement mouillé, tirant ses membres vers le bas, épuisant ses réserves. A force de fixer le point devant lui, ses yeux le brûlaient, pleuraient en coin. Plus il avançait, plus la lueur semblait loin. Aucun halo ne précisait ses contours : juste une pointe floue qui perçait la peau des ténèbres, affleurant à peine.

Trop de choses encombraient la tête d'Armand. La peur. Le froid. Le doute. Il remettait du bois dans le feu de son ardeur, luttait de toutes ses forces, progressait malgré la pesanteur. Ses pieds collaient au non-sol, les muscles lourds, le souffle brûlant sa poitrine. L'air froid. Le vide sans odeur.

Cœur trop fort.

Lèvres sèches.

Solitude.

Poids.

Chute.

Son bras ne rencontra aucune surface. Il ne savait même plus dans quelle direction aller, ni dans quel sens il se trouvait. Avait-il seulement des membres ? Un corps ? Une chair à laquelle s'accrocher ?

S'il continuait il allait se déliter, il le savait. Son esprit éclaterait comme une bulle, dans un petit « pop » à peine audible.

Non. C'était trop bête. Il devait se focaliser sur le flambeau, ne penser qu'à lui. La lumière comme la pointe du nord, le guide nécessaire à sa survie. Il ne laisserait pas le marasme prendre la place, s'interdirait de chuter encore. Il ne se sentait plus ? La belle affaire ! S'il pensait encore, s'il formait des mots, c'est que tout allait bien.

Armand chercha ses lèvres. Mordit fort. Jusqu'au sang. La douleur le tira de son errance, l'accrocha à la réalité.

Rouvrit son regard. Le poussa à continuer.

Encore.

Toujours.

La fatigue ? Il ne la sentait plus. La peur ? Passagère. Il était plus fort que ça.

La solitude ? Elle faisait mal, mais il pouvait vivre avec. Passagère aussi. Rien ne durait pour ceux qui apprenaient à effacer les douleurs. Il avait appris.

Même si son regard ne se posait nulle part, il le fit courir quand même. Fouillant, fouinant, déshabillant l'espace devant lui. Ou derrière. Ou dessous.

LA. Elle était LA !

Tout son être se jeta hors du vide, s'extirpa de l’handicapante prison du néant. Mais la lumière ne bougeait toujours pas, restait un point ridicule qui refusait qu'on l'approche.

Il comprit. Enfin. Se traita d'idiot. Juste à l'intérieur de lui.

Armand n'était pas le seul à avoir peur.

« Attends ! S'il te plaît, ne me fuis pas. Je ne vais pas te faire de mal ».

L'aura blanchâtre frémit, vacilla, puis se mit à grossir, encourageant Armand à poursuivre l'échange.

« Je suis désolé si j'ai été malpoli. Je suis navré parce que je suis entré sans être invité ».

Il n'en revenait pas lui-même mais ses mots impactaient l’existence de la lumière. Timide, elle se rapprocha avec précaution et l'apprenti la laissa venir. En se déplaçant elle ramenait un peu de vie au tableau : un morceau de plancher, une vieille fenêtre au bois pourri, une tenture à la couleur fanée.

« C'est le vieil homme de la falaise qui m'a conduit ici. Si j'avais su que tu... »

Armand se reprit, appliquant les leçons de son précédent interlocuteur.

« … Que vous viviez ici, je n'aurai jamais osé y mettre les pieds sans invitation. C'est très impoli ».

Conquise, la lumière gagna en précision. Lentement – pour ne pas l'effrayer – Armand tendit la main, paume vers le haut.

« Je m'appelle Armand, se présenta-t-il. Et toi ? »

Sans surprise, l'élément ne répondit pas et pour cause : la lueur ne possédait aucun organe lui permettant de s'exprimer.

« C'était une question idiote, excuse-moi.

Il n'y a pas de question idiote, répondit une femme. Il suffit de les poser à la bonne personne ».

Le Fossoyeur ne sursauta pas : comme s'il avait senti la présence derrière les mots. La voix offrait un velours de sucre.

« Et si je la pose à t... vous ?

Je te dirai qu'elle s'appelle Aurore.

Et vous ?

J'ai oublié mon nom. Ou je n'en ai jamais eu.

C'est triste.

Pas pour moi. On n'a pas toujours besoin d'un nom pour exister. »

Le monde autour d'Armand prenait de l'épaisseur, dévoilé par la lueur grandissante d'une chandelle. Assise devant une coiffeuse, une jeune fille brossait ses longs cheveux noirs. Les couleurs n'existaient toujours pas, noyées dans des teintes de gris.

« Que viens-tu faire ici, Armand ?

Vous connaissez mon nom ?

Bien sûr : tu viens de me l'offrir. Tu devrais y faire plus attention, d'ailleurs. Il y a des choses précieuses, que l'on ne donne qu'avec parcimonie.

Si tu me tutoies, je peux te tutoyer aussi ? se risqua le visiteur.

Évidemment. Nous avons le même âge ».

Il ne voyait pas le rapport mais soit... ça l'arrangeait de jeter les politesses aux orties. Il espérait seulement qu'elles seraient assez nourrissantes : les orties méritaient qu'on en prenne soin.

« C'est très sombre ici.

La lumière me fait mal aux yeux, expliqua la femme sans nom.

Oh vous n'avez pas à vous justifier. Je peux m'asseoir ? »

Il n'y avait guère où prendre place mais il trouverait bien. Comme son hôte acceptait sa requête, Armand se laissa tomber au sol. Le contact de ses fesses sur le plancher le rassura : le monde existait à nouveau, au moins à l'endroit où ils se trouvaient. Tout le reste demeurait dans le noir.

« Tu vis seule avec Aurore ?

Oui.

Depuis longtemps ?

Je ne sais pas.

Tu n'aimes pas les questions.

Si, mais je ne sais pas répondre aux tiennes. »

La dernière phrase le fit sourire : M. Pierre lui disait toujours la même chose.

« Tu as l'air triste, lui fit remarquer la femme.

Pas triste. Mélancolique.

Mélancolique ?

Oui. Un vieil ami vient de m'apprendre ce que c'était. Je crois que je suis ça, en ce moment.

Je ne comprend pas.

Moi aussi ça m'arrive, la rassura Armand. Mais j'apprends à ne pas y faire attention. J'apprends beaucoup, depuis quelques temps.

Des choses utiles ?

Je ne sais pas encore. »

Il espérait que tout finirait par s'éclairer et faire sens. Pour le moment il acceptait de lâcher prise et laissait le chemin défiler sous ses pas. Depuis qu'il était entré dans les tableaux, il sentait plus calme : si maître de lui-même.

« Toi aussi, tu vas m'apporter quelque chose. Je crois que c'est comme ça que ça marche. »

Dansante et joyeuse, Aurore vint flotter près du miroir, amplifiant le reflet de la jeune fille. Curieusement elle semblait moins jeune désormais. Un pli au coin de la bouche, des joues plus creuses, un regard plus dur. Plus sage, mais pas complètement encore. Presqu'une femme.

« Tu connais M. Pierre ? tenta Armand.

Non. Personne ne vient me voir. On m'évite.

C'est possible ?

Pour ceux qui connaissent les raccourcis, oui. Je suis timide, même si on ne dirait pas.

Tu es prudente, plutôt. Moi aussi j'aime ma tranquillité ».

La femme cessa de coiffer ses cheveux, s'emparant d'un pinceau pour poudrer ses joues. L'objet glissa sur la peau soyeuse avant de redessiner les lèvres, tombant sur l'arc de cupidon, gommant les traits. Fasciné par les gestes, Armand se laissa porter, oubliant le reste. Une seconde.

« Je le cherche.

Qui ?

M. Pierre.

Tu n'as pas l'air pressé

Je le suis, mais tu te sens seule ».

Pas une question : une certitude. Le gris du monde se flouta. Une pointe de rouge perça le triste ensemble. Le carmin délicat d'une jupe de lin. La ronde gourmande de lèvres pleines.

« Me trouves-tu belle, Armand ?

Je ne sais pas, avoua le Fossoyeur. La seule femme que je connais est un chat. Je n'ai pas moyen de comparer.

Tu la trouves belle ? Ce chat ?

C'est un chat. Elle a de grandes moustaches et de jolies yeux, mais c'est un peu effrayant. Et poilu. »

La femme reposa son pinceau pour s'emparer d'une pointe fine. Et d'une boîte de laque rouge. Elle traça le contour de sa lippe, mais le produit fila dans les rides de sa bouche.

« Me désires-tu, Armand ? »

Du désir ? Il ne comprenait pas. Le mot lui évoquait la possession, l'envie. Il désirait des objets, pas des humains.

« Je ne sais pas quoi répondre.

Parce que je ne suis pas assez belle ?

Parce que les gens ne sont pas à moi ».

Du blanc. Dans la chevelure. Quelques stries au milieu du gris et du noir. Le trait rappelait quelque chose à Armand. Les gestes aussi. Une idée toquait à la porte de son esprit, une idée floue et passante. Comme une étoile qui court dans le ciel puis disparaît.

Juste une sensation.

« Est-ce que je te trouble ?

Un peu. J'ai l'impression que vous me rappelez quelqu'un que j'ai connu.

Quelqu'un de beau ?

Je ne sais pas »

Personne ne ressemblait, de près ou de loin, à cette apparition. Personne de son entourage, en tout cas. D'où venait cette sensation ?

« Tu ne sais pas grand chose, fit remarquer la dame. Tu es encore trop jeune.

C'est ce qu'on me dit souvent. Je ne me sens pas si jeune, pourtant.

Le temps passe si vite ».

Il y avait des anneaux dorés autour des poignets et d'autres, plus petits, qui pendaient aux lobes flasques. Des mains crevassées reposèrent le contenant à laque et s'emparèrent à nouveau de la brosse à cheveux. Le mouvement reprit dans les cheveux ternes et filasses. Chaque passage arrachait des poignées dévitalisées.

« Vas-tu m'oublier, Armand ? »

La voix n'était plus sûre : elle chevrotait, prise entre vieillesse et peur. Les paumes à plat sur le sol, le Fossoyeur releva les yeux, cherchant un contact. Il y avait du vert, du gris, du doré, du rouge et du blanc. Tout un monde dans un regard.

« Non. Tu n'as pas de nom, alors je graverai dans ma tête qui tu es. Juste toi. Et Aurore, qui te rend toujours plus belle. »

La vieille tendit sa main ridée vers le visage d'Armand, déposant un ongle griffu sur le jeune front.

« Viendras-tu me voir, quand je serai morte ?

Je déposerai des fleurs et je te raconterai le quotidien, pour que tu te souviennes. »

Toujours perdu dans le regard sans âge, Armand prit la main puis la caressa sans dégoût. La pulpe de son pouce se perdit dans l'exploration des reliefs : ces couches de peau qui racontaient plus que les mots.

« Nous t'attendions depuis si longtemps... Tu ne nous abandonneras pas, n'est-ce pas ?

Nous ?

Promets-le.

C'est qui « nous » ?

Dis-le.

Dire quoi ?

Promets.

Quoi ? »

La main de la vieille femme se referma sur le poignet du Fossoyeur, l'emprisonnant sans violence. Elle semblait désormais si antique que de la poussière s'échappait de sa bouche et de ses yeux.

« D'accepter ce que tu es ».

Armand aurait voulu répondre, mais il n'eut pas le temps. La pression sur sa peau disparut en même temps que la vieillarde. Les lumières éclataient désormais, dévorées par une lumière qui excitait tout. Une myriade de flocons blancs, rouges, gris et blancs volaient alentour, effaçant les contours d'un monde qui basculait déjà. Seule une bouche ridée flottait encore, papillonnant à hauteur de visage.

« Qui es-tu ? insista une voix désincarnée.

A... Armand ?

Qui es-tu ?

Je... je ne sais pas ce que vous attendez !

Qui... ?

Le Fossoyeur !

...Es...

Armand, le Fossoyeur !

… Tu... ?

JE NE SAIS PAS »

 

Il n'y avait plus personne pour l'entendre.

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