Chapitre 9

Par Hylla
Notes de l’auteur : A toutes celles et ceux qui avaient déjà lu le chapitre suivant, un grand pardon pour l'insertion de ce chapitre un peu en arrière. Je ferai de mon mieux pour que cela ne se reproduise plus !

Le samedi, Philippe s’attend à retrouver sa fille rayonnante après son séjour à Rome. Il croit qu’elle lui racontera en détail pourquoi le forum, niché au milieu de magnifiques rues à la pierre blanche resplendissante d’Histoire, est un endroit fabuleux, à l’aura mystique. Qu’elle sera ravie de manger ses lasagnes préférées, que cette brève parenthèse italienne ne peut de toute évidence pas détrôner ce plat car il a le goût de son enfance. C’est une Sophie assassine qu’il retrouve. À côté, même Eugène semble de bonne humeur.

De tout le repas, son fils ne râle pas plus qu’il ne parle, sauf quand il y est expressément encouragé par son père. « Oui, c’est bon ». « Non, je n’en reprendrais pas, j’ai bien assez mangé, merci ». Il ne lâche pas sa sœur du regard, laquelle plante sa fourchette d’une main si lourde qu’elle finit par faire grincer l’assiette.

« C’est fini oui ? s’énerve Philippe quand elle consulte son téléphone sous la table en plein repas.

— Laisse-la, souffle Eugène. Elle s’est levée du mauvais pied.

— Je vais très bien » assène-t-elle. Puis, alors qu’elle range son téléphone dans sa poche trop petite pour le contenir en entier : « Je n’ai juste pas beaucoup dormi cette semaine.

— C’est important de faire des bonnes nuits de sommeil, même si à ton âge, tu peux encore tenir debout sans dormir assez… sermonne son père.

— Si Eugène ne me mettait pas la pression, je pourrais me reposer un peu » lance-t-elle.

Philippe passe d’un enfant à un autre tel un spectateur à un match de tennis, sauf qu’aucune balle n’est servie. Ils se meuvent sur le terrain selon une trajectoire imprévisible. Le père, lui, n’aime pas être pris au dépourvu. Encore moins ne pas comprendre une chose qui parle aux autres, de surcroît sous son propre toit. Alors, il hausse les épaules et empile la vaisselle sale avant de repartir en cuisine.

« T’attends quoi pour lui dire ? Même Gaby m’a appelée pour savoir ce qui ne tournait pas rond, chuchote Sophie.

— Tu lui as dit quelque chose ?

— Ce n’est pas à moi de le faire.

— Pour l’instant, je ne préfère pas lui en parler tant que je ne sais pas qui a fait ça.

— Et Papa ? Pourquoi tu ne lui en parles pas ? »

Sophie a élevé la voix exprès. Elle le piège comme un rat dans un coin. Il ne peut plus s’en sortir, si bien que quand Philippe revient, c’est à son fils qu’il adresse son regard réprobateur, ce bon vieil air du « qu’as-tu à me dire ? » qu’il lui a servi à plus d’une reprise lors de sa jeunesse. Eugène bafouille quelques mots maladroits :

« Il y a eu un problème, au boulot… »

Les yeux de Philippe s’écarquillent, l’invitent à continuer, mais Eugène prend une fourchette de lasagnes qu’il mâche mollement. Dans un soupir, Sophie poursuit :

« Eugène râle parce qu’un de ses soi-disant romans est devenu un best-seller.

— Eugène, un best-seller ? » ricane le père.

Le fils fusille sa sœur du regard avant de se relever pour mieux se poster devant la baie vitrée. Après avoir prié sa sœur de lui répondre une semaine plus tôt, il ne veut plus la voir. Sophie… S’il pouvait, il lui ferait ravaler sa fierté, à celle-là. Comment ose-t-elle le trahir ainsi, mettre le sujet sur la table alors même qu’entre eux, il n’est pas résolu ? Eugène fulmine. Cette haine, il ne l’a pas ressentie depuis petit, quand la rancœur envers sa sœur était monnaie courante, bien que pour des évènements bien moindres. En une semaine, Sophie vient d’éclipser toute la construction de leur relation qu’ils ont voulu apaisée ces dix dernières années, depuis que leur mère est partie et qu’eux deux forment l’embryon familial le plus stable de son existence.

« Tu ne m’as pas dit que tu avais fini un manuscrit, reprend Philippe.

— Je n’ai pas fini un manuscrit. C’est le programme de Sophie, Léana, qui a fait ça.

— Tu as utilisé un robot pour écrire ? »

Cette fois, la voix de son père a tout du reproche. Vexé, Eugène se retourne pour mieux répliquer :

« Je ne l’ai pas utilisé ! Jamais je n’aurais fait ça ! C’est justement ça le problème… Le livre est sorti sans que je le sache.

— Je vois… » souffle Philippe.

Ses doigts bougent de façon compulsive. Il pèse ses mots, jette un regard en biais à sa fille, puis fixe ses mains sur la table pour mieux lui lancer :

« C’est dangereux, Sophie. Une pente glissante dont j’espérais ne pas être témoin de mon vivant… Encore moins venant de ma propre fille.

— Je n’y suis pour rien ! clame-t-elle tout aussitôt.

— Pour rien, pour rien, quand même ! coupe son frère. Tu as même prévu une option ‘textes littéraires’ dans le menu, ce n’est pas comme si tu n’y avais pas pensé.

— Je n’avais pas encore décidé de si l’option resterait ou non. Je vais peut-être l’enlever. Les copywriters, c’est plus rentable que les aspirants auteurs. »

Philippe écarquille les yeux.

« Plus rentable ? C’est là la seule raison que tu vois ? gronde-t-il.

— Je n’ai pas voulu que ça arrive, ok ? Pour l’instant, on est tous dans le même bateau, siffle Sophie.

— Non, réplique Eugène en reprenant place à table. Moi, je me suis fait voler mes manuscrits. J’ai écrit des histoires que quelqu’un d’autre a terminé. Peut-être même ma copine ! Alors ce n’est pas parce que tu fais des heures supplémentaires en ce moment qu’on est dans le même bateau. »

Il ponctue sa phrase d’un coup de poing avant d’élever la voix :

« Je ne dors plus, depuis le week-end dernier ! Tu te rends compte de ça ?

— Quatre ans, quatre ans que tu parles de Léana comme une révolution dans ta vie ! renchérit-elle. Et l’apport pour ton corps de ferme, à Langoiran ? Tu ne l’aurais jamais eu sans ! Le premier problème se pointe et tu me laisses à peine voix au chapitre !

— Sophie, l’interpelle Philippe d’un ton plein de reproches. Ce n’est pas acceptable, un robot qui écrit. Tu as pensé aux dérives ? Aux conséquences pour la Littérature ?

— Oui, Papa, j’y ai pensé. Et toi, le futur, tu y as pensé ?

— Ce n’est pas parce qu’on peut faire les choses qu’on doit les faire.

— Comment veux-tu qu’on y échappe ? L’intelligence artificielle est là, c’est un fait irrémédiable. Moi, je veux juste être là au moment où le gâteau sera partagé.

— La Littérature n’est pas un gâteau que l’on se partage ! articule Philippe d’une voix plus volubile. C’est un bien commun que l’on se doit de protéger ! »

Eugène lance à sa sœur un regard appuyé. Dans ses yeux, son père lit un puéril « bien fait ».

« Tu ne te rends pas compte des dérives. Tu es beaucoup de choses, ma fille, mais tu n’es pas une lectrice. Déjà que le monde de l’édition tend à une uniformisation… À quoi ressembleront les rayons, demain ? Des livres écrits avec la même recette… Inspirés par les mêmes références… La Littérature est vaste, les écrits sont nombreux. Variés. Si demain un livre est écrit, l’inspiration provient peut-être d’un livre d’hier, d’aujourd’hui, ou même d’autre chose qui n’a rien à voir du tout. Avec ton robot, tout se ressemblera. Tu as peut-être pu engendrer un best-seller, mais je ne veux pas de la littérature que tes programmes peuvent créer. Elle est dangereuse et devrait être interdite.

— Si elle rapporte, alors je suis sûre qu’il y aura des gens pour en vouloir, répond Sophie d’une voix calme.

— Bien sûr qu’il y en aura pour signer ! tonne le père. Et alors ? Parce qu’il y aura des moutons pour sauter sur l’occasion tu dois abandonner toute capacité d’analyse critique ? Tu as engendré un monstre !

— J’ai créé une possibilité du futur.

— Créer vient avec des responsabilités.

— Disrupter engendre toujours des mécontentements chez ceux qui ont connu le monde d’avant.

— Ça suffit, tranche Philippe.

— Tu n’as plus d’argument donc ça suffit ?

— Si tu ne comprends pas pourquoi ce que tu as fait est dangereux, alors il ne sert à rien d’en parler davantage. Un point c’est tout. »

Pour mieux ponctuer son propos, Philippe se lève et s’éclipse à la cuisine, d’où il lâche un désinvolte « des cafés ? » qui se perd en l’air.

Eugène souffle. Même si son père vient d’élever la voix et de prendre parti contre Sophie, le fils est persuadé que s’il avait été l’étendard d’un tel discours, il n’aurait plus eu droit de cité dans l’échoppe familiale. Il regarde Sophie en biais et garde sa rancœur pour lui. Après tout, dans cette bataille, il se range du côté de son père, un fait assez rare pour être noté.

Sa sœur ne pense pas aux auteurs, que sa Léana remplace sans le moindre égard. Le cas des copywriters est différent : Eugène a la faiblesse de croire que l’intelligence artificielle est leur avenir, sans penser au pendant littéraire dans lequel celle-ci entraîne inexorablement l’écriture. Il ne voit que l’aspect pratique et immédiat de Léana. Après tout, y a-t-il vraiment des auteurs qui apprécient d’écrire des textes si techniques ? L’intelligence artificielle permet à Eugène de gagner du temps. Grâce à celui-ci, il accepte plus de missions. Gagne plus d’argent. Le tout en quelques clics et à coup de mots-clés, là où avant le travail d’écriture était long et fastidieux. Léana s’inscrit à merveille dans l’évolution capitalistique du monde de l’écriture. En étant ainsi adoubée pour des domaines différents, elle devient pour la littérature un cheval de Troie avec, dans son gosier, les ramifications d’une invasion inéluctable. Et sans que personne ne s’en aperçoive, le compte à rebours a déjà commencé.

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Gab B
Posté le 20/02/2023
Hello ! Merci d'avoir prévenue que tu avais inséré ce chapitre avant le dernier ;)

Ce qui m'a un peu gênée :
- Elle qui avait passé tous ses examens d’études sans davantage de travail que le minimum nécessaire pour passer à l’année suivante se liquéfiait en pensant à cette date ==> répétition de "passer", et aussi la phrase est un peu compliquée à lire
- Quand, début janvier, elle remonta sur Paris pour le début des examens ==> répétition de "début"
- dans sa chambre de bonnes qu’elle louait ==> on dit "chambre de bonne" au singulier, et aussi je mettrai soit "la chambre de bonne qu'elle louait" soit "sa chambre de bonne, qu'elle louait"
- où elle projetait sa présentation par vidéoprojecteur ==> c'est un peu redondant :)
- mais pas que ==> on le dit à l'oral mais écrit comme ça je trouve que ça sonne mal... "mais pas seulement" ?


Mes phrases préférées :
- Elle tentait tant bien que mal de se réconforter en se disant que son ambition pour Léana était plus vaste qu’un projet d’études ==> j'aime bien cette idée !
- ses yeux se noyaient dans ses paupières grisâtres
- Elle savait bien qu’elle ne ferait pas de miracle en une nuit, mais elle voulait tout faire pour s’en rapprocher ==> encore une fois, j'aime bien l'idée. La personnalité de Sophie est très chouette.
- Elle avait eu beau assister à plusieurs modules dans cette pièce, connaître le mobilier, les moindres recoins, tout ce jour-là lui paraissait inconnu
- Je l’ai designée pour répondre à plusieurs autres impératifs : du sourcing de clients potentiels à l’échange par mail, Léana peut remplacer l’écrivain public dans toutes les tâches plus lourdes du volet administratif et financier. ==> ah ! je comprends mieux, maintenant.


Remarques générales :
Pendant la présentation de Sophie, j'ai eu l'impression qu'elle commençait ce qu'elle avait à dire et que ça ne passionnait pas beaucoup le jury jusqu'à "Léana est un copywriter 2.0, commença-t-elle par dire" ; or cette phrase semble être le début de sa présentation... De quoi a-t-elle parlé avant si ce n'était de Léana ?
Je ne suis pas sûre d'avoir compris en quoi consiste "l'option de pré-signature".
Ce chapitre éclaire pas mal de choses ! Je me demande par contre comment Léana a pu terminer les romans s'il a toujours continuer de refuser les autres fonctionnalités ?

A bientôt !
Hylla
Posté le 20/02/2023
Salut !! Merci pour ton retour :) ce chapitre a été écrit très dernièrement, c'est précieux d'avoir tes commentaires dessus :)

Je pense donc qu'il faudrait que je développe davantage la partie signature ici... Contente si ce chapitre a opéré sur l'aspect révélations par rapport au fonctionnement de l'IA. Puisque Sophie parle des détails lors du repas de Noël, je me suis dit qu'il valait mieux le faire figurer juste avant ce moment-là... Dur dur de savoir où caser quoi a posteriori sur un jet, il faudra vraiment que j'ai une relecture très attentive pour que la chronologie tienne la route et que les révélations arrivent au bon moment.

A très vite !
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