Chapitre 8 : L'astre

La Frontière accueillit Daïré de son doux parfum inodore. Les enchantements flottaient autour d’elle, glissaient sur sa peau, chacun portant l’empreinte des centaines d’Arsalaïs qui y avaient contribué au cours des siècles. La seule chose qu’elle regrettait était justement l’absence de traces familières. Cette Frontière n’était pas la sienne.

Les Reïs, leurs voisins les plus proches, envoyèrent une patrouille pour les accompagner jusqu’à leur camp. La beauté de leurs plaines et de leur forêts étaient aussi éclatante que le col qui les avaient menés jusqu’à Baçhal s’était montré lugubre. Ils s’étaient hâtés de traverser ce couloir de roche après avoir découvert qu’il était depuis peu communément emprunté par les humains. Ils avaient bien choisi leur moment, puisque les Laevis n’en auraient plus l’utilité, avait sombrement  songé Daïré.

Le voyage lui avait paru si long, elle avait presque regretté sa fièvre. Mais elle se remettait, tant bien que mal, pas vraiment sûre de l’avoir voulu. Son corps se remettait.

La troupe de Laevis menée par Aedan se vit offrir à son arrivée au camp reï d’innombrables parures, talismans ainsi que des vêtements, des armes et d’autres objets utiles dans pour le périple qu’il leur restait encore à faire jusqu’à Caracal. Mais tout cela n’était rien en comparaison de la quantité de nourriture et de boisson qui leur fut présentée. Il y avait probablement de quoi nourrir trois tribus. Daïré ne profita cependant pas du festin. Elle se contenta de grignoter un pain aux herbes avant de rejoindre la hutte des Arsalaïs où elle devait recevoir les soins de la moïa locale.

La vieille femme lui sourit dans la pénombre de l’antre des Esprits, elle appliqua des cataplasmes sur sa cicatrice encore boursoufflée et lui fit ingurgiter quelques potions. Puis elle appela ses pairs pour qu’une danse purgatoire soit effectuée.

La jeune Laevi fixa le fond de la hutte tandis que les Arsalaïs déliaient leur mouvement gracieux autour d’elle. Ses iris esquivèrent, à chaque fois qu’elle passait devant elle, la silhouette de Saoirse qui s’était jointe au groupe, préférant se noyer dans l’obscurité dense qui murmurait silencieusement.

Elle prit une grande bouffée d’air lorsqu’elle put enfin sortir de la hutte. Encore faible, elle s’appuya contre le mur de glaise séchée. Elle n’avait jamais aimé l’antre des Esprits. Désormais, elle la haïssait.

— Daïré ?

Elle releva sèchement la tête vers Baharn. Aussitôt, elle remarqua son brassard de plumes d’aigle.

— Alors ça y est, vous avez fait la cérémonie ? fit-elle.

— Heu oui… Désolé, je voulais qu’on t’attende mais Aedan préférait que ce soit fait au plus vite. Il est fidèle à lui-même, il agit comme s’il risquait de mourir dans la nuit.

— Il a raison, on ne sait pas ce qui peut arriver. Toi, tu imaginais l’année dernière qu’on quitterait nos terres ?

Les restes du bonne humeur de son ami se délitèrent.

— Je… non.

Daïré se passa une main sur le visage.

— Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je… te félicite, ça me parait être la moindre des choses.

Baharn lui sourit amèrement.

— Ce n’est pas la peine, je sais que tu ne le penses pas. Moi aussi, j’aurais préféré qu’Aelig reste à son poste. Quitte à ce que je ne devienne jamais lieutenant.

— J’espère bien, je t’aurais déjà maudit sur cent générations sinon.

Il s’esclaffa et passa son bras sous celui de son amie.

— Je te fais confiance pour être encore plus exigeante qu’Aedan, je ne voudrais pas décevoir notre nouvelle étoile. En attendant, viens donc à la fête, je veux te voir sourire ou c’est moi qui te maudirai !

La jeune femme ne répondit pas et se laissa entrainer jusqu’à la place centrale où la liqueur de champignon coulait à flot. L’air lourd chaloupait ses fragrances grasses et sucrées au rythme d’une mélodie indolente. Daïré vit pour la première fois depuis longtemps des sourires sur les visages des Laevis.

Peut-être était-ce possible, après tout. De se reconstruire.

Elle aperçut une silhouette qui mangeait un peu à l’écart sans daigner se joindre à l’espoir général.

— Va me faire une place je reviens, lança-telle à Baharn en se dégageant.

Elle marcha à grand pas vers son père qui mâchonnait sans conviction une lanière de viande fumée. Son ombre se projeta sur l’homme qui relevait brusquement la tête. Lorsqu’elle croisa ses yeux médusés, elle se sentit fléchir. Elle resta un instant plantée face à lui, sans trouver les mots, assenant sur lui un regard dur qui le fit rentrer la tête dans les épaules.

— Je t’ai vu, tu as marché à côté de mon brancard quand je délirais. Ne crois pas que je ne m’en suis pas rendue compte.

Il détourna les yeux.

— Tu… Je sais que tu ne veux pas que je t’approche. Je n’ai pas oublié. Mais on pensait que tu allais mourir. Je… ta mère ne m’aurait jamais pardonné de t’avoir abandonnée dans un moment aussi difficile…

— C’est bien, trancha-t-elle.

— Qu… ?

— C’est bien que tu aies fait ça. Je crois que… je t’ai assez fait la tête.

Tous les traits du visage de son père se distendirent, ses prunelles se mirent à briller. Il tendit les bras vers elle, mais elle recula.

— Ne viens pas non plus me coller ! Juste… Je t’en veux plus.

Elle fit demi-tour tandis qu’un sourire pleurnichard émergeait sur la face de son géniteur.

Alors qu’elle rejoignait Baharn, elle jeta un œil aux étoiles qui commençaient à poindre.

— C’est juste pour toi, grinça-t-elle en essuyant les perles au coin de ses paupières.

 

 

*

 

Le carrosse se gondolait sur la route inégale, empêchant Adhara de lire correctement le rapport de ses espions. Elle tourna une page qu’elle manqua de déchirer en poussant un soupire exaspéré.

— Ces arriérés ne sont pas capables de faire des chemins correctes, siffla-t-elle.

Bénen, assis en face d’elle, haussa lentement un sourcil.

— Tu es culottée de me balancer ça alors que tu sais que je viens de la région, répondit-il sans colère apparente.

— Tu as bien fait de partir.

À cet instant, le cochet tapa le toit de l’habitacle pour lui signaler qu’ils arrivaient enfin à destination. Adhara écarta le rideau qui masquait le paysage d’un geste soulagé. Des semaines et des semaines de voyage infernal touchaient à leur fin : Befestburg était en vue. La capitale réoroise serraient ses ruelles à colombage dans l’espace étroit des épaisses murailles qui la protégeaient.

Du reste, l’architecture était d’un banal consommé, rien à voir avec l’exubérance magnifique de la Grande Pyramide de Triliance. Le château royal n’était qu’un assemblage de murs épais percés de quelques rares meurtrières, le tout dans une pierre sombre qui semblait aspirer la lumière du soleil comme une sangsue avide.

— C’est exactement comme on me l’avait décrit, grimaça Adhara. Quel pays de barbares.

— Si tu as décidé de me mettre en colère, tu perds ton temps. Je ne m’abaisserai pas à une quelconque réaction.

La princesse referma sèchement le rideau.

— Vivement qu’on soit rentrés, l’odeur des commodités publiques est déjà perceptible.

Quelques heures plus tard, ils arrivèrent à l’entrée de la ville — la Porte du Lion, sois disant — où ils furent arrêtés pour un contrôle. Les soldats ouvrirent brusquement la portière et braillèrent quelques mots dans leur langue rugueuse. Adhara les ignora tandis que Bénen leur expliquait qu’elle était une comtesse attendue à la Coure. Les hommes hochèrent la tête et s’inclinèrent brièvement avant de les laisser en paix. Une telle insolence aurait valu une main en moins dans le sud. Des arriérés laxistes, en plus.

Un brouhaha guttural entoura le carrosse alors qu’il cheminait lentement au milieu de la foule. Un temps déraisonnable fut nécessaire pour qu’ils parviennent enfin au temple pyramidale. Adhara vêtit un voile brodé de roses pour masquer son visage. Il n’était pas rare, dans les grandes villes, que les puissants aillent à la confesse cachés, dans le but qu’ils ne soient pas reconnus et traités différemment des autres. Fort illusoire mais bien pratique pour des activités clandestines. La princesse se serait bien passée de tout ce cérémonial, elle goutait cependant avec plaisir la douce ironie d’effectuer une réunion capitale pour la rébellion au sein même d’un bâtiment du culte qu’elle voulait détruire.

La comtesse pénétra dans le temple en grand pompe et demanda à voir l’artrion dans la salle de confession. Elle se dirigea vers cette dernière sans attendre, passant rapidement ses mains dans l’eau du bassin purificateur. Bénen traina derrière elle, prenant soin de respecter le rituel à la lettre. Elle claqua la porte derrière lui quand il daigna enfin la rejoindre. L’artrion, lui, apparut par une autre porte.

— Par la Mère, soyez les bienvenus dans ce lieu sacré. Que puis-je faire pour vous ?

— J’aimerais visiter avec vous les catacombes de mon esprit tourmenté, répondit Adhara.

L’artrion eut un instant de silence.

— J’appelle immédiatement votre doublure, dit-il avant de disparaître derrière la grille du personnel.

La princesse ressortit les rapports qu’elle devaient examiner et s’installa sur le banc en prévision d’une longue attente. Elle ne fut pas déçue à ce niveau-là et finit sa paperasse bien avant le retour de l’artrion. Elle jeta un œil à son père adoptif qui se tenait, raide, dans un coin.

— Je t’avais dit que ça n’allait pas te plaire, rappela-t-elle devant sa mine renfrognée.

— Je ne regrette pas d’être venu. Je crains seulement le châtiment que les Trois nous réservent après le blasphème que nous allons accomplir.

— L’Ogival se serait tenu, ici ou ailleurs, ça ne change rien.

— Ici, Ils nous regardent plus que partout ailleurs.

— Non, ils n’existent pas.

Bénen exhala un long soupir.

— Peu de choses me rendent tristes dans la vie. Ceux qui ne croient en rien en font partie.

C’est ce moment que choisit l’artrion pour revenir, accompagné des doublures.

— Vous pouvez venir, nous avons préparé vos chambres, annonça-t-il.

La princesse se leva, prise d’un regain d’enthousiasme et suivit le prêtre dans les couloirs normalement réservés au clerc. Elle examina brièvement celle qui devait la remplacer, en passant, et estima que la tenue réoroise se montrait encore plus laide sur les autres.

Après une série de corridor blancs et or, ils atteignirent d’étroits escaliers qui les menèrent vers les entrailles secrètes du temple. À cet endroit, la lumière se montrait aussi discrète. Les ombres serpentaient dans les galeries dont la taille dégrossie rappela chaleureusement la cité des Ombres à Adhara.

— Voici votre suite, déclara l’artrion, je vous laisse vous reposer. Une camériste et une femme de chambre vous attendent à l’intérieur. La première séance commencera demain à l’heure de brume. Les repas sont…

Le religieux coupa net sa phrase pour s’écraser en une révérence exagérément ridicule.

— Votre Majesté, nous n’espérions pas vous voir si tôt au temple, lâcha-t-il d’une voix plus frêle.

— C’est précisément pour cette raison que je suis venu plus tôt.

Adhara effectua une rotation intéressée en direction de la voix veloutée. Le prince du Réor, sans le moindre doute. Celui-là même qui avait « loué » le temple pour accueillir l’Ogival et qui par sa position y avait immédiatement obtenu un siège. Les espions l’avaient présenté comme un beau jeune homme imprégné de l’idéal chevaleresque de son pays, mais plus fin et doué en complot qu’on pourrait le penser de prime abord. La princesse ne pouvait pas encore se positionner au sujet de sa personnalité, son physique, en revanche, n’avait rien à envier aux descriptions qu’on lui en avant faites. Mêmes les habits bouffants et surchargés de détails de la noblesse réoroise ne dépréciait pas son charme. Elle esquissa un sourire.

— Mes hommages, Votre Majesté, déclara-t-elle en se courbant gracieusement. Je ne saurai assez vous remercier de l’hospitalité que vous nous offrez.

— Je suis ravie de vous rencontrer également, « princesse », répondit-il dans un helmët presque parfait.

Il lui offrit un galant baise-main qu’elle fit mine d’apprécier.

En se redressant, le prince rabattit ses mèches brunes en arrière dans un geste de séduction d’une discrétion remarquable.

— Nous nous verrons bien sûr demain, j’ai hâte de pouvoir profiter de votre verbe renommé, confia-t-il. J’espère que vous saurez me convaincre.

Elle lui servit un sourire conquis.

— Je tenterai de me montrer à la hauteur de vos attentes.

— Bien, cela s’annonce fort intéressant. Sur ce, je dois vous laisser, je me suis mis dans l’idée de rencontrer tous les participants.

— Je vais me reposer pour ma part, le voyage a été éprouvant. À demain, Votre Majesté.

— À demain, belle princesse.

Il lui refit un baise-main avant s’éclipser dans un froissement de soie et de velours. Adhara salua à peine l’artrion et rentra immédiatement dans sa chambre. Elle congédia les bonnes qui l’attendaient et arracha rageusement son voile.

— Il est au courant !  s’exclama-t-elle. Comment peut-il être au courant ?!

Bénen haussa les épaules.

— Lui aussi à ses espions.

— Je ferai pendre tous ceux que je soupçonne être des taupes ! Je ne peux pas me permettre la moindre erreur, les enjeux sont trop grands !

Elle se décoiffa et se déshabilla à moitié, déchirant sans vergogne ses habits de noble réoroise.

— Ce petit connard privilégié ne sait pas la chance qu’il a d’avoir été accepté à notre table. Sa sœur se fait sacrifier, alors d’un coup il réalise que la Trinité, c’est des méchants ? Il pense avoir de l’influence mais il n’a que son titre pour lui !

— Calme-toi et baisse d’un ton, grogna Bénen, je te signale que des espions pourraient écouter aux portes.

— J’ai déjà vérifié, que pense-tu ?

Elle se laissa tomber sur son lit et broya les draps.

— Ce qui me rend folle, c’est que je vais avoir besoin de lui.

Elle fixa le plafond un instant.

— Demain, la guerre commence, déclara-t-elle d’une voix lourde mais déterminée.

 

*

 

Le vent soulevait nonchalamment des nuages de cendres qui tendaient leurs volutes argentées vers le ciel toujours implacablement noir. Une côte morte morcelée de falaises se déroulait le long d’une mer asséchée. À l’est, un soleil timide affleurait l’horizon, déversant une lumière pâle sur le paysage torturé. Ses rayons se perdaient dans l’immense gouffre qui s’était creusé entre le rivage et son berceau.

Lohan marchait au bord de la falaise.

Ses yeux détaillaient chaque dentelle rocheuse, chaque mirage d’écume. Ces mêmes prunelles contemplaient, dans le monde tangible, une côte douloureusement similaire, mais éclatante d’un rouge provocateur.

Il ferma les paupières un instant et poussa un long soupir. Sa vie se résumait-elle à ça ? Que s’était-il passé pour que la flamboyance de sa terre natale se perde dans un gris si terne ?

À vrai dire, il le savait parfaitement. Il ne l’avait jamais regretté jusqu’à présent.

Lohan rouvrit les yeux, las.

Il se figea alors. Il marchait simplement sur la côte, dans son Sanctuaire.

Et les falaises s’étaient parées de pourpre. Identiques, magnifiques, presque réelles.

Il suspendit sa respiration quand il aperçut une silhouette qui observait la mer un peu plus loin. Il voulut courir vers elle, mais le choc le propulsa brusquement dans le monde réel. Il agrippa furieusement le rebord du bastingage, portant des iris décidés vers le rivage ardent de Calda.

Il prit une profonde inspiration et replongea.

Un vent sec lui fouetta le visage. Son paysage intérieur avait revêtu sa plus terne apparence. Il serra les poings, ferma les yeux, puis les rouvrit, sans parvenir à générer de nouveau le vision. Il laboura la couche de cendre d’un coup de pied rageur.

Il fut alors surpris de voir un carré d’herbe grasse. Le vert tendre de la végétation était souligné par la lumière du soleil éternellement matinal. Un vague sourire souleva ses lèvres. Il se retourna vers son astre. Il était incapable de ramener la couleur dans son monde, mais elle y arrivait sans mal.

Alors qu’il contemplait sa lumière salvatrice, il remarqua que celle-ci déclinait. Il se redressa brusquement. Le soleil semblait vouloir se noyer dans l’horizon. Il tendit ses sens vers lui, une anxiété intense le frappa aussitôt. Il ne réfléchit pas plus et s’élança vers lui.

Mais il atteignit vite le bord du gouffre qui le séparait désormais d’Asha. Depuis qu’il l’avait rejeté. Depuis qu’il l’avait laissée mourir sous les coups de Conan.

Il se mordit la lèvre, pensa à faire demi-tour.

Mais ce petit soleil semblait l’appeler.

Lohan tendit le bras la paume de sa main qui vint cueillir la lumière. Il sentit sa chaleur le caresser. Il la saisit.

Le paysage se tordit, se dilata, se dilua.

L’obscurité l’engloutit.

Il mit quelques secondes à s’habituer à cette pénombre tant elle était dense. Il ne trouvait pas dans la clairière usuelle, mais dans des sous-bois recouverts de ronces. Il entendit des sanglots, devant lui, et se dirigea immédiatement vers la source des pleurs. Il se griffa, trébucha, ces foutus ronces paraissaient l’agripper sciemment. Mais elles n’allaient certainement pas l’empêcher d’avancer.

Il manqua de passer à côté d’Asha. Elle était complètement ensevelie, nue et ensanglantée, sous un buisson d'épines noirâtres. Il poussa une exclamation de surprise, s’attirant le regard de la Sylvienne. Un hurlement à peine articulé émergea des ronces. La jeune femme se débattit dans sa prison, mais pas pour aller vers lui, elle semblait plutôt vouloir le fuir. Il plongea dans ses prunelles et n’y trouva que de la terreur. Une terreur qu’il participait à créer.

Il faisait froid, dans cette forêt.

— A… Asha c’est moi… tenta-t-il.

Elle répondit en criant et se recroquevilla quand il tendit les mains vers elle.

— C’est moi… c’est moi, Lohan !

Il enfonça les doigts dans les épines, ignorant leurs griffures. Mais elles répliquèrent et tentèrent de l’enserrer. Il eut le réflexe de vouloir utiliser ses ombres, mais celles-ci n’émergèrent pas. Le temps qu’il réalise qu’il n’avait pas de pouvoir dans ce monde, les ronces l’avait emprisonné.

— Asha ! appela-t-il.

Elle se figea brièvement, et lui jeta un regard en coin. Autour d’elle, la végétation maléfique cessa aussi son mouvement.

— Asha…

Une voix craquelée émergea des broussailles.

— … Lohan ?

Elle se tourna lentement vers lui.

— C’est… toi ?

— Oui ! Asha qu’est-ce que… qu’est-ce que qu’il se passe ?

Elle ne répondit pas, mais les ronce se firent moins denses. Lohan n’avait pas besoin de plus pour se dégager violemment, laissant quelques épines marquer de profondes entailles dans sa peau.

— Qu’est-ce que qu’il se passe Asha ? demanda-t-il de nouveau en s’approchant doucement d’elle.

Elle détourna la tête pour fixer le sol à peine visible.

— J’ai perdu…

— Perdu ?

— J’ai perdu… la seule chose que j’avais…

— C’est… c’est-à-dire ?

— L’espoir.

Son visage se tordit en une grimace terreuse.

— J’ai été stupide… J’ai pensé que je pouvais changer les choses… Rétablir la paix… Quelle arrogance…

Elle eut un hoquet.

— Je ne suis rien… Je ne peux rien… De grands idéaux, aussi beaux que vides…

Elle enfonça sa tête dans ses bras. Lohan ouvrit la bouche, mais rien ne vint. C’était lui, le ridicule qui ne trouvait pas les plus simples mots de réconfort.

— Asha…

Ses doigts se frayèrent un passage au travers de l’amas de ronces pour venir lui effleurer l’épaule. Ce contact sembla avoir un effet sur la végétation acérée qui s’écarta légèrement.

— Je crois que… que tu devrais t’accorder un peu de temps pour toi aussi. Changer le monde, c’est possible. J’ai… moi aussi tenter de le faire, d’une certaine manière. Et jusqu’à présent, ça a l’air plutôt bien parti, je pense. Tu n’es… pas rien. Tu ne vaux pas moins qu’Adhara. Si elle en est capable, alors toi aussi. Mais… tu ne peux pas le faire dans cet état.

Il prit une inspiration saccadé, il avait lâché toute sa tirade sans reprendre son souffle. Le roncier, lui, se desserrait lentement autour d’Asha.

— S’il te plaît, Asha… Pour toi, et pour ton rêve, donne-toi droit au bonheur.

Les yeux larmoyants de la jeune femme émergèrent doucement de ses cheveux hirsutes. Sa prison s’effrita. Lohan n’attendit plus pas pour chasser les dernières épines rebelles. Il entoura timidement la Sylvienne dans ses bras lacérés.

— Tu… as peut-être raison… fit la voix frêle de la jeune femme.

Il l’aida à se lever tandis qu’une bourrasque faisait chanter les arbres. Pourtant, les ronces étaient toujours là, elles serpentaient entre leur pieds, sinueuses, sifflantes, menaçantes.

— Il faut qu’on retourne à ta clairière, on ne peut pas rester là, déclara Lohan.

— Je… je me suis perdue. Je ne sais pas où elle est.

La jeune homme parcourut les sous-bois du regard, mais ne parvint pas à distinguer un chemin possible. La seule lumière visible provenait d’une petite étoile solitaire, loin dans le ciel dénudé.

— C’est la tienne, murmura Asha qui avait suivi son regard.

— Hein ?

— Cette étoile, c’est toi. Normalement, il y a celle d’Eryn, aussi. Et de Flaé. Quand je suis dans la clairière.

Lohan porta son regard vers l’astre fragile.

— Le soleil… souffla-t-il.

Il lui attrapa la main.

— Pour moi, c’est un soleil, dit-il. Je vais te le montrer, tu vas voir. Que tu n’es pas rien.

Elle n’eut pas le temps de réagir, le décor se délita. La forêt sombre disparut, remplacée par une côte flamboyante. Asha écarquilla les yeux.

— Ça a changé…

La jeune homme contempla le paysage de son enfance, reproduit à l’identique. Le soleil, ici, n’était pas affleurant mais au zénith, rayonnant puissamment dans un immense ciel bleu dénué de nuage. Le chant des vagues qui se heurtaient à la falaise, l’odeur de l’iode et du sable, tout y était.

— Il y a quelqu’un… fit Asha en pointant la silhouette sur un rocher écarlate.

Elle se tourna vers Lohan.

— Qui… qui c’est ?

— Ma mère…

Il sentit des larmes qui lui piquer paupières. Il avança vers la femme dressée sur la falaise, s’accrochant à la main d’Asha qui le suivit en silence.

Ils arrivèrent à quelques pas d’elle, mais elle ne réagit pas. Elle fixait la mer, le regard joyeux. Au loin, sur l’eau, il y avait un petit bateau à voile.

— On… on avait l’habitude de partir à la pêche, le jour, tous les deux. Une fois loin des regards, elle enlevait son voile et laissait ses cheveux voler librement, comme maintenant. Elle riait.

— C’est pour elle… ta vengeance ?

Lohan hocha la tête, les lèvres tremblantes. En face de lui, la femme était toujours immobile, si proche et si lointaine.

— Elle… elle allait travailler toutes les nuits. Je ne comprenais pas ce qu’elle faisait, à l’époque. Je n’ai compris que longtemps après. J’ai compris les yeux que les habitats du village jetaient sur nous, et les insultes étranges des enfants de mon âge.

Le jour déclinait à une vitesse surnaturelle. Le crépuscule habilla la scène de feu et de sang.

— Tous les soirs, elle me couchait, et elle partait. Généralement, je faisais semblant de dormir pour pouvoir profiter le plus possible de sa présence. Je la regardais s’éloigner dans le village. Un jour, elle n’est pas revenue.

C’était la nuit, désormais. Le ciel clair était tapissé d’une parure de constellations. Mais quelque chose éclairait bien plus que les étoiles. Des maisons, au loin. Des maisons en feu.

— L’armée de la Trinité est venue, et a conquis Calda. J’ai été réveillé par la fumée. J’ai couru jusqu’à l’incendie, je savais qu’elle était là-bas.

— Tu… tu ne l’a pas retrouvé, c’est ça ?

— Si. Mais c’était trop tard.

Il serra les poings alors que le feu grondait.

— Son corps se faisait… par un soldat.

Asha recula comme si on lui avait donné un coup.

— J’ai… j’ai à peine eu le temps de me rendre de ce qu’il se passait, j’ai perdu conscience. Quand je me suis réveillé, le village était totalement rasé. Il n’y avait plus une habitation debout. Et pas seulement, la plupart des navires triliens amarrés au port avaient été coulés. Le soldat que j’avais vu était méconnaissable, il n’avait plus rien d’humain. La seule chose intact dans ce paysage dévasté, c’était le corps de ma mère.

— Je suis désolée… je te fais revivre tout ça, je ne voulais pas…

— Non… il fallait bien que j’affronte, un jour ou l’autre. Je ne l’ai jamais raconté à personne mais… mais je crois que j’aurais dû…

Lohan crut entendre une douce voix derrière lui, il se retourna. Sa mère ne regardait plus le détroit, elle le regardait, lui. Ses prunelles brunes étaient emplies d’amour. Elle lui sourit.

À cet instant, le soleil de l’aube perça l’horizon. L’incendie disparut, les étoiles furent recouvertes de nuages. Le gris rougeâtre des falaises nocturnes laissa place à un revêtement de cendres. Il retrouva, la gorge serrée, son Sanctuaire morne et mort.

Enfin, pas tant que ça.

La couche de cendres était plus fine que jamais, elle se trouait par endroit pour révéler les prémices d’une prairie verdoyantes.

— Tu avais raison, murmura Asha, ce soleil est magnifique.

Un sourire se fraya un chemin sur ses lèvres. Il sentit sa main étreindre la sienne.

— Je te l’avais dit. Maintenant…

Il tendit la main et ses doigts effleurèrent l’astre étincelant. La paysage coulissa, glissa dans un néant bref avant de retrouver une clarté relative. La douce clarté d’une clairière sereine. Trois étoiles brillaient dans un ciel qui ne paraissait pas si vide.

— Merci, fit Asha.

— Merci à toi, répondit en parvenant à sourire.

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Alice_Lath
Posté le 17/06/2021
Mmmmh ce chapitre m'a laissée perplexe haha je ne saurais dire si je l'ai bien aimé ou non. En fait, il me laisse un sentiment diffusion de confusion que je serais en peine d'analyser, pitêtre à cause de la fatigue haha. Mais le sentiment est là et a rien à voir avec mon sommeil. C'est plein de petites choses qui accumulées font que l'on se sent un peu perdu. J'avais oublié par exemple l'ami de Daïré, et je ne sais pas si son introduction est vraiment nécessaire, ça rajoute encore un personnage à une liste déjà très longue. Quand elle arrive voir son père, il faut un moment pour comprendre que c'est lui.
C'est le même problème pour la partie d'Adhara, j'étais presque larguée, avec la ville où elle se trouvait, la religion, le prêtre qui sait-mais-qui-sait-pas, le prince allié invité mais qui est pas censé savoir, je sais plus qui il est, enfin je crois, mais je suis pas certaine
Et c'est un peu pareil au début de la partie de Lohan, j'ai eu du mal à saisir ce qu'il se passait exactement, que c'était un rêve, mais bon, pour le coup, c'est plus accessoire haha je pense que c'est surtout parce que ça s'enchaîne aussi avec le reste des mes questions confuses
AudreyLys
Posté le 20/06/2021
Ok je note pour la confusion merci
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