Chapitre 9 : Coquard

Par Nosir

Flambocxia, instant présent

 

Aidé de l’automatocx-plagiste, Coquard renfile sa robe de chambre, puis s’attarde un moment devant une grande glace au cadre argenté. Le spectacle n’est pas très réjouissant. Qu’est devenue sa fière stature, jadis haute et droite comme celle d’un sapin ? Et la bedaine ! Un vrai sac de patates. Il sursaute en apercevant son visage. Son beau teint bleu cassis a déjà viré à la quetsche ! Ses magnifiques cheveux rudbeckia foncé semblent tout délavés… Et ce n’est pas tout. Le bronze de ses iris s’est patiné, et dans le blanc jaunâtre de ses yeux apparaît tout un réseau de petites veines rouges. Ses ex-amis d’enfance ne le reconnaîtraient pas. Il se masse le visage, essayant d’attendrir ses muscles contractés. Sans résultat : ses traits sont noués comme les cordes d’un tapis de sol. Une véritable boule de nerfs.

Mais qu’importe ! songe-t-il soudain, haussant les épaules. Il est comme il est. Moins beau qu’avant, certes, mais encore très avenant. De retour dans la rue, il hèle une trottinecx à une place et s’assied sur la selle. N’ayant en tête aucune idée de destination, il demeure sans bouger au bord du trottoir, et, pour passer le temps, consulte sa messagerie. Le robinet à vin de tout à l’heure réapparaît.

— Ceci est un message urgentissime pour le peuple… flambocx. Quel nom idiot, je ne m’y habitue pas ! Je vous prie instamment de m’écouter ! Car bientôt, je n’aurai plus le temps de vous prév

— Supprimer ! coupe Coquard.

— Message supprimé, confirme l’ordinateur de la trottinecx. Fin des messages.

Le temps passe. Coquard bâille à s’en décrocher la mâchoire. Le rendez-vous de la marraine lui revient à l’esprit : cette histoire sent le bluff à plein nez. Coquard a joué des centaines de fois à la belocx, il repère très vite les joueurs qui n’ont plus d’atout dans leur jeu. La marraine n’a plus d’atout, mais pour une raison inconnue, elle tente encore de faire croire que la partie n’est pas terminée.

Le temps s’écoule. Coquard commence à somnoler, les curieuses paroles de l’épileptique résonnant vaguement dans sa tête : « … Nous voudrons ne plus jamais nous réveiller… » Comment pourrait-on ne plus se réveiller, de toute façon ? s’interroge Coquard, soudain alerte. Cela n’a aucun sens. Il pose la question à l’ordinateur de bord.

— À une époque, répond la voix flûtée de celui-ci, la vie prenait forcément fin à un moment ou un autre et, dans ce cas effectivement, les gens ne se réveillaient pas. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, rassure-toi.

— Pourquoi donc ?

— La science non seulement a permis de stopper le processus naturel du vieillissement, mais elle a rendu inoffensifs tous les agents pathogènes et supprimé, dans le patrimoine génétique des Flambocx, les gènes responsables de comportements très peu appropriés tels que l’agressivité.

— La quoi ?

— L’agressivité. Oui, Coquard. Certains actes contraires aux bonnes manières pouvaient, à l’époque, mettre un point final à la vie. Mais, grâce à la génétique, et aussi grâce à l’amélioration constante de nos conditions de vie, ces comportements ont été, heureusement, abolis. Ainsi, il arrivait qu’on se moque, qu’on s’insulte et même que l’on se tape les uns les autres, voire pire. Ces termes anciens ne te disent rien, bien sûr, ils n’ont plus aucun sens aujourd’hui, mais certains subsistent encore sous la forme de prénoms, derniers témoins d’un passé qu’il vaut mieux pour toi ignorer.

— Que signifie donc mon prénom ?

— Crois-moi, il vaut mieux que tu ne le saches pas. Je suis programmé pour te protéger des chocs psychologiques.

Coquard n’insiste pas. Son menton recommence à piquer vers sa poitrine. Il se sent de nouveau glisser vers une irrésistible torpeur. Ses paupières se ferment…

Mais une voix le fait soudain sursauter :

— Conduis-moi au Centre de traitement des maladies !

Il rouvre les yeux et avise, sur le trottoir, une inconnue aux cheveux jaune onagre un peu défraîchis. Vêtue d’une mini-jupe bleue et chaussée de hautes bottes de couleur rose, elle marche, légèrement ratatinée sur elle-même, vers une trottinecx garée juste devant celle de Coquard. Passant tout près de ce dernier, elle le salue d’un aimable bonjour en relevant les coins de sa bouche. Son teint lilas est blême, son regard argenté dépoli, et son large nez busqué la fait ressembler vaguement à un koala. Une féminarecx comme une autre. Mais, ce qui la distingue du commun des flambocx, ce sont les coins de ses lèvres, étonnamment levés vers les oreilles… Surpris, Coquard répond par un hochement de tête. Il n’a plus vu de visage arborer ce genre d’expression depuis des dizaines d’artiflecx.

Alors que l’inconnue approche de son véhicule, l’un de ses talons se crochète à l’arête d’un pavé. Elle bascule en avant, flotte un instant au-dessus du sol, bras écartés. Puis un battement de jambes, un tournoiement de bottes, et le buste se redresse, la mini-jupe se gonfle comme un petit parachute, les deux pieds se reposent délicatement sur le sol. L’inconnue regarde à nouveau Coquard, les coins de sa bouche toujours retroussés. Elle s’assied sur la selle de son véhicule, et celui-ci démarre aussitôt, décrit une courbe sinueuse à travers le trafic puis disparaît.

— Qui est-ce ? demande Coquard, intrigué.

— À la lecture de sa puce d’identité, je note qu’il s’agit de Barbarie Dufiguier. Célibataire, sans enfants, âgée de cent quatre-vingt-sept artiflecx, Barbarie est née dans la province de…

— Je l’aurais crue plus âgée, interrompt Coquard.

— Absolument ! s’exclame l’ordinateur en riant. Autrefois active et joyeuse, Barbarie souffre aujourd’hui de dépression psychologique. Elle a été mise au monde, nourrie et choyée par l’automatocx FOcx 0425388, qu’elle appelle encore aujourd’hui Fofo. Elle aime aussi tendrement ses parents biologiques, Hématom Sévère et Calomnie Dufiguier. Désires-tu entendre la biographie complète de Barbarie ?

— S’y trouve-t-il quelque chose qui sorte de l’ordinaire ?

— Après lecture accélérée de cette biographie, je n’y décèle, en effet, absolument rien d’original. Cependant, je note que vous avez tous les deux un intérêt commun, à savoir une passion innée pour les spectacles de clowns. Tu aimes toujours les clowns ?

— Bof. C’était il y a longtemps.

— J’en prends note et actualise la liste de tes centres d’intérêt. La mention « spectacles de clown » vient d’être supprimée. La liste de tes centres d’intérêt est à présent vide. Je te suggère tout de même de faire connaissance avec cette personne. Votre niveau d’harmonisation théorique atteint une probabilité supérieure à cinq cents points, ce qui est excellent. Et il est établi que, dans la vie, on s’amuse mieux à deux.

— Non, merci, répond Coquard. Je n’ai pas envie de m’ennuyer à deux.

Une nouvelle question lui vient à l’esprit :

— Cette passante avait l’air pressée de se rendre au Centre de traitement des maladies. Pourquoi donc ?

— Je suppose que Barbarie désire participer au projet annoncé tout à l’heure par la marraine, qui, au cours de son allocution, a invité neuf volontaires à venir tester le…

— Ça me revient, coupe Coquard. Ils veulent tester un nouveau bouquin ou une nouvelle recette de gâteau…

— Non. Il s’agit plutôt…

Coquard, cette fois encore, n’attend pas la réponse. Le souvenir de la passante aux bottes roses ne le laisse pas tranquille :

— Il n’est pas un peu tôt pour s’y rendre ? Le rendez-vous est bien à dix horecx, non ?

— Il est exactement dix horecx et trois minocx. Barbarie est légèrement en retard.

— C’est impossible.

— Si.

— Non.

— Tu as dormi.

— Pas du tout.

— L’enregistrement de tes ondes cérébrales indique une chute de fréquence de quinze à six herzocx entre 8 horecx 22 minocx et 10 horecx 1 minocx. Il s’agit d’une phase de sommeil lent léger.

Coquard fronce les sourcils. Il aura dormi pendant près de deux horecx, assis sur cette trottinecx ? Ce n’est tout simplement pas possible ! Serait-il donc en train de devenir… Quel est le nom de cette nouvelle maladie, déjà ? Apathique ?

— Il ne t’est pas venu à l’idée de me réveiller ? reproche-t-il à l’ordinateur de bord.

— Tu ne me l’as pas demandé.

— Inutile tas de ferraille !

— Je suis désolée de n’avoir pas été à la hauteur de tes attentes. Toutefois, si je puis me permettre une remarque, l’expression tas de ferraille ne décrit pas de manière exacte la machine extraordinairement sophistiquée que je suis, fruit de milliers d’artiflecx de recherches et d’études dans le domaine de l’intelligence artificielle…

Coquard sent son visage devenir brûlant. Si l’inconnue aux bottes roses ne l’avait pas involontairement réveillé, il serait encore en train de dormir ! En pleine rue ! Assis sur une trottinecx !

En pensée, il revoit la passante, la surprenante expression de son visage… Elle a trébuché – ce qui peut arriver à tout le monde –, mais au lieu d’un simple jeté de jambes comme tout un chacun, elle a réalisé un entrechat gracile et très élégant, exactement comme Coquard en a lui-même l’habitude.

Soudain, il se produit quelque chose d’inattendu dans la figure de Coquard. Ses pommettes s’étirent vers l’arrière, les coins de sa bouche se hissent vers ses oreilles… Il se tâte et constate que le contour de ses yeux est devenu tout mou.

— Qu’arrive-t-il à mon visage ?

— Il semblerait que tu sois en train de sourire, répond l’ordinateur. Cela faisait longtemps. Un cliché instantané permettra de conserver un merveilleux souvenir de cet instant rare et mémorable. Désires-tu que je le range dans ton album personnel, section autoportraits ?

— Pas de photo, nom de nom ! ordonne Coquard, dont le sourire a déjà disparu. Suis plutôt cette trottinecx !

— La photo vient d’être supprimée. Tu veux parler de quelle trottinecx ? J’ai, dans mon champ de vision, cent cinquante-huit véhicules, dont quatre-vingt-douze trottinecx à une ou deux places.

— Celle de Barbarie, limaçon !

Depuis combien d’artiflecx n’a-t-il plus souri ? Cent cinquante ? Cent soixante ? Il aura suffi que cette étonnante personne fasse son apparition et…

— Entendu, dit l’ordinateur. La connexion avec la trottinecx de Barbarie Dufiguier vient d’être établie.

Le petit véhicule démarre et file sur la route, zigzagant à travers l’épais trafic. Coquard enserre le guidon de ses mains.

— Si je puis me permettre une petite mise au point, reprend la machine, un ordinateur quantique ne peut d’aucune manière être comparé à un limaçon…

Mais Coquard n’écoute pas. Rien de ce qui l’entoure n’a plus d’importance. Et, tandis que l’ordinateur de bord poursuit son babillage, seul le visage souriant de l’inconnue continue de flotter devant ses yeux…

— … Des processus plus rapides que la lumière… (Bla-bla…) Des milliards de connexions simultanées… (Bla-bla…) Sans vouloir me vanter… (Bla-bla…)

 

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itchane
Posté le 05/03/2023
Hello !

Aaaaah, voilà une première explication des noms des personnages ! Enfin on ne sait toujours pas vraiment "pourquoi" ces mots-là, mais au moins on sait que ceux qui les portent ne se rendent absolument pas compte de ce qu'ils veulent dire x'D
Je me demande ce que raconte les fictions dans cet univers, les films, livres, pièces de théâtre s'il n'y a aucun conflit dedans non plus puisqu'ils n'ont pas le vocabulaire pour le décrire, je comprends que l'on finisse par s'ennuyer...

Sinon, je me suis beaucoup amusée à la lecture de tous ces mots en -ocx et -ecx, la "belocx" est maintenant mon jeu de cartes favori x'D

Et ça y est ! Coquard a sa raison d'aller rejoindre le programme ^^"
Bon par contre, je constate que les avancées technologiques ont fait disparaître la mort mais pas le sexisme. À flambocx aussi pour plaire en tant que femme il faut juste être "jolie", et selon les mêmes critères qu'aujourd'hui, c'est à dire être mince, avoir l'air jeune et être souriante... ce qui laisse croire aux hommes que ça leur donne le droit de nous stalker et de nous suivre sans notre accord...
Les mâles sont donc toujours au pouvoir même si loin dans le futur ?

Oh, et je me suis aussi rendue compte qu'il y avait deux mystères en un ! J'avoue que j'avais un peu oublié ce message étrange et urgent reçu par Coquard avec tout ce qu'il s'était passé ensuite, mais c'est hyper mystérieux en fait !! Car cette personne semble venir d'ailleurs que flambocx, il y a donc bien un "ailleurs" !

Hâte de découvrir la suite de tout cela !
Nosir
Posté le 05/03/2023
Merci, Itchane, pour ton commentaire!! Oups, je n'avais pas l'impression que cette scène pouvait paraître sexiste!! (Je précise que je suis moi-même une femme). Zut, il va falloir que je revois ça. Pourtant, j'ai fait attention à décrire Barbarie, justement, comme n'étant pas très jolie puisqu'elle a un nez de koala. Tandis que l'autre femme, Guillontine, est vraiment ravissante, intelligente, etc. mais ne plaît pas à Coquard. Qu'en penses-tu? Le problème, c'est que je ne vois plus trop, à présent, comment faire, car il faut absolument que Coquard suive Barbarie...
Nosir
Posté le 05/03/2023
Ta remarque m'a fait réfléchir, et je pense que je ne vais rien changer; En effet, je suis d'accord pour dire que certains comportements sont sexistes, par exemple lorsqu'une femme est moins bien payée qu'un homme à travail égal. Il y a aussi des comportements sexistes lorsqu'un homme fait une remarque inappropriée sur son physique, par exemple. Mais lorsqu'une femme dans la rue plait à un homme, elle lui plaît, c'est tout. L'inverse marche aussi parfaitement: une femme dans la rue peut trouver un homme séduisant et avoir envie de l'aborder. Pour moi, ce n'est pas sexiste. Merci en tout cas de ta remarque. Elle m'a permis de mettre les choses au clair avec moi-même, car le sexisme n'existe pas à Flambocxia ! :-)
Nosir
Posté le 09/03/2023
Bon, je suis en train de relire, et finalement je suis d'accord avec toi, Itchane. J'ai eu un mal fou à décrire cette rencontre entre les deux personnages de manière à ce que Coquard ne soit pas séduit par l'apparence extérieure de Barbarie, mais par un "petit quelque chose" d'autre, et je n'y arrive pas. Je vais essayer de remodifier. À bientôt!
itchane
Posté le 10/03/2023
C'est vrai que ce n'est pas du tout évident !
Bon déjà ton message juste avant était tout à fait valable, c'est bien sûr à toi de choisir la direction dans laquelle tu souhaites emmener ton texte : )

Et dans le cas où tu viserais une petite modif, si mes ressentis peuvent t'aider je peux les préciser : ce qui m'a le plus fait tiquer c'est le rapport à son poids (on sait qu'elle est mince et surtout, c'est présenté comme positif), le rapport à son âge (il est précisé qu'elle fait jeune) et le rapport à son physique harmonieux et son sourire (malgré le nez de koala ^^), ce sont vraiment des critères très, très spécifiquement demandés aux femmes et beaucoup moins aux hommes ^^"
D'autant que juste avant, Coquard se regarde dans le miroir et on a une image à l'opposée... grisonnant, fatigué et bedonnant... tout ce que l'on pardonne aux hommes et justement jamais aux femmes ^^"

Et donc pour toutes ces raisons, une telle représentation des deux genres, surtout dans l'objectif de lancer un rapport de séduction, m'a semblé assez sexiste en première lecture...

Mais après, bon, voilà, encore une fois, je fais cette remarque mais tu peux la prendre en compte ou pas, c'est ton texte, tes intentions, ton écriture ! : )

(il faut dire aussi que je suis devenue ultrasensible sur le sujet, donc je réagis très vite, mais chacune fait comme elle veut au final, bien sûr x'D )
Nosir
Posté le 11/03/2023
Encore un grand merci! C'est super sympa de m'apporter ces précisions. J'ai modifié substantiellement, et c'est beaucoup mieux, je pense. Je vais publier de ce pas la nouvelle version. Sans compter que cela correspond mieux au fait que Barbarie soit malade, comme la plupart de ses concitoyens. C'est fou comme c'était difficile! Mon but était, dès le début, d'éviter les clichés sexistes et je me suis empatouillée dedans!! Je ne m'étais même pas rendu compte que Coquard avait trouvé Barbarie "plus jeune que son âge"!! Je voulais dire l'inverse!!! Merci encore!!
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