Chapitre 8 - Le Chemin des disparu(e)s

Par Zig

Le soleil lui brûlait les yeux et le bleu emplissait ses poumons. Il n'avait encore jamais vu un ciel sans nuage. L'azur s'étendait si loin qu'il en éprouvait un vertige ; juste parce que le monde n'avait plus de fin, et qu'il pouvait marcher sans trouver de rebord.

« On doit partir, ne cessait de répéter Féval. Oui. Oui peut-être que si nous partons maintenant, nous pouvons encore fuir. »

 Il est trop tard et tu le sais, rétorqua Molly. Nous devons avancer dans les tableaux, il n'y a aucune autre issue ».

Assis sur une grosse roche plate, Armand les écoutait distraitement, fixant l'horizon dégagé. Pur. Une odeur inconnue lui chatouillait les narines, ouvrant grand ses yeux d'innocent. Il y avait tout un monde dans ces embruns, toute une vie et une promesse, un univers qu'il s'inventait pour le plaisir de rêver. Il ne se souvenait pas du voyage, du chant de la magie. Ignorait comment repartir, et n'en avait pas envie non plus.

« Tu sais combien il en existe ? Des centaines ! Peut-être des milliers ! Sans M. Pierre et sans carte, nous sommes condamnés.

Et tu penses que paniquer va nous aider ? Ce n'était pas le plan, c'est vrai, mais nous allons nous débrouiller. »

Armand frissonna, touché par l'onde colérique de son ami spectral. Il trouvait le terme de « plan » un poil optimiste pour qualifier leur escapade chaotique mais, d'un autre côté, ça lui donnait l'impression d'évoluer dans une aventure parfaitement maîtrisée. Ce qui n'était pas le cas. Pas du tout. Et il ne parvenait pas à s'en inquiéter.

« Le plan c'est de retrouver M. Pierre ? finit-il par demander. »

 Ni Molly ni Féval ne répondit à ses interrogations, trop occupés qu'ils étaient à se manger le nez et le museau. Féval soutenait qu'ils devaient débloquer la « porte d'entrée » afin de regagner le cimetière, tandis que Molly persistait dans sa volonté de progresser. Les Ghûls en bocal – rendues à nouveau muettes par un sort d'Armand – s'agitaient en tout sens, cognant doucement contre les vitres de leur prison. Agitée, elles ne formaient cependant plus aucun message.

Le dos chauffé par le soleil – dont-il profitait allégrement – Armand commençait à s'ennuyer. Comme toujours, d'autres prenaient le contrôle des choses sans lui demander son avis, alors même qu'il était celui qui les avait mené ici, et qui continuait à vibrer au rythme du lieu. Il le sentait partout en lui : le bout du nez, des doigts, de la langue, et du cœur. De la même manière qu'au cimetière, ce nouveau monde lui ouvrait les bras, le berçait avec bienveillance et chaleur, soufflant des mots de bienvenue qu'il pouvait seul entendre. La paix qu'il ressentait – en surface de son être – venait sans doute de là : de ces mots d'amour.

Il attendit. Un peu. Puis beaucoup. Et enfin trop. Des fourmis couraient dans ses jambes et ses pieds, tandis que son dos le tirait, fourbu d'immobilisme. Lassé par la discussion – qu'il ne suivait plus et tournait en boucle – il s’éclipsa, les Ghûls en poche. Parmi toutes les choses enseignées par M. Pierre, l'art de l'excursion restait son favoris. Consciencieux, Armand prit soin de mémoriser les lieux avant de s'aventurer en amont de leur point de chute. Ils étaient apparus au milieu de nulle part, sur un discret mont herbeux qui surplombait un chemin de terre. Alentour ne se trouvaient que d'immenses rectangles de terrain ; verts, bruns et jaunes. Molly et Féval s'avéraient si absorbés par leur débat qu'ils ne remarquèrent pas le départ, même si Armand ne se cachait pas. Peu importait. S'ils voulaient le retrouver, ils y parviendraient : avec du flair, ou de la magie sombre.

La remontée provoqua une suée au jeune homme, qui le contraint à retirer son gilet de laine sombre. Ses yeux se posaient partout, son nez aspirait tout. Rien ne ressemblait à sa nécropole : trop de couleurs, trop de clair, trop de vert tendre et pétant. Au fur et à mesure de sa montée, son souffle se faisait plus court et le terrain changeait. L'odeur qui affolait sa tête se faisait de plus en plus prégnante, vivifiante et piquante. Puis il arriva au sommet. La vit. Cette étendue bleue et brillante, qu'on voyait danser et dont l'extrémité laiteuse mourrait contre les pierres. Comme un lac, mais en plus grand et sans limite visible. Sans frontière. Plus odorante.

« Je me demande si M. Pierre a déjà vu ça, s'interrogea-t-il à voix haute. En tout cas je suis sûr que ça ne lui plairait pas. Vous en pensez quoi ? »

Il avait porté le bocal vers son visage, profitant de la politesse – passagère et rarissime – des Ghûls, pour s'exprimer. Évidemment elles ne formèrent aucun mot, et continuèrent de tanguer dans leur écrin.

Alors qu'il rangeait à nouveau les malheureuses créatures – qui méritaient amplement leur punition, cela dit – le regard d'Armand fut attiré par un mouvement, en contrebas. Juste un peu plus loin, à flanc de falaise, un sentier risquait sa vie sur une arête dentelée. De gros morceaux de bleu venaient s'écraser au pied des crêtes, et les mouvements produits montaient si haut qu'ils fabriquaient d'immenses crocs d'eau, retombant au sol pour agoniser dans la sente.

Et il y avait un homme.

Insensible face à la menace terrible des murs cyans, le marcheur – car il avançait bel et bien – progressait, d'un pas lent et serein. 

« Il a l'air de savoir où il va, fit remarquer Armand, et peut-être qu'il pourra nous aider ».

Comme personne ne répondait – sans surprise – le jeune Fossoyeur se mit en tête de descendre jusqu'au chemin, et accompagner l'inconnu. Son cœur battait la chamade, à cause de l'effort mais aussi parce qu'il avait peur. A part M. Pierre, et les habitants trépassés du cimetière, il n'avait jamais parlé à un être humain. Il avait bien croisé David, de temps à autre, mais ce dernier n'était plus humain de puis longtemps, même s'il en conservait l'apparence.

Alors qu'il évitait les pierres et zigzaguait entre les mottes, Armand eut soudain l'impression que le voyageur s'était arrêté, et l'attendait. Cette impression se confirma lorsque l'homme se tourna vers la silhouette tanguante de l'apprenti, pour lui adresser un salut digne et poli. Désarçonné, Armand stoppa net sa course et se plaça en position d'attente, ne sachant plus s'il devait poursuivre sa route ou remonter en sens inverse. D'instinct, il ressentait le besoin de se réfugier auprès de Féval et Molly qui, plus expérimentés, sauraient ce qu'il convenait de faire en pareille situation.

Et ensuite ?

Ensuite on lui dirait quoi faire, et il suivrait. Gentil. Mouton. Docile.

Non. Il en avait marre de suivre des règles qu'il ne comprenait pas. Marre d'être le mal formé, l'incompétent, l'éternel apprenti passif qui attendait, la bouche en cœur et l'esprit ouvert. Il pouvait faire ses propres choix. Devait faire ses propres choix.

Alors il termina sa descente – frôlant la chute – et s'approcha de celui qui s'avérait être un homme vieux. Vraiment vieux.

« Bonjour jeune fille, salua le marcheur.

  Oh euh... je suis Armand.

  Bonjour Armand, se corrigea le vieillard. C'est rare de voir du monde par ici, je suis surpris. Si j'avais su, j'aurais fait plus à ma mise ».

Même si ce n'était pas poli – d'après ce que lui avait enseigné Molly – Armand prit le temps de détailler l'inconnu, afin de se faire une idée plus précise de ce qu'il évoquait. De son point de vue, le vieil homme présentait déjà fort bien. Une barbe drue couvrait son visage plein de plis, lustrée par un produit qu'Armand ne sut identifier. Les yeux s'éteignaient sous le crâne chauve, mangés par des sourcils épais mais bien disciplinés. Il y avait du malheur et de la joie dans ce visage : un combat permanent entre ce que la vie offrait de plus beau, et les creux les plus profonds du quotidien. Un long quotidien, chargé d'ans et d'aventures. Un rocher solide de vécu, inébranlable face aux rugissements toujours féroces des eaux qui claquaient.

Et pourtant...

« Tu vas où ? demanda Armand, curieux.

Le tutoiement est un peu rude, jeune personne. Lorsqu'on ne connaît pas son interlocuteur, on essaye de se montrer moins familier »

Pris à défaut, le jeune Fossoyeur sentit ses joues chauffer, et sa gorge se serrer. Le vent et l'onde frappaient son visage, aussi pria-t-il pour que sa gêne passe inaperçue.

« Je suis désolé, je ne vois pas souvent des gens. Comment je dois faire ?

Comment dois-je faire, corrigea le voyageur. Les mots ont une place et il faut les respecter, sinon on devient barbare.

Oh... c'est comme les plantes et leur nom. Les mots aussi ont leur ego.

Exactement, apprécia le marcheur. Vous n'êtes pas très éduqué mais vous avez l'avantage de posséder un esprit vif. Personnellement je préfère une bonne volonté qui s'adapte rapidement, plutôt qu'un savant qui fait l'âne. On apprend mieux quand on ne sait rien ».

Armand fit la moue, incapable de savoir s'il devait se sentir flatté ou vexé. Le vieil homme tournait les mots dans tous les sens, pour leur donner une allure que l'apprenti ne comprenait pas. Discuter lui demandait de l'effort et de la concentration, un mélange qui le fatiguait rapidement.

« Comment je dois parler, alors ? Si je ne dis pas « tu » ? 

Eh bien faites comme moi, utilisez le « vous ».

Mais pourquoi ? Tu n'es pas plusieurs.

Mais pourquoi ? VOUS n'êtes pas plusieurs, rectifia une nouvelle fois l'étranger.

Ça n'a pas de sens, conclut Armand.

Plus vous l'utiliserez, plus ça en aura.

Mais si tu te... si vous vous présentez, essaya Armand, alors on se connaîtra, et vous ne serez plus plusieurs.

Ça ne marche pas de cette manière, le détrompa-t-on. On ne quitte la forme de politesse que lorsqu'on connaît bien une personne, dans le détail. Ce n'est pas parce que je vous prête mon nom, que je vous donne ma vie ; or il n'y a que les membres de ma vie qui peuvent faire preuve de proximité. Vous comprenez ?

Pas tout à fait... C'est compliqué ».

Un sourire réchauffa les yeux du vieil homme, et il montra le chemin de pierre, toujours battu par les eaux grimpantes.

« Nous allons attraper la mort si nous restons ici, et j'ai un planning chargé. Poursuivons la route ensemble et nous deviserons, qu'en pensez-vous ? »

Armand ne voyait pas ce que les « devises » venaient faire là-dedans – même si le vieil homme semblait apprécier les dictons – mais il hocha la tête et fit le second pas. A force de rester immobile il sentait le froid gagner sa chair, et l'humidité mordre ses vêtements.

« La mort ne s'attrape pas tu sais ? »

Le vieil homme fit les gros yeux, et Armand rectifia aussitôt.

« La mort ne s'attrape pas vous savez ? Ce n'est pas comme le soleil, on ne peut pas la mettre en boîte.

Le corps est presque une boîte, vous n'êtes pas d'accord ? La Mort peut rentrer puis ressortir, elle ne reste jamais prisonnière et passe encore et encore. C'est son cycle.

Ça fait beaucoup de gens à visiter, fit remarquer Armand.

C'est vrai mais elle a de l'aide. Et puis c'est un concours, et elle est du genre compétitive.

Un concours ? Contre qui ? T... vous la connaissez bien ?

Mais contre la Vie, jeune personne. Et malheureusement oui, je la connais, comme tout le monde. Nous n'en sommes pas encore au point de nous tutoyer mais on se vouvoie de loin. Elle passe à proximité, prend ce qu'elle pense sien puis repart. Me laisse.

Ça vous rend triste, se rendit compte le jeune Fossoyeur.

Non, pas triste mais plutôt... disons mélancolique ».

D'une esquive agile, Armand évita de se tordre la cheville sur un nid de poule. Contrairement aux buttes herbeuses, la sente hébergeait des centaines de cailloux blancs, qui roulaient sous les pieds et vrillaient les genoux. Les rebords à pic cédaient doucement la place à des murs de roches, qui cassaient la brutale attaque des eaux.

« C'est quoi la différence ?

Quelle est la différence ? rectifia encore le marcheur. La mélancolie est ce qui reste, quand la tristesse est devenue trop vieille. Le temps passe sur nos émotions comme il passe sur la roche »

D'un geste large, grandiloquent, le vieil homme indiqua l'espace qu'ils venaient de quitter, désignant les parties lisses de la falaise que les éléments avaient rongées.

« Tout s'abîme mais il reste un petit quelque chose dans le fond du cœur : la mélancolie. C'est à peine plus supportable même si, quand on ne fait pas attention, la tristesse peut laisser la place à la rage, à la peur, et à nouveau à la Mort.

On ne devient plus mélancolique, dans ces cas-là ?

Non mon petit, non. On devient fou. Lorsque l'on ne peut plus, ou pas, obtenir ce que l'on veut ou qui nous manque...

On devient fou, compléta Armand pour montrer son attention.

Exact. La folie est le résultat d'un cœur mal guéri ».

Perturbé par tout ce que ses oreilles entendaient, et que son être filtrait, Armand se demandait s'il sentirait la mélancolie un jour. Toutes ces notions étaient nouvelles pour lui. Il ressentait les choses, très fort, mais ne savait pas mettre des mots dessus, encore moins des définitions. M. Pierre n'enseignait pas ces choses-là.

Maintenant qu'il y pensait, qu'il y pensait vraiment, Armand trouvait cet endroit très mélancolique. Le vent gémissait, portait une douleur que le jeune apprenti recevait depuis son arrivée. Les hautes herbes se couchaient de peine, roulées en boule par une tristesse silencieusement sourde. Même les falaises, tantôt grandes tantôt basses, semblaient lutter contre une émotion déchirante et qui les faisait onduler. Il y avait de l'agression, de la lutte. Un déchirement long mais qui semblait s'apaiser, au fur et à mesure de la marche.

« Vous avez l'air de connaître le chemin »

Finit par constater Armand, plus pour lui-même que pour son compagnon de route. En effet, le marcheur ne buttait pas sur les cailloux, ni ne tombait dans les trous. Il avançait avec la certitude de celui qui maîtrise la voie.

« Je le fais souvent, dès que quelqu'un vient me voir.

Mais... tu marches tout seul ».

Un silence. Un peu désapprobateur. Armand reformula :

« Vous marchez tout seul. Il n'y a personne avec vous.

Et vous ? Vous ne marchez pas avec moi ? »

Armand fronça les sourcils, se mordit la lèvre. Féval et Molly avaient évoqués le fait d'avancer dans les tableaux, parlaient-ils de ça ? De cette marche qu'il était en train d'effectuer ? Il ne se souvenait pourtant pas d'un personnage sur la peinture du salon.

« C'est moi votre visiteur ? »

Le vieil homme fit « oui » de la tête, lentement. Sa barbe descendit bas sur son veston avant de remonter au premier bouton. Deux fois. Voilà qui ouvrait de nouvelles perspectives. Armand n'était pas certain d'aimer ce qu'il comprenait.

« Un autre visiteur est-il venu il y a peu ?

Vous allez devoir être un poil plus précis. Ma connaissance du temps est lacunaire »

Ils étaient deux, ce qui ne facilitait pas la tâche. Qu'avait dit Molly à propos de la disparition de M. Pierre ? Il ne retrouvait pas, échouait à replacer les événements.

« Un petit peu de temps, mais pas trop non plus. C'est un homme normal qui n'est pas très vieux, mais avec des cheveux gris et une salopette.

Oh vous évoquez sans aucun doute ce cher M. Pierre ? Oui nous avons fait un bout de chemin ensemble, comme à notre habitude. Je l'ai trouvé bien silencieux et sombre, plus que d'habitude en tout cas. La ride de son front troublait le ciel »

La dernière phrase ne faisait pas sens dans l'esprit d'Armand mais peu importait. Il savait ce qu'il voulait savoir.

« Il est allé par où ? Il allait bien ?

Comme je vous l'ai dit : il semblait triste.

Pas mélancolique ? »

Le voyageur fit « non » de la tête, et sa barbe balaya les deux épaules. Deux fois.

« Triste. Nous sommes allés voir ma fille, puis il a continué sa route, comme à son habitude ».

Armand s'offrit un sourire et le vent se fit moins fort, et le soleil plus vif. L'espoir énergisait les lieux.

« Vous allez voir votre fille, maintenant ? »

Un geste du premier bouton au milieu du veston, puis du milieu du veston au premier bouton. Deux fois.

« Je peux venir avec vous ?

Vous êtes déjà avec moi, n'est-ce pas ? Et nous marchons déjà ensemble. C'est la manière de sortir. »

De sortir ? La sortie ? La sortie pour le dehors ? Pour la suite ? Pour M. Pierre ?

« Vous m'enlevez une épine du pied, vous savez ?

Tant mieux, c'est plus aisé pour marcher. Vous l'aviez depuis longtemps, cette épine ?

Je crois bien que oui. Et je crois aussi que je n'étais pas tout à fait sûr de l'avoir, avant que vous ne l'enleviez.

Cela rend le problème plus délicat encore. Vous êtes bien jeune pour devoir chasser des épines dont vous n'avez pas conscience

Il y a un âge pour les épines ? s'étonna Armand

Il devrait y en avoir, si vous voulez mon avis.

Je le veux bien, merci. Je le trouve très intéressant. Il m'apprend beaucoup de choses ».

Le regard du vieil homme brilla aussi fort que le soleil, répartissant ses rayons dans les rides des yeux. D'un geste naturel il vint tapoter l'épaule d'Armand et la chaleur se répandit un peu partout, chassant le froid de la tristesse et du vide.

« Vous êtes très différent de M. Pierre, avoua le vieil homme.

Je sais, répondit tristement Armand. Je ne suis pas aussi compétent et je ne sais rien faire. Tout le monde a peur de ce que je ferai. Ou ne ferai pas, plutôt. »

La barbe. Les épaules. Deux fois.

« Quand je vous regarde, je me rappelle des débuts. Ce sont les Fossoyeurs comme vous qui entretiennent l'Imaginaire, à force de questions et de curiosité. Vous allez rapidement constater que le Domaine s'abîme. Même moi je le sens, alors que je suis au commencement. »

L'index du marcheur se pointa vers la droite. Le mont de pierre laissait désormais place à l'abrupte falaise et aux vagues froides, suivant un schéma régulé. Au bout du doigt, plus loin en avant, le roc s'effondrait par blocs, dans une chute curieusement silencieuse. La pierre mourait, rongée par une lèpre qui provoquait sa chute et ternissait les couleurs. Dans ce point d'horizon, si loin et pourtant menaçant, la peur débarquait par claques violentes, remplaçant l'eau.

Armand s'arrêta, horrifié, saisi par quelque chose qu'il n'appréhendait pas mais qui le percutait quand même.

« C'est quoi ? C'est quoi ce...

C'est là où se trouve ma fille. Vous voyez la pointe ? Celle qui séduit le vide ? Elle vit encore dessus, pour le moment.

Mais... elle doit fuir ! Si elle reste elle va tomber.

Elle ne peut pas, avoua tristement le marcheur. Je l'ai emprisonnée quand j'ai déposé mon souvenir ».

Le vieil homme prit Armand par le bras, et le contraint à reprendre la route. Au bout du sentier on ne voyait plus rien, parce qu'il se trouvait un coude. Le voyageur ne parla plus, même quand Armand lui posait des questions. Ils progressaient, tournaient, se perdaient, dans une progression floue pleine d'éléments répétitifs. Jusqu'au champ de bruyères.

La ligne blanche des cailloux coupait dans le vert tendre et le rouge carmin des fleurs. Vers la pointe. Vers le bord. Vers le vide. Pris de nausées – la peur probablement – Armand freina, refusant d'avancer. Mais le vieil homme continua son chemin, tendant les mains vers la caresse soyeuse des brins bas, qu'il n'effleurait pas. Pourtant il y avait de l'amour et de la bienveillance. Derrière la peur pointait l'accueil. Les tiges semblaient se grandir, se porter vers les hauteurs pour chercher le contact. La nausée se changea en boule dans le fond de la gorge, quelque chose d'émouvant qui piquait au vif pour faire saigner. A peine quelques gouttes. Deux ou trois. Guère plus.

Après une longue inspiration, Armand se jeta vers l'inconnu, courant pour rattraper son retard. Les cailloux ne roulaient plus sous ses pieds et les ornières ne menaçaient plus ses chevilles. Il rattrapa le vieil homme qui s'était arrêté sur le pic. A l'extrémité du monde. Là où se reposait tranquillement sa fille, sous la tombe rectangle gravée de mots doux. Le soleil du voyageur vivait l’éclipse, remplacé par les perles d'eau qui coulaient sur les joues et roulaient dans la barbe. Avec des bruits d'os qui craquent, le vieil homme s'agenouilla, déposant les bruyères qui s'étaient offertes à la cueillette. Un cadeau pour une endormie.

« Merci d'avoir fait ce chemin avec moi »

Une phrase soufflée, avec la douceur et plein de choses dedans. Une phrase qu'Armand accueillit avec tout l'humilité dont il était capable.

« Merci de m'avoir amené avec vous. Merci de m'avoir montré votre mélancolie »

L'endeuillé émit un rire creux et se tourna vers Armand, dos à la sépulture et à la fin du monde.

« Parfois la mélancolie épouse les regrets. Chaque Fossoyeur créé le monde qui lui ressemble : pour vider son esprit, pour conserver, pour dire au revoir... C'est le cadeau que nous offrons à celles et ceux qui nous suivront ; c'est le chemin que nous leur traçons pour les aider à se rendre jusqu'à eux-même ».

Le maître du tableau tendit ses mains arthritiques vers les poches gonflées d'Armand. Avec difficulté il sortit le bocal des Ghûls puis l'observa longuement, semblant échanger silencieusement avec les monstres. Lentement il souffla sur le couvercle et son haleine sentait le sel, la terre mouillée, et la poussière des voies anciennes. Les Ghûls s'agitèrent, mais sans panique.

Après un temps, le vieil homme colla les prisonnières contre le cœur de l'apprenti Fossoyeur, l'obligeant à les tenir pour ne pas les laisser tomber. Ils se regardaient : le jeune et le vieux, le premier maître et l'apprenti. Deux individus sans identité réelle : l'un souvenir et l'autre ébauche.

« Ne les perds pas, Armand. Elles te font peur mais ce sont les seules que tu dois écouter. Elles... et toi. »

Tandis qu'Armand ouvrait la bouche, un bruit monstrueux déchira les langueurs du vent et le mouvement des vagues. Dans un hurlement de tonnerre, un énorme morceau de corniche se détachait du reste, basculant dans le bleu vorace du gouffre marin. La tombe disparut. Le vieil homme fit un pas en arrière, refusant de la laisser partir seule. Encore une fois.

Dans un dernier mouvement brusque il poussa Armand vers les bruyères, le déstabilisant et entraînant sa chute. Les plantes ouvrirent leurs bras pour accueillir l'apprenti Fossoyeur. Un rouge plus violacé couvrit les paupières et Armand changea de réalité, le bocal toujours bien serré contre sa poitrine. Le noir complet engouffra sa conscience.

Le noir. Et un point de lumière.

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Dragonwing
Posté le 24/10/2022
J'ai beaucoup aimé ce chapitre. Il se dégage une vraie atmosphère de ce premier tableau, et beaucoup de tendresse et de sagesse de la conversation d'Armand avec ce vieil inconnu. C'est bon de voir Armand commencer à s'affirmer, et c'est attendrissant de l'observer alors qu'il est confronté à tant de nouvelles choses. J'aime le fait que tu n'aies jamais utilisé le mot "mer" dans ce chapitre parce qu'il ne sait pas ce que c'est ! Et évidemment, l'échange sur le vouvoiement est amusant ^^

Sacrée chute, en revanche (dans les deux sens du terme). Si, comme l'inconnu le sous-entendait, les dégâts sur le "Domaine" sont censés être pires au fur et à mesure qu'Armand avancera dans les tableaux, ça promet... Je m'inquiète un peu pour Molly et Féval. Est-ce qu'ils vont vraiment réussir à suivre ? 😅 On va dire que ça leur apprendra à être plus attentifs !

Et donc, si j'ai bien compris, l'homme était un Fossoyeur. On devrait donc rencontrer plus de Fossoyeurs dans ce voyage... Espérons qu'ils se montreront meilleurs professeurs que M. Pierre au passage, haha.
Zig
Posté le 03/11/2022
Moi aussi ! C'est sans doute l'un de mes préférés (sans doute parce qu'il a été inspiré par l'un des poèmes que j'aime le plus !). Les chapitres des tableaux sont dans ma tête depuis très longtemps et j'avais vraiment hâte de les faire naître. Bien sûr ils sont loin d'être parfaits, mais je sens que je vais aimer les retravailler !
Je suis contente qu'il te plaise aussi.
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