Chapitre 9

La semaine passa en un éclair aux yeux d’Eleanor. Peut-être était-ce parce qu’elle était soudain débordée de travail – une épidémie de gastro-entérite frappait leur partie de la ville – ou parce qu’elle passait tout son temps libre à discuter avec Samuel. Sans doute un peu des deux. En tout cas, elle ne vit pas les jours passer et quand elle se réveilla le samedi matin, il lui fallut quelque secondes pour comprendre pourquoi Isobel la secouait énergiquement. Le soleil n’était même pas encore levé.

— On a tout le temps avant midi, ma puce. Tu veux venir dormir encore un peu ?

La petite fille sembla prise entre deux feux pendant quelques instants mais acquiesça et grimpa sur le lit, se glissant entre les couvertures qu’Eleanor lui ouvrait. Avec un petit soupir satisfait, la jeune femme referma les bras autour de sa fille et la laissa se blottir contre son buste. Dans son dos, Archie ronronnait. Une sensation de bonheur simple l’enveloppa et la guida à nouveau vers le sommeil, doux et réparateur.

Quand son réveil sonna une heure plus tard, elle se sentait déjà plus motivée à sortir du lit. Isobel geignit et roula sur le flanc. Eleanor ne savait pas comment sa fille avait fait pour se réveiller si tôt, mais elle voyait à présent comme l’excitation l’avait épuisée. Tout en chantonnant une berceuse bas dans sa gorge, elle prit la fillette dans ses bras et se leva. Isobel pesait son poids et sa mère manquait un peu de force, mais les douleurs qu’elle ressentirait plus tard dans les muscles du dos lui paraissaient un sacrifice acceptable pour cette étreinte.

Isobel se réveilla à son rythme pendant la demi-heure qui suivit. Eleanor n’était pas pressée, de toute façon : elle se levait toujours largement à l’avance quand elle avait un rendez-vous prévu, quelle qu’en soit la nature. Chaque fois qu’elle pensait à l’exposition, son cœur s’emballait dans sa poitrine. Elle avait heureusement de quoi se distraire en attendant l’heure de partir : Kelpie avait désormais les yeux et oreilles ouverts et en profitait pour essayer de ramper partout. La chatonne n’était plus en quarantaine. Puisqu’elle allait partir dans quelques heures chez Ashley pour la journée, c’était le moment parfait pour la présenter à Archie.

Sous le regard attentif d’Isobel, Eleanor posa Kelpie sur le canapé. Archie, installé sur l’accoudoir de velours beige, regardait la chatonne avec intérêt mais ne bougea pas tout de suite, se contentant d’observer ses mouvements saccadés. Quand elle réussit à franchir l’espace entre les deux coussins du canapé et se trouva à une quinzaine de centimètres de l’accoudoir, Archie se leva et s’étira puis descendit de son perchoir pour la sentir avec soin. La chatonne miaula, essaya de le sentir en retour mais perdit l’équilibre. Juste comme ça, le chat gris et blanc sembla conquis : il s’installa autour de la plus jeune en ronronnant et commença à lui laver la tête de sa langue râpeuse.

— Ça veut dire qu’Archie aime Kelpie ? demanda Isobel avec ravissement.

Eleanor baissa les yeux sur les deux chats. La plus jeune avait fermé les yeux et ronronnait également. Elle laissait Archie lui faire sa toilette de bonne grâce, l’air absolument extatique.

— Je pense qu’il l’aime bien, oui ! Quand un chat en nettoie un autre comme ça, ça veut dire qu’ils sont amis, ou qu’ils veulent devenir amis.

Bien trop vite, il fut temps de ramener Kelpie dans la caisse de transport qui l’abritait la plupart du temps. Une fois lavées et habillées, Isobel et Eleanor furent prêtes à sortir. Leur premier arrêt servit à déposer la chatonne chez Ashley, qui vivait sur le chemin vers la bouche de métro la plus proche. Samuel avait une voiture et vivait à proximité, mais ni lui ni Eleanor n’étaient prêts à passer vingt minutes dans un habitacle fermé, sans rien pour les distraire et monopoliser la conversation, aussi la jeune femme avait-elle décidé de prendre les transports en commun.

Évidemment, le métro débordait de passagers, comme tous les samedis. Eleanor ne se sentait jamais à l’aise dans la foule, mais ce sentiment s’était amplifié jusqu’à une intensité presque déraisonnable depuis qu’elle avait Isobel à protéger en plus d’elle-même. Quand des mains s’égaraient sur elle dans un compartiment bondé, elle avait la nausée et bouillonnait de rage sans oser se défendre, mais si quelqu’un ne faisait que regarder sa fille, elle se sentait prête à arracher les yeux de la personne concernée à mains nues.

Elle garda Isobel près d’elle tout le long du trajet, sans jamais lâcher sa main une seule seconde. Ses traits conservèrent une expression sévère et ombrageuse jusqu’à ce qu’elles se retrouvent enfin à bonne distance de la seconde bouche de métro ; la foule s’était beaucoup éclaircie, après tout. Elle pouvait enfin se permettre de savourer la légère brise et la tiédeur du soleil sur son visage. Elle pouvait enfin se permettre de respirer.

— Allons rejoindre Samuel, ma puce, enjoignit-elle d’une voix douce.

Isobel ne savait pas comment appeler l’homme quand elle parlait de lui. Eleanor aurait aimé avoir une réponse simple et définitive à lui apporter, mais elle n’en possédait pas l’ombre d’une. Seule demeurait une culpabilité de plus en plus prégnante et méritée, elle en avait conscience. Elle parvenait à reconnaître ses torts : elle aurait pu impliquer Samuel dans une certaine mesure, tout en lui faisant comprendre qu’elle ne voulait pas d’une relation romantique avec lui. Il aurait respecté son choix. Il respectait toujours son choix.

Au début, quand elle avait réalisé qu’elle était enceinte, elle n’y avait même pas pensé. Son père était malade, mourant, même s’il avait vécu deux ans et demi contre toute attente avant de perdre la bataille qui s’était jouée à l’intérieur de son corps. Sa grossesse avait été difficile et son état psychologique, désastreux. Mais elle avait fini par sortir la tête de l’eau. Elle n’avait aucune autre excuse que les terreurs qui la tenaient parfois éveillée la nuit entière pour les dix-huit derniers mois. Et cela ne suffisait pas.

Samuel les attendait devant le musée – Eleanor reconnut son long manteau bleu nuit avant de voir son visage. Il possédait et adorait ce vêtement depuis bien avant leur rencontre. La jeune femme comprenait son sentiment : il avait déjà posé ce manteau bien trop long et lourd pour elle sur ses épaules un soir d’automne, alors qu’une pluie battante et imprévue les accueillait à la sortie de la London Library. Elle se souvenait de la chaleur qui s’était accrochée au tissu, des discrets effluves qui s’en détachaient alors.

— Bonjour vous deux, salua Samuel avec un doux sourire. Le trajet s’est bien passé ?

— On n’a pas eu de souci. Et toi, la route ?

— Des embouteillages infernaux, rien d’inhabituel. Viens, entrons. Vous devez avoir une faim de loup, toutes les deux.

Eleanor ricana mais opina du chef et suivit Samuel à l’intérieur du musée. Comme toujours quand elle entrait dans ce bâtiment chargé d’histoire, elle prit le temps de regarder autour d’elle. Il y avait moins de gens dans l’énorme lobby qu’elle ne s’y attendait. Une agréable surprise. Cependant, même comme ça, la jeune mère ne se sentait pas assez à l’aise pour lâcher la main d’Isobel, qui détaillait les alentours de ses yeux gris remplis de curiosité. Samuel les regardait elles, surtout. Il n’essayait pas de s’en cacher, un point qu’Eleanor lui accordait bien volontiers. Elle avait toujours apprécié sa franchise.

Ils se dirigèrent tous les trois vers la pizzeria intégrée au musée, l’option la plus adaptée pour un enfant et ses parents. Eleanor avait déjà mangé là-bas à l’occasion : elle savait que la nourriture était excellente et que l’enseigne proposait des pizzas avec du fromage sans lactose sur demande. Un serveur aux cheveux teints en mauve et à l’attitude affable les accueillit à l’entrée et les guida vers une table non loin du comptoir où il fallait passer commande. Eleanor installa Isobel sur une chaise haute puis s’approria la banquette, Samuel s’asseyant face à elle.

— Qu’est-ce que tu veux, ma puce ? demanda la jeune femme. Une pizza ou une salade ?

La petite n’hésita pas une seule seconde :

— Une pizza !

— Il y en a une au salami. Tu veux celle-là ?

— Oui !

Puisque c’était réglé, Eleanor consulta la carte pour adultes. Isobel n’aurait pas assez faim pour un dessert, après tout, et puisqu’il s’agissait d’une sortie exceptionnelle, destinée à lui faire plaisir avant tout, sa mère avait décidé qu’elle pouvait avoir de la limonade plutôt que de l’eau. Quand elle eut décidé ce qu’elle allait manger, elle échangea un regard avec Samuel.

— Je vais commander. Pizza au salami pour Isobel… Et toi ?

— Celle aux champignons, avec une limonade maison chacune. Au fait, demande le fromage sans lactose sur sa pizza, elle est allergique.

Cela lui nouait le ventre de confier cette tâche à quelqu’un d’autre, mais elle se fit violence. Elle savait pouvoir faire confiance à Samuel, même pour quelque chose d’aussi important. Il le lui avait prouvé encore et encore pendant les cinq ans qu’avait durés leur amitié. Après un sourire à Isobel, l’homme se leva et se dirigea vers le comptoir. Eleanor ne le quitta pas du regard, même si elle ne pouvait pas savoir ce qu’il disait à cette distance. Elle lui ferait confiance s’il s’agissait d’elle-même ; elle devait lui faire confiance concernant sa… non. Leur fille.

Quand Samuel revint s’asseoir, il sembla comprendre d’un regard sur les traits d’Eleanor toute la tension qui la parcourait. Il posa la main sur la table, non loin de la sienne, mais ne la toucha pas, comme s’il n’osait pas tout à fait. Elle ne savait pas comment elle aurait réagi s’il avait décidé de pousser jusque-là. Un sourire rassurant jouait sur ses lèvres minces, ses yeux bleu pâle emplis de douceur.

— Ne t’en fais pas, ils avaient encore du fromage sans lactose. Je m’en suis assuré.

Les épaules d’Eleanor se détendirent. Cela faisait du bien de l’entendre le dire à voix haute. Le sourire de Samuel s’élargit légèrement, sa main se rapprocha d’un iota de la sienne, mais il se redressa quand le serveur approcha avec leurs boissons. Le professeur avait lui aussi choisi la limonade maison, réputée excellente. Pour Isobel, Eleanor plaça une paille dans le verre. La fillette balançait énergiquement les jambes dans le vide, perchée sur sa chaise haute comme sur un trône qui lui permettrait d’observer son royaume.

— Tu as hâte de voir les dinosaures ? demanda Samuel à la fillette d’une voix douce.

Isobel acquiesça avec enthousiasme et commença à répéter à son père absolument tout ce qu’elle savait déjà sur les créatures qui la fascinaient tant. Eleanor sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine et tenta de se calmer tout en buvant une gorgée de limonade. Samuel, quant à lui, semblait fasciné. Elle ne le blâmait pas : la petite devenait presque magnétique quand elle commençait à parler d’un sujet qui la passionnait.

Quand leurs pizzas arrivèrent – Samuel avait commandé celle aux quatre fromages – la petite se trémoussa sur sa chaise d’anticipation. Avec son allergie, elle ne mangeait pas souvent de pizza. Eleanor préférait les cuisiner elle-même pour être sûre de lui offrir une option complètement sans lactose, d’autant que les surgelés sans allergène du supermarché coûtaient une fortune. Hélas, la jeune mère n’était ni douée pour cuisiner ni vraiment intéressée par ce passe-temps chronophage. Elle avait bien dû apprendre alors qu’elle vivait seule, durant ses études, et avait progressé depuis son retour à Londres, mais ça ne valait pas un restaurant.

De l’opinion d’Eleanor, peu de choses sentaient meilleur que la croûte bien cuite d’une pizza artisanale fraîchement sortie du four. Après avoir coupé une part en petits morceaux pour Isobel, la jeune femme se pencha sur son propre plat et respira profondément avant d’attaquer. La première bouchée lui fit fermer les yeux avec un petit grognement satisfait, que Samuel souligna d’un rire léger et chargé d’affection.

— Comment on peut détester cuisiner et pourtant adorer la nourriture à ce point ?

— Si je cuisinais avec mes papilles, crois-moi, je passerais ma vie à ça !

Le repas se poursuivit dans le calme et la bonne humeur. Comme Eleanor l’avait prévu, Isobel n’arriva même pas à la moitié de sa pizza, mais Samuel se leva sans même qu’elle ait besoin de le lui suggérer et demanda que le personnel de cuisine place le reste dans une boîte, qu’il alla déposer dans sa voiture. Avant qu’il revienne, la fillette se tourna vers sa mère avec un large sourire. Elle avait une petite tache de sauce tomate sur la joue gauche, que la jeune femme effaça à l’aide d’une serviette en papier.

— On va voir beaucoup le monsieur ?

Eleanor considéra la question avec soin pendant quelques secondes puis répondit :

— Je pense, oui. Il a l’air d’en avoir envie, en tout cas. Et toi, ma puce ? Tu as envie de le voir souvent ?

— Il est gentil. J’aime bien les gentils.

Une réponse simple et juste, aux yeux d’Eleanor. Samuel ne contenait pas la plus petite once de méchanceté. Quand ses angoisses ne l’envahissaient pas, la jeune femme admettait qu’il ferait un père fantastique, si elle le laissait prendre cette place. Ils ne seraient jamais un couple, mais ils pouvaient s’entendre, communiquer, élever cette petite fille douce et exceptionnelle ensemble. Il fallait qu’elle apprenne à faire un pas en arrière, à lui donner de l’espace, sans doute une des choses les plus dures qu’elle tenterait de sa vie.

— Tu veux un thé avant qu’on y aille ? demanda l’homme en revenant à ses côtés.

Elle fut tentée d’accepter mais secoua la tête.

— Non, allons-y. Les dinosaures nous attendent.

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Notsil
Posté le 25/08/2020
C'était pas la bonne heure pour lire ce chapitre, j'ai ultra faim de pizza, maintenant ^^
En plus Samuel aime les 4 fromages. Je l'adore :p

J'aime beaucoup les questionnements d'Eleanor (j'ai enfin percuté que ce n'était pas Eléanore, il m'aura fallu le temps ^^).

Isobel est adorable, elle va donner envie d'enfants ;)
_HP_
Posté le 24/08/2020
Samuel 😍 Isobel 😍 Eleanor 😍 Les chats 😍
Bien, maintenant que ça c'est dit xD
Je fonds à chacun de tes chapitres, c'est vraiment trop adorable comme histoire ! Comme toujours j'ai hâte de voir comment va évoluer la relation entre Samuel et Eleanor, si elle va lui laisser une place ou pas, en tant que père ou compagnon ^^
D'ailleurs, je me suis rendue compte que dans mes commentaires précédents j'ai écrit Eléonore, je suis terriblement désolée 😭😭
Je fonce lire la suite x)
Charlie L
Posté le 21/08/2020
"J'aime bien les gentils." ISOBEL EST JUSTE ADORABLE OMG

J'ai adoré ce chapitre, tout y est tellement bien! Samuel est charmant, j'ai hâte de voir comment sa relation avec Eleanor et Isobel va évoluer ^^

J'attends le prochain chapitre avec impatience, j'espère qu'il sera plein de dinosaures :D
Nyx M. Cavalier
Posté le 21/08/2020
Promis, il sera plein de dinosaures !
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