Chapitre 9

Par AliceH
Notes de l’auteur : Je crois que c'est mon chapitre préféré de moi-même car les dialogues sont vraiment improbables et pleins de sarcasme.
Oui, je m'envoie du love.

– Bonsoir.

Il allait vraiment devoir se syndiquer et demander moins d'heures de travail : Sir Prize entendait les corbacs parler maintenant. Il venait de rentrer dans sa chambre de la résidence ouvrière, salle de douche et cuisine communes, quand l'oiseau s'était posé sur sa table de nuit et l'avait salué le plus naturellement du monde. Malgré lui, il se demanda à quoi ressemblait une discussion entre oiseaux. De quoi pouvaient-ils bien parler ? De croûtons de pain ?

Ce n'est sûrement pas le moment d'avoir ce genre de réflexion, songea-t-il. Il secoua la tête avant de s'asseoir sur son matelas. Il fixa le volatile. D'un noir bleuté et de belle taille, il le regarda patiemment en retour sans rien ajouter. Peut-être avait-il seulement imaginé ce « Bonsoir » après tout. Sir Prize passa les mains dans ses cheveux cuivrés et les ébouriffa en soupirant longuement.

– Vous ne lui répondez même pas ?

S'il n'était pas déjà mort, la surprise aurait tué Sir Prize. À côté de lui se trouvait une jeune femme noire à dreadlocks portant une combinaison-pantalon rouge sang au profond col en V. Sans même paraître désolée de s'être introduite ou de l'avoir effrayé, elle continua en tripotant ses lourdes boucles d'oreilles triangulaires :

– C'est la moindre des politesses.

– Bonsoir le corbac. Bonsoir Madame. Vous êtes qui ?

– Vous ne devinez pas ? fit-elle en haussant ses sourcils drus. La Mort.

– C'est gentil d'être ici mais j'y suis déjà passé il y a environ trente-quatre ans alors... annonça le démon en se levant.

– Où avez-vous mis le Chronosmètre ? demanda Lénore en se plantant face à lui.

D'où il sort ce..? Minche ? Femme ? Autre chose ?

– Le ? lança-il avec une mauvaise foi grinçante.

– Le Chronosmètre, répéta la femme-corbeau.

– Jamais entendu parler. Vous êtes..?

– Lénore. Secrétaire et compagne de La Mort. « Le corbac » qui était sur votre table de nuit. Chronosmètre ?

– Ah ! Une femme donc. Toujours est-il que je ne sais pas de quoi vous me parlez. Voilà voilà. Rentrez dans votre Tour Mortifère, passez le bonsoir à Luc et bon vent.

Sir Prize était ordinairement plus convaincant dans ses mensonges ou autres manipulations de la vérité. Cependant, les auras de La Mort et sa petite amie étaient si puissantes qu'elles le perçaient presque à jour. Il avait des réserves, fort heureusement pour lui.

– ÇA SUFFIT.

Des réserves, peut-être, mais quand La Mort l'intimida de sa voix glacée d'outre-tombe en les attirant dans l'obscurité totale, il ne fit pas le fier. Plongés au milieu d'ombres hurlantes et mouvantes, aucun son n'entrait ou ne sortait de la pièce. La silhouette longiligne de Lénore se tendait comme pour se grandir encore, et les plumes du manteau de la femme-corbeau chatouillèrent le dos du démon. La Mort se tenait face à lui, ses yeux noirs encore plus sombres sous l'impulsion de ses pouvoirs, son visage en forme de cœur illuminé d'une lumière qui semblait provenir d'elle-même. Elle pointa un long doigt verni de noir dans sa direction et continua sur le même ton :

– Nous savons que vous avez volé le Chronosmètre de Luc. Un artefact rare et précieux. Rendez-le.

– Je ne l'ai pas, répondit-il du tac au tac.

– Rendez le Chronosmètre car sinon cela aura de terribles cons- Quoi ? s'interrompit-elle, ce qui eut pour effet de faire disparaître toute trace d'ombres glauques.

– Je n'ai pas votre Chronosmètre.

– Comment vous savez que vous ne l'avez pas si vous ne savez même pas ce que c'est ? s'enquit Lénore.

– Euh, ma perspicacité ? tenta-t-il.

– C'est votre « perspicacité » qui vous a permis de me voir lors de l'incendie qui a tué une trentaine d'ouvriers la dernière fois ? lui demanda la Cavalière de l'Apocalypse.

– Non, c'est un pur coup de chance. Vous faisiez quoi là-bas ?

– J'achetais des potimarrons. À votre avis ?

– C'était effectivement une question stupide.

– Ah oui, vous êtes très perspicace, nota La Mort avant de lui coller une boucle d'oreille entre les deux yeux. Ne bougez pas.

Surpris mais pas téméraire face à un Être Supérieur tel La Mort, Sir Prize resta docile tandis qu'il se faisait scruter. Après un moment, elle secoua la tête et marmonna :

– Non. Il ne l'a pas. Il l'avait.

– Où l'a-t-il mise ? s'enquit sa compagne.

– Je ne sais pas.

– Pour un Être Supérieur, vous n'êtes pas très impressionnante, glissa Sir Prize à mi-voix.

– Il l'a cachée dans une Poche, l'ignora La Mort d'un air grave.

– La droite ou la gauche ? demanda Lénore.

– Non, une Poche. « P » majuscule. Un pli du temps et de l'espace où personne ne peut aller sauf ceux qui savent où elle se trouve. Faites-moi y entrer, exigea-t-elle en se tournant vers le démon.

– Non.

– Non ?

– Non.

– D'accord, renonça La Mort.

– C'est tout ?

– Je peux vous picorer les yeux si vous voulez avouer sous la torture, se proposa la femme-corbeau qui ajusta son propre cache œil.

– Je ne peux pas vous forcer à me dire où vous l'avez mise. Mais sachez une chose, Sir Prize, lui murmura La Mort en approchant son visage du sien. Si cette affaire doit éclater, ma parole aura bien plus de valeur que la vôtre, et je ne l'utiliserai pas pour vous défendre.

– Que comptez-vous faire ? Allez-vous me dénoncer à Satan ? avança Sir Prize sans paraître bien impressionné.

– C'est une idée. Je vais-

« Disparaître en un nuage de fumée noire » semblait être la fin de sa phrase puisqu'elle disparut dans un nuage de fumée noire en compagnie de Lénore. Après un instant de surprise, Sir Prize s'en sentit profondément soulagé.

 

_____

 

– Et il fallait que tu m'appelles maintenant ! Et que j'apparaisse encore dans un de tes tiroirs à punaises, dit La Mort après avoir rapidement conté sa rencontre avec le démon.

– Je n'ai pas de fournitures de bureau dans ce tiroir, contre-attaqua Luc Ifer.

– Non, de vraies punaises. Les insectes. Pourquoi cet appel urgent ?

– W.Asser III est rentrée de ses congés obligatoires.

Cette W.Asser était la chef du Secteur III, Finances et Économie. Toujours vêtue de vert pour être assortie à ses cheveux et la décoration de son Secteur, avec d'énormes lunettes rondes dans lesquelles trônaient des plantes aquatiques qui agrandissaient ses yeux sombres. Son apparence était étrange voire cocasse, ce qui n'était pas du tout le cas de son caractère : elle était revêche, autoritaire, têtue, et avait pour les règles un respect qui tenait de l'adoration pure et dure. Elle était si liée à son travail depuis sa promotion il y avait cent ans de cela qu'elle avait récemment reçu une lettre du Palais Royal pour la forcer à partir en congés. La Mort n'avait encore jamais vu un·e démon·e être envoyé·e en vacances obligatoires, or, elle avait vu beaucoup de choses. Le fait que W.Asser III, sœur de W.Asser IV, était revenue glaçait son sang déjà froid. Tôt ou tard, elle saurait qu'il manquait deux démons au B.R.H.H et, bien que cette affaire ne la concernait pas du tout, elle poursuivrait ses investigations sur le sujet jusqu'à savoir que Luc avait « perdu » son Chronosmètre et l'humilierait publiquement pour cela. Peut-être même l'accuserait-elle de complicité dans leur fuite. Ou pire : elle ressortirait de vieilles factures de service puis le forcerait à toutes les payer, taux de majoration compris.

– Cette affaire sent mauvais. L'algue, plus spécifiquement, nota La Mort, toujours allongée dans le tiroir de Luc avec Lénore.

– Si Sir Prize possède une Poche, Satan sait ce qu'il peut faire d'autre.

– Persuader sa collègue de venir avec lui, il semblerait.

– Je pense qu'elle l'a suivi de son plein gré Les femmes, un clin d’œil et hop ! Quoique, peut-être que vous (1) ne pensez comme ça, posa Luc en sirotant son café.

– Non, notre cerveau n'est pas distrait par ce genre de peccadilles. Plus sérieusement, tu es dans le pétrin jusqu'au cou - et je reste polie. Tu as tes deux seuls employés dans la nature, tu t'es fait voler un artefact inestimable et ton subordonné Sir Prize sent mauvais. Enfin, non, il sent pas mauvais mauvais. Il sent surtout le savon de basse qualité.

– Il ne manquerait plus que Raspoutine ait le ver solitaire.

– Négatif, le rassura le chat noir.

– Que me conseilles-tu ? interrogea Luc.

– Ferme les yeux et attends que ça passe. Non, Luc, se reprit La Mort. Tu sais quoi ? Je vais-

 

_____

 

– ... t'aider ! On est où ? Et est-ce qu'on va bientôt arrêter de m'interrompre ? s'offusqua-t-elle.

– Salle de réunion 1 du Secteur III. Désolée Madame, réunion d'urgence, avança Bellz.

– Pas si urgente puisque je ne vois pas mes collègues Cavaliers.

– C'est visiblement une urgence toute relative Madame.

– Passe-moi du café, exigea Luc avec toute sa gentillesse, sa tasse à la main.

– Sers-toi, je suis pas ta bonne, lui rétorqua Bellz de la même façon. Oh, SatanBelzébuthAdramelech ! W.Asser est revenue ! C'est ça l'urgence, je pense. On va tous mourir. Encore.

Un homme court sur pattes, tout de blanc vêtu, se leva depuis le bout de la longue table verte au centre de la pièce. Couleur reine du Secteur IV, le vert dans tous ses tons habillait les rideaux, les tapisseries, la moquette, les coussins de chaise et même les boudins de porte. Le silence se fit. Les minutes passèrent. Les pleurs et hoquets du démon se firent franchement gênants.

– Mes amis ! beugla-t-il à l'assemblée dans laquelle il n'avait aucun ami en réalité. Mon cher petit Arsinoé a disparu ! Il nous faut le retrouver !

Cet appel larmoyant fut reçu avec grande indifférence. Personne ne savait qui était ce type. Si il n'était pas connu, il n'était pas important, et si il n'était pas important, on s'en fichait. La Mort contemplait le ciel pluvieux en songeant qu'il fallait vraiment qu'elle renouvelle sa Dérogation d'Appel. C'était une petite carte qui attestait qu'étant une personne importante, on ne pouvait pas vous invoquer pour tout et n'importe quoi, par exemple pour chercher un pauvre stagiaire enceint d'une hippocube. Elle avait une sacrée dose travail à abattre de son côté déjà, et si elle devait en plus aider Luc...

Je devrais vraiment apprendre à rester dans mon coin et à ne pas proposer mon aide au premier minche qui passe. Mais je ne peux pas laisser Luc dans cette mélasse tout seul sans quoi je vais avoir des remords pendant six cent soixante six ans minimum. On aurait pas pu m'arracher cette capacité à compatir lors de mon Débaptême ? C'est franchement inutile quand on est Cavalier de l'Apocalypse. On a jamais vu le Cavalier du Remords et des Bons Sentiments débarquer à la fin du monde et dire « Ah bah non c'est pas trop gentil cette histoire d'annihilation, de lac de feu et tout ça, on peut pas rentrer boire une petite verveine plutôt ? ». Non mais je veux dire-

– Non.

W.Asser III se dressa de toute sa hauteur et dévisagea chaque membre de la petite assemblée comme si elle comptait les tuer d'un instant à l'autre. Les minuscules algues dans ses verres de lunettes ondulèrent paresseusement, puis la cheffe du Secteur Finances et Économie frappa l'immense table de bois vert située devant elle du poing.

– Nous n'allons pas envoyer des agents de l'État pour aller chercher un... stagiaire ! cracha-t-elle avec dégoût. Nous avons déjà de travail avec l'Effondrement Final qui approche, on a mieux à faire que d'aller chercher un sta-stagiaire.

L'homme vêtu de blanc serra son mouchoir brodé, son visage rougeaud se contracta comme s'il allait éclater en sanglots. Il réussit à retenir ses larmes et à balbutier :

– Mais mais mais mais !

– En plus, vous avez appelé des Cavaliers de l'Apocalypse ! s'insurgea W.Asser, les mains sur les hanches. Vous ne pensez pas qu'ils ont autre chose à faire ? On a une épidémie incroyable qui pointe le bout de son nez dans le Continent Central, et vous, vous venez chouiner pour un stagiaire.

– Mais Arsinoé... Il il a reçu... un Colis Wobbles et-

– PLAÎT-IL ? questionna en chœur la maigre troupe de démons plus ou moins bien placés hiérarchiquement.

– De ? laissa échapper le Chef du Secteur des Postes.

– C'EST QUOI UN COLIS WOBBLES ? le pressèrent les curieux.

– C'est euh... un colis qui... ne peut être ouvert que par son destinataire. C'est une magie peu courante mais qui persiste encore dans des Cercles éloignés...

– Comment avez-vous su qu'il en avait reçu un ? Vous l'avez vu ? continua W.Asser avec froideur.

– Le papier kraft qui contenait le colis a mordu Mila Dentes, une des collègues. Celle-ci m'a immédiatement prévenu et nous avons cherché Arsinoé dans tout le bâtiment depuis. Impossible de le retrouver ! pleurnicha son collègue.

– Depuis quand ?

– Quatre jours...

– Quoi ?!

W.Asser porta ses doigts à ses lunettes et les remonta sur son nez pendant que sa bouche se crispait en un rictus mécontent. Les lèvres pincées, elle éructa :

– Et pendant ces quatre jours, vous n'avez pas pensé à avertir les autorités ?

– J'ai bien essayé de leur téléphoner mais je tombais en permanence sur le répondeur... s'expliqua piteusement Herr Mess.

– Et je suppose qu'en tant que Chef du Secteur des Postes, vous savez bien envoyer un courrier tout de même ?

– Il y a un problème avec les Tuyaux d'Tri depuis quelques temps, la plupart des courriers internes se perdent en route. Je suppose que-

– Comment ça, il y a un problème avec les Tuyaux d'Tri ? s'écria W.Asser sans bouger d'un centimètre. Qui s'en occupe ? Et pourquoi n'a personne n'a-t-il songé que j'aimerais le savoir ? J'ai des factures à envoyer, je vous signale.

– Je crois que c'est votre sœur qui gère la chose, lui apprit la Mort tandis que Luc pliait crescendo les genoux pour tenter de disparaître derrière un démon verruqueux.

– Ce n'est donc guère étonnant que tout cela ne soit pas réparé. Pourquoi vous êtes la seule Cavalière présente Madame ? Et qu'est-ce qui a déclenché ce souci avec les Tuyaux d'Tri ?

– J'ai été probablement appelée car j'étais avec Luc Ifer et- Qu'est-ce que tu fais par terre Luc ? demanda la Cavalière à son collègue qui faisait mine de lacer ses chaussures.

– Quelque chose à vous reprocher l'angelot ? railla le démon derrière lequel il s'était caché. C'est de chez lui que vient le problème. Il n'aurait pas arrêté sa machine dans les temps réglementaires.

– On ne va quand même pas me mettre une amende pour une petite erreur de ce genre ... tenta l'ex-ange. Ce n'est pas comme si je n'étais pas allé à Golgazh alors qu'on me le demandait...

Le soupir que poussa la Cheffe du Secteur III était aussi bruyant que le son d'un zeppelin qui crève. Après s'être massé le front comme pour contrer une migraine, elle murmura :

– Contentez-vous de dire à ma sœur cadette qu'elle doit se mettre sérieusement au travail. Et pour ce stagiaire... On verra en temps voulu. Il n'est sûrement pas perdu en pleine nature.

 

_____

 

Louise, Arsinoé et Dewey descendirent du side-car crotté par la boue, les membres endoloris. La jeune femme aimait conduire par tous les temps et sur de longues distances mais elle aurait tué quelqu'un pour un casse-croûte et un café chaud. La présence d'un motel miteux assorti d'un magasin tout aussi délabré lui avait semblé être une bonne excuse pour faire une pause. Accompagnée des deux bras cassés, elle poussa la porte de la supérette avant d'avancer doucement entre les rayons peu garnis. Elle consulta hâtivement le prix de plusieurs produits avant de les reposer avec une grimace. Tout était poussiéreux, presque périmé ou juste louche. Ils devraient se contenter d'un café jusqu'à la prochaine ville car il n'était pas question qu'ils dorment dans l'auberge voisine. Derrière le comptoir au bout du magasin, un homme chauve au visage en couteau apparut puis les dévisagea sans rien dire même s'il scruta longuement les Goggles de la demoiselle. Sans se démonter, Louise prit place sur un tabouret voisin et commanda un café noir, Dewey un thé vert et Arsinoé rien du tout car il était passionné par le cabot borgne du gérant.

Elle est nulle cette aventure, songea-t-elle en scrutant ses ongles. Je ne suis même pas sûre que ce soit une aventure. On pourrait croire que traverser deux régions en moto avec un démon et un rat de bibliothèque serait un minimum facteur de rebondissements mais on a déjà fait trois cents kilomètres et le plus grand risque qu'on ait pris, c'est de suivre une déviation. On repassera pour le frisson et l'action.

Une tasse fumante fut posée devant elle sans un mot et elle la vida d'un trait avant de poser les yeux sur le démon. Il était occupé à caresser l'animal qui restait docile.

C'est ça, un démon? Un minche qui caresse tous les clébards qui passent et qui distribue du courrier aux démons du coin ? Le pire qu'il puisse me faire, c'est essayer de m'égorger avec une enveloppe et encore, je suis sûre qu'il se couperait avec en premier, pesta-t-elle. Je ne suis donc pas capable de capturer pire que ça.

Bien sûr, tout le monde vous dira que pour devenir un as dans un domaine, il faut commencer par être un simple amateur. Mais même un débutant a sa fierté et pour quelqu'un qui rêvait d'être membre de la Ligue des Demon Delenders depuis son enfance, ça faisait mal de se trouver dans une telle situation. Ce n'est sûrement pas sa mère qui aurait commis une telle bourde. Enfin, si peut-être. Elle était morte trop tôt pour que Louise se souvienne vraiment d'elle mais en bonne enfant orpheline de mère, elle avait tendance à l'idéaliser. Après avoir fini sa boisson, elle paya et tous trois ressortirent profiter de l'air frais du crépuscule. Après s'être étirée, Louise remarqua que les deux garçons parlaient entre eux tranquillement sans faire mine de l'intégrer à leur conversation. Malgré elle, un éclair de jalousie la traversa. Elle se sentit aussitôt immature de se laisser toucher de cette manière. Ils avaient voyagé tous les deux ensemble, rien de bien étonnant à ce qu'ils aient un minimum sympathisé. Elle regretta avoir cassé la vitre du bibliothécaire deux jours auparavant, même si c'était un accident. Comme elle n'avait pas trouvé de sonnette, elle avait tapé sur les vitraux de la porte. Le souci était qu'elle avait frappé un peu trop fort. Louise avait quand même bouché le trou comme elle avait pu avant de partir mais Dewey lui en tenait toujours rigueur. Il fallait croire que la perspective de partir à l'aventure n'enchantait pas plus ce dernier qui avait prévenu l'administration des bibliothèques de la ville d'une fermeture précipitée de son établissement « pour raisons personnelles ».

Elle nota que tous deux la fixaient du coin de l'œil avant de se souvenir que le fait d'arborer des Goggles asymétriques était une raison tout à fait valable pour cela. Avec un verre simple pour l'œil gauche et un autre assorti à un assemblage de rouages, de diodes et de boutons et qui lui couvrait une bonne partie du visage, elle attirait l'attention sans le vouloir. Elle les portait depuis son enfance et avait l'habitude que les gens la dévisagent ainsi ne sut-elle pas trop pourquoi elle se sentit obligée de se justifier devant Dewey et Arsinoé.

– Je suis handicapée.

Contrairement à la majorité des curieux qui lui demandaient le pourquoi de ses Goggles, ils ne lui dirent pas qu'elle n'avait pas l'air vraiment handicapée, qu'elle était trop jeune pour être vraiment handicapée, ne toussotèrent pas de gêne.

– Mon œil droit ne fonctionne pas bien, continua-t-elle sans savoir pourquoi elle racontait tout ça. Je ne discerne pas bien les distances et je vois extrêmement peu dans la pénombre. Je n'ai presque pas de vision périphérique de ce côté, précisa-t-elle avec un geste de la main. J'ai commencé à porter des Goggles vers mes sept ans mais celles-ci sont les plus perfectionnées. J'ai passé beaucoup de temps dessus et maintenant, elles m'indiquent où sont les choses pour que je ne me cogne pas dedans et me permettent de stocker des informations sur ce que je vois, comme une bibliothèque ambulante.

– Je vois, commenta Dewey.

– Pas moi, rétorqua-t-elle.

– Euh... Pardon, je... s'empourpra-t-il derechef.

– Je plaisante. Sur ce, il faut y aller. Je ne compte pas dormir ici et j'aimerais être à Beauxjardins le plus vite possible.

Arsinoé savait bien que l'humaine voulait arriver à destination rapidement uniquement pour se débarrasser de lui, mais il retourna dans le side-car sans protester. L'intérieur était étroit, les sièges glissaient légèrement et le fait de ne pas pouvoir contrôler la trajectoire en cas d'accident le rendait nerveux mais au moins, il pouvait faire semblant d'y somnoler et réfléchir tranquillement. Or, ce n'était pas les questions qui manquaient ces derniers temps avec de nouvelles qui venaient s'y emmêler chaque jour. Qui lui avait envoyé La Boîte à Monstres, livre mystérieux qu'il avait emmené dans ses bagages ? Pourquoi à lui ? Quelqu'un le cherchait-il en Enfer ? Allait-il être puni pour cette escapade malencontreuse ? Quand allait-il pouvoir rentrer ?

Il leva les yeux vers le ciel qui déclinait de l'orange au rose, du rose au rouge, du rouge au violet et du violet au bleu marine. Comme des milliers de petites lampes, les étoiles s'allumèrent les unes après les autres tandis qu'ils traversaient des kilomètres de champs tout juste fauchés pour l'automne. Le doux bruit du moteur le calmait, seulement troublé par quelques chants d'oiseaux.

Une nouvelle question s'imposa à lui.

Voulait-il seulement rentrer ?

 

_____

(1) Il sous-entendait par là « les lesbiennes et autres personnes étranges de ce genre, comme les bisexuel·le·s, les personnes qui portent des chaussures de sport sans faire de sport et les gens qui aiment le beurre doux. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez