Chapitre 8 - Matraques et percussions

Sur le rebord de la fontaine à côté du marché se fait entendre un tambour. Il est battu par des mains dénuées de bagues ou de bracelets. À ses côtés un accordéon souffle un air folklorique qui se diffuse paisiblement. Les touches de l'instrument transforment les soupirs du soufflet en une mélodie entraînante. Les notes transpirent une jovialité qui tranche avec l'incertitude de ce qui attend les troubadours et leurs spectateurs. Autour des musiciens se forme un ballet de danseurs ; leurs pas sont dictés par leurs sentiments et les mettent dans des positions extravagantes.

Le pavillon impertinent de la revendication est hissé sur nombre de panneaux. Les arborer semble émouvoir les plus sensibles des manifestants. Comme si écrire « Solidarité et paix » sur un bout de bois nous faisait porter à bout de bras le poids de ces idéaux tout au long de la marche. Le cortège ressemble à une rivière, où continueraient d'affluer de multiples ruisseaux. Sa progression se fait au rythme de la musique, comme si elle était vectrice d'une vie qui animerait la foule. À leurs fenêtres les curieux observent le phénomène. La plupart jettent un œil discret et n'osent pas croiser de regards. Craignent-ils le jugement de quelqu'un qu'ils pourraient connaître ? Ou sont-ils juste effrayés par cet événement qu'ils perçoivent comme sans précédents ? Les plus courageux accourent pour rejoindre le mouvement et y joignent leur voix :

« Tout le pouvoir au peuple ! Il n'y a pas de place pour les tyrans !

Tout le monde a sa place et le droit d'être vivant !

Tout le pouvoir au peuple ! Pour que l'égalité soit notre ciment ! »

Au cœur du cortège un poing se lève, un poing accompagnant la mesure. Il s'agit de celui de Théo. Il arpente les rues comme s'il gravissait une montagne, afin de percevoir le monde depuis une nouvelle perspective. Aujourd'hui, il porte avec lui un petit sac avec de multiples poches, le style de sac qui fait son effet à la récré. Il y a rangé de quoi boire, manger et y a ajouté le carnet de Chloé qu'il avait peur de froisser en le gardant dans sa poche de pantalon. En reposant sa bouteille d'eau après en avoir bu une lampée, il regarde le manuscrit d'un regard tendre. Il se sent fier d'avoir le privilège d'être l'unique lecteur de l'ouvrage. Chloé à côté de lui saisit ce regard puis tourne rapidement la tête. Elle aussi doit certainement être fière de susciter autant d'attention. La marche est tranquille, vivante ; tous ensemble ils foulent le pavé. Pueblo et Abdel les encadrent et se fondent dans la manifestation. Devant eux, à la tête du cortège, Raphaël s'agite. Il tonne les slogans avec une voix qui empreinte la force de coups de tonnerre. Tels des éclairs, ils créent l'étincelle capable de faire briller les yeux. Il ouvre la voie, s'empare de l'espace et trace la route jusqu'au carrefour de toutes les audaces. En effet du haut de la butte à la croisée des chemins on distingue une masse approchant à pas réguliers.

Ils sont là. Ils approchent. Le bruit de leurs bottes se confond avec celui de leur bouclier martelé. Les murs de la cité relaient la menace adressée aux manifestants. À leurs oreilles ils perçoivent le sombre galop d'un destin fatidique. Ils avancent en rangs serrés. Leur formation fait penser aux régiments romains. Casque à visière fumée et tenue cuirassée anonymisent ces soldats qui se font nommer « Garants de l'ordre ». Cette milice répond aux appels d'offres pour des missions de sécurisation d'intérêt privé ou public. Elle domine le marché de la sécurité sur le territoire national grâce au rôle qu'elle a joué par le passé dans la répression de soulèvements urbains.

Leur approche crée les premiers tumultes et spasmes de panique parmi les manifestants. Ces derniers invoquent leurs bons sentiments et les invitent à les rejoindre, mais la tentative sera vaine. Le ciel se voile sous les nuages et plonge dans l'ombre le théâtre des événements. Un gradé invective la foule de se disperser immédiatement ou d'assumer les conséquences de leur non-coopération. Naïvement, les manifestants plaident leur cause et persistent à tenter de les convaincre pour éviter que la situation ne dégénère.

Ils chargent. La terre tremble sous leurs rangers. Ils saisissent au hasard la première main, le premier bras qui passe à leur portée et le matraquent avec violence. Plusieurs personnes fuient ne sachant que faire, d'autres s'engagent dans un affrontement frontal. Un tsunami humain déferle dans les rues, sans certitude sur ce sur quoi il aboutira.

Nombre d'entre eux s'entassent et tentent d'abriter leur visage et celui de leurs proches. Le macadam goûte aux premières gouttes de sang. On retrouve les premières victimes inconscientes dans le caniveau avec le cuir chevelu ruisselant. L'agitation se fait de plus en plus sentir et la grogne se fait entendre. En réponse, les gaz lacrymogènes sont lâchés. La fumée envahit l'air puis crée un nuage grisâtre qui se densifie. Les miliciens envoient des grenades de dispersion ; leur but est d'orienter les mouvements de foule. Le bruit sourd des détonations crée la panique et donne le sentiment de vivre une scène de guerre. Avaler sa salive devient une épreuve, celle de surmonter la brûlure de ses voies respiratoires liée au gaz. La vieille ville et ses charpentes apparentes est témoin de la lutte féroce qui se mène devant elle.

Dans le brouillard créé par le gaz, il commence à être difficile de s'orienter. Une ombre s'approche, elle apporte en plus de sa forme rectiligne imposante, une voix rauque et métallique :

« Vous troublez l'ordre public ainsi que la bonne marche de la société, si vous vous dispersez maintenant il ne sera pas fait cas de votre dissidence.

Nous vous devons la clarté, la bienveillance et la justice, ne vous y opposez pas. »

Ce message est diffusé dans une boucle infatigable.

Les goupilles des grenades lacrymogènes jonchent le sol, et discerner quoi que ce soit à plus de dix mètres est un défi impossible. Tout ceci ressemble à un cauchemar, et si tel avait été le cas, il aurait été créé par un marchand de sable fort sadique.

Alors que la peur et la colère se mêlent à la cohue, Raphaël grimpe sur une voiture et tente d'adresser un message. Il use d'un porte-voix fêlé qu'a dû perdre un manifestant dans la panique. Il ne peut s’empêcher de tousser, ses yeux piquent, mais il s'oublie un instant.

« Soi-disant nous ne serions rien. Nous qui ne possédons pas pour exister, nous avons l'essentiel ! Nous avons la volonté ! Ils peuvent nous déposséder, nous mettre en cage, mais même dans ces circonstances nous demeurerons plus libres qu'ils ne l'ont jamais été. Nous ne nous sommes pas vendus. Nos mains ne sont pas liées par la dette, nos pieds ne sont pas enchaînés par des comptes à rendre loin du peuple ! Le capitalisme cristallise les capitaux comme la mort ! »

À ce moment, alors que Raphaël pointe du doigt la direction où doit se trouver l'essentiel des forces en présence, la fumée laisse entrevoir un régiment en position de tir, leurs canons braqués sur la population.

Raphaël emporté par la situation poursuit :

« Nous allons mettre fin à tout cela. La répression n'a plus sa place ! Vos balles ne peuvent pas abattre les idées ! Foule esclave, debout, debout ! »

Raphaël saute du véhicule et le renverse avec de l'aide, puis il s'engage dans l'établissement d'une barricade. Poubelles et cageots sont incendiés dans le but de ralentir la progression des hommes en armures.

Les grenades et le gaz pleuvent. En arrière-plan la seule voix qui se fait entendre au travers des cris et des sirènes est celle d'un message préenregistré :

« Ceci est le dernier message qui vous sera adressé.

Vous freinez la course irrémédiable du progrès, cessez immédiatement.

Dispersez-vous émeutiers, ou assumez les conséquences de vos actes. »

Aussitôt la dernière séquence diffusée, le peloton resserre ses rangs. Ils gardent toujours en joue les manifestants. Alors que la démonstration d'armes n'était jusque-là estimée que comme un acte d'intimidation, tout le monde comprend instantanément qu'ils vont faire feu. Tout le monde court.

« Quel pouvoir juste vous demanderait d’abattre vos mères et vos frères? » cette question lancée par on ne sait qui n’aura pas de réponse.

La main d'un des tireurs palpite aux côtés de la gâchette. Il ne peut croire où il est. Au travers de sa visière, il regarde d'un œil désespéré son commandant. Sa main est levée, et elle ne tremble pas. Elle tombe en avant et emporte dans sa chute les balles de ses hommes. Ces hommes qui en cet instant s'exécutent en sacrifiant leur humanité sur l'autel de la discipline.

Les balles fusent. Leurs sifflements déchirent les tympans et les chairs. Cette stridente cacophonie n'est pas étrangère à Pueblo. Il ne peut la supporter. Il lutte pour ouvrir ses yeux aveuglés par le gaz. Il aperçoit une enfant qui court derrière ses parents. Ses petits pieds tentent vainement de l'amener auprès d'eux. Visiblement ils l'ont oubliée et courent pour leur vie. Il voit tout de suite qu'elle ne va pas s'en sortir. Il confie Théo et Chloé à Abdel et part en direction de l'enfant. L'instant d'après il n'est plus là. Il est au centre des coups de feu, des cris et des larmes. Autour de lui, il n'y a que la mort. Des soldats chassent les survivants et tirent sur les cadavres pour s'assurer que leur mission est accomplie. Tous autant qu'ils sont, ils ignorent Pueblo. C'est à n'y rien comprendre, mais il poursuit sa course, jusqu'à ce qu'il distingue un visage au sol. Une peur viscérale parcourt son lobe frontal et éteint subitement toute volonté dans son cœur. Ici gît l'épouvante, le macabre, sous les traits de son père. Cette vision le déchire, mais il sait qu'il n'en est rien, que ce n'est pas possible. Ses jambes connaissent leur route et le portent jusqu'à la fillette. Arrivé à hauteur, il est entre elle et les balles et lui entre la vie et la mort. Il croit entendre un appel de Théo, mais rien n'est sûr. Si, une chose l'est néanmoins, le fait que soit visible au regard de ses amis, sa dépouille au sol. Un sifflement l'a emporté et a laissé derrière lui les sanglots et pas assez de mots pour décrire Pueblo.

Les sanglots que couvait Théo jusque là lui échappent. Il ne retient pas ses cris et ses larmes. La douleur est insoutenable. « Comment ceci peut-il arriver ? Qui tient à ce point à la souffrance d'autrui ? » s'interroge Théo au milieu des hurlements. Sa vue se trouble, il est comme anesthésié par la cruauté dont il a été témoin.

Quelques acharnés tentent de traverser le no man's land pour récupérer des blessés. C'est affublés de vestes ou de cirés blancs qu'ils s'exposent au baiser de la poudre. Très peu d'entre eux réussissent à rejoindre les blessés. Extraire plus de victimes qu'ils ne perdent de soignants est une réelle épreuve. Dépouilles et désespérés gisent sous la même enseigne, celle du « coût au maintien de l'ordre social ».

Une fois qu'un blessé rejoint un brancard, il y est attaché, ce sont les directives. Comme si une femme dont les viscères souillent son débardeur noir pouvait représenter une menace. On lui relève pourtant ses empreintes et la prend en photo. Il est dur de savoir ce qui l'attendra si elle s'en sort.

Pendant ce temps sur le champ de bataille le ton est donné et la situation s’emballe. Les artères commerçantes de la ville sont noyées sous le gaz et une pluie de parpaings. Le responsable des opérations ordonne le repositionnement des troupes qui commencent à manquer de munitions. L'ordre est donné de cesser de tirer à vue, il faut désormais viser de préférence les individus armés.

En face on use de compresses et de sérum physiologique pour retrouver la vue au milieu des émanations qui brûlent la rétine. Pour peu que l'on distingue quelque chose, il n'y a qu'un théâtre désolé qui s'offre comme décor de la volonté meurtrière des puissants. Une pluie de cocktails Molotov déferle sur le peloton en formation. Leurs tenues leur épargnent les flammes et font ainsi la démonstration de leur supériorité matérielle. Les acharnés souhaiteraient qu'en cet instant cette masse sombre armée ne soit composée que de statues de cire.

Abdel se saisit de Théo, puis de Chloé, et les emporte dans ses bras. Il fonce tête baissée entre les manifestants en tentant de s'éloigner autant que faire se peut de la ligne de confrontation. Aux côtés des désespérés, des malheureux et des vaillants qui s'échinent pour ne plus avoir à plier le genou, on ne retrouve que la désillusion. Dans leurs yeux un monde est mort. En réponse aux questions et à l’incompréhension sont offertes de multiples salves de tirs. Elles se succèdent jusqu'à devenir indénombrables. Les personnes âgées sont soufflées telles des brindilles par la déflagration des grenades.

Des vertiges parcourent la nuée d'un corps contestataire dispersé. Les syncopes se multiplient tout comme s'étend le malaise populaire. Le rideau tombe et les comédiens s'affolent et ce n'est pas la poudre de perlimpinpin de Monsieur Loyal qui pourra ramener l’ordre.

C'est avec ses responsabilités qui s'accrochent à son cou qu'Abdel se jette à corps perdu dans une course pour semer la mort. Son sprint lui permet péniblement de distancer la folie qui se déchaîne derrière lui. Régulièrement il doit replacer Théo ou Chloé pour éviter qu'ils ne chutent, mais il ne peut leur épargner l'horreur des cris et des vies volées qui les entoure.

En contrechamp de ces confrontations, on atteint « un nouveau degré problématique dans la gestion de la situation » ; ce sont les termes utilisés dans un bureau situé loin du bruit des affrontements. « Les retours sont clairs, les munitions se sont taries, annonce un bureaucrate à l'uniforme trop grand pour lui. D'un regard hagard, il cherche un soutien salutaire parmi les autres personnes autour de la table. La plupart l'esquivent avec politesse jusqu'à ce qu'un silence fracassant se fasse entendre. Après s'être éclairci la voix et constaté l'engagement de son bureau, il ajoute :

« Nous allons aviser. Si l'on se contente de suivre le protocole, il ne peut rien nous arriver. »

Pendant ce temps sur un autre front du conflit, Raphaël est talonné par la milice. Comme d'autres, il a investi les rues voisines et mène avec une poignée d'hommes une véritable guérilla urbaine. Les échanges sont rapides et violents. La pierre apparente des habitations s’effrite sous l'intensité du combat. Des pierres répondent à des armes de guerre. Ces dernières arrivent dans le meilleur des cas à faire barrage dans la progression des agresseurs au visage camouflé, au pire elles ne font que rejoindre au sol leurs sœurs lancées plus tôt.

Un malheureux tente de renvoyer une grenade et y perd son pied. Au moment où il la frappa, son souffle emporta jusqu'à son mollet.

Raphaël le ramène jusqu'à lui et veille sur lui en même temps qu'il appelle les secours de la main. En même temps, il évalue l'approche lente « des pacifieurs », un autre corps de soldats dont la prétendue mission serait d'être les garants d'un ordre à préserver. S'il s’avère qu’ils incarnent l'ordre, il serait à craindre qu'un jour on puisse croiser le chaos. Pendant que Raphaël est coincé sur sa position, il sent des vibrations et voit poindre un hélicoptère qui les survole rapidement puis s'éloigne. Il n'y a plus de temps à perdre pour tenter de sauver le pauvre homme estropié que Raphaël maintient assis. Il réalise pour lui un garrot de fortune avec une manche de son sweat qu'il découpe avec un débri de métal. Rouge sur rouge, ton sur ton, l’hémorragie se réduit et ne paraît pas au travers du linge.

C'est ainsi qu'ils s'engagent dans la traversée de trente mètres d'une mer de violence. Ils enjambent débris et dépouilles puis longent les carcasses de véhicules abandonnés. Ils parviennent à rejoindre un dispensaire de soins de fortune qui est disposé là au milieu du sang et des balles.

L'effort constant nécessaire pour ne pas s’abandonner aux mains de l'ennemi a déjà réduit les forces de nombre de combattants. Raphaël depuis sa position peut voir les jambes de ses camarades trembler sous le poids des corps fatigués qu'elles portent. Les bras engourdis à force de porter des boucliers de fortune deviennent de plus en plus douloureux, au point qu'ils se surprennent d'efforts qu'ils auraient qualifiés hier de surhumains.

Le temps est lourd et l'air brûlant. C'est avec inquiétude que sont accueillies les premières gouttelettes qui lavent le front de ceux qui sont encore debout. En l'espace de quelques minutes, la bruine laisse place à des cordes qui se muent en averse. Rapidement un déluge s’abat. Les fumées sont tassées et le ciel déchiré par les flots. L'horizon vient de disparaître et Théo pointe du doigt l'inconnu. Au travers du rideau de pluie, il semble percevoir la remobilisation des forces en présence. L'air quelque peu assaini offre un second souffle aux rebelles, qui s'empressent de relancer la charge.

Les coups ne manquent pas, mais les détonations et les tirs se font rares. Les premières désertions sont visibles, et la formation se fragilise ; elle ne tardera pas à se briser. Ils tentent de repousser tant bien que mal la houle populaire, mais en vain.

Les assauts n'ont pas brisé la détermination et la soif d'avenir de tous. Le constat est sans appel, ils ont reculé. Dans cette brèche s'engouffre le peuple.

Usée par les affrontements, rouillée par les intempéries, c'est l'état dans lequel l'armée des intérêts recule. La pluie battante imbibe leur plastron et remplit leurs bottes, ce qui complique leurs manœuvres.

Théo descend des bras d'Abdel, s'avance les larmes aux yeux et sanglote en songeant :

 

« À quoi rime une telle haine ? Cette vision de nous, dérisoire, atteste à quel point pour eux, toute opposition nous exclue de l'humanité. Pourquoi ont-ils pris Pueblo ? Pourquoi... »

 

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