Chapitre 8

Notes de l’auteur : Et non, je ne suis toujours pas morte, ni disparue... Et cette histoire non plus !

Sabienna avait toujours été une ville importante dans la région : les convois de minerais qui descendaient des montagnes et s'en allaient vers la capitale ou le reste de l'empire y passaient forcément. La cité s'était développée autour d'un grand lac. Le palais des Ducs – à ce stade, l'appellation « villa » paraissait ridicule – en occupait une île. Une île ! C'était la chose la plus prétentieuse qu'Anaëlle eut jamais vue. Les rives pour les bouseux, les nobles au centre ?

En elle-même, la ville n'avait aucun intérêt – un assemblage d'insulae comme à Ténéris, rez-de-chaussée occupé par une boutique et étages d'habitation. Des rues étroites, des poules et des fontaines. À part cette étrangeté architecturale qu'était le palais lacustre, on aurait pu être dans n'importe quelle autre bourgade de province. Une sorte d'Ancona en plus grand.

Accéder à la villa leur prit encore plus de temps la traversé depuis les faubourgs. Les gardes se montraient suspicieux à l'extrême. Sérieusement, en quoi l'histoire de Dimitri était-elle extraordinaire ? Ou alors, c'était les chevaux qui posaient problème ? Elle eut envie de supplier Dimitri pour qu'ils partent, qu'ils disparaissent dans les rues de Sabienna et qu'ils n'y reviennent jamais. Qu'ils abandonnent ici les gardes méfiants et les odeurs de vase.

Vallmia tira sur ses rênes ; elle avait repéré le stand d'un marchand de fruits. Bien évidemment, il proposait des pommes. Ce n'était pourtant pas la saison.

— Sois sage, lui murmura sa cavalière. On arrive bientôt.

— C'est bon, on va chercher le bateau, fit un garde en même temps. Venez, avec les chevaux.

Il les accompagna jusqu'à un bâtiment aux portes gardées.

— Écurie personnelle du duc, expliqua Dimitri.

Des chevaux à l'air suffisant les observèrent passer. Ils laissèrent Vallmia et Izel aux soins des palefreniers avec une dernière caresse. C'était le grand moment.

Ils prirent une barque jusqu'à l'île. Anaëlle prêtait à peine attention au palais où elle allait désormais vivre ; elle n’entendait que les battements désordonnés de son cœur. Le messager la tira sur le débarcadère à l'arrivée. Elle se prit les pieds sur un caillou et il la retint de justesse.

— Tu es sûre que ça va ?

Elle se dégagea d'un geste brusque et retint avec difficulté une remarque cinglante au sujet des questions stupides. Pas le moment de se faire remarquer.

Le conducteur de la barque attacha son embarcation à un poteau et leur fit signe de les suivre. Ils longèrent le mur d'enceinte jusqu'à un portail dissimulé. Là, leur guide sonna à une cloche ; et sans attendre de réponse, il tourna les talons et les laissa seuls.

— Quand on sera à l'intérieur, je suppose qu'on nous conduira au duc, ou à son intendant, déclara le messager pendant l'attente. Tu me laisseras parler.

Pour qui la prenait-il ? Elle avait un semblant d'éducation. Elle n'allait certainement pas parler à un supérieur sans qu'il lui ait adressé la parole. Un supérieur qui aurait droit de vie ou de mort sur elle...

Enfin, on ouvrit le portail.

— Messager aux Gadaxan, se présenta Dimitri. Cadeau de mariage de la part de Mme la Comtesse de Gadaxan. Et une lettre.

— Suivez-moi.

Son avenir se jouait dans les cinq minutes à venir. Anaëlle aurait voulu avoir un peu plus de temps. Elle se força à inspirer, tenta de se concentrer sur les odeurs de jardin, de vase et de fleurs. Inspire. Expire.

Ils passèrent dans les quartiers des domestiques jusqu'à une pièce exiguë ; certainement la chambre de leur guide au vue de la paillasse posée dans un coin.

L'ameublement était sommaire : un coffre simple de bois et une petite table sur laquelle était posée une bassine et une carafe.

— Attendez-moi ici. Il y a de l'eau pour vous rafraîchir.

Ils étaient à nouveau seuls.

Sans attendre, elle se rinça et tenta de rajuster sa tresse. On revint les chercher avant qu'elle n'ai pu finir. Ils passèrent du côté des maîtres par une porte capitonnée, traversèrent l'entrée sans s'arrêter et atteignirent l'étude ouverte.

Elle avait déjà aperçu le duc autrefois, alors qu'il venait rendre visite à sa sœur. Elle ne le trouva pas changé. Des fils gris se mêlaient à ses cheveux noirs coupés courts. Quelques rides marquaient son teint typiquement Ténérien, plus sombre que celui de la comtesse.

Elle ne s'attarda pas à son inspection et rejoignit le fond de la pièce après une profonde révérence, silencieuse, le regard fixé au sol en mosaïque.

— Votre Seigneurie, salua Dimitri.

— Voici donc la dernière idée brillante de ma chère Livia, répondit le duc en l'ignorant. J'avoue ne pas avoir compris pourquoi est-ce qu'elle t'envoie avant Æmilia.

Æmilia devait être le prénom de la future Duchesse.

— Enfin, passons. Combien de temps avez-vous mis pour venir jusqu'ici ?

— Vingt-et-un jours.

— C'est rapide. Vous devez être fatigué, non ? On va vous donner une chambre. Je vous confierais ma réponse plus tard et vous repartirez demain matin.

Il ne pouvait pas la laisser maintenant ! Alors qu'ils venaient d'arriver, alors qu'on la forçait à redémarrer une vie qu'elle n'aurait jamais voulu quitter. Il était le seul point fixe de son univers. Il ne pouvait pas, se répéta-t-elle sans convictions. Elle se faisait à elle-même l'effet d'une gamine capricieuse. Dimitri eut la seule réponse possible :

— Comme il vous plaira.

Il s'inclina et disparut.

Elle déglutit, se mit à compter les respirations. Ne pas penser au fait qu'elle était seule avec un homme qui pourrait la tuer ou l'envoyer aux mines sur un simple geste.

— Anaëlle, c'est ça ?

— Oui, monsieur.

— Pourquoi est-ce que Livia se débarrasserait de toi ?

Le souffle coupé, elle s'autorisa à lever les yeux une demi-seconde. Le duc l'observait, mortellement sérieux. Elle s'efforça de contrôler sa voix tremblante :

— Je sais pas, monsieur. Je juge pas les actions de mon ancienne maîtresse.

— Une fille intelligente, apprécia-t-il. Je suppose que tu ne me dirais rien si ma chère sœur t'avait envoyée dans le but de m'assassiner ?

— Je ferais jamais un truc pareil ! Se récria Anaëlle.

Elle sentait les larmes poindre. L'accuser d'une telle chose !

— Du calme ! Je plaisantais. (Il soupira.) Bien, j'imagine que je n'ai pas le choix. Lucia !

La même esclave qui les avait accompagnés se présenta à la porte.

— Votre Seigneurie ?

— Donne une pièce à la nouvelle esclave de ma future épouse. Pas très loin de son cabinet de toilette. Ensuite, tu iras chercher le régisseur pour qu'il dresse un inventaire de ses possessions.

— Oui, votre Seigneurie. Allez, viens, toi.

Le cœur battant, Anaëlle la suivit jusqu'à une pièce aveugle et minuscule.

— T'as de la chance, tu sais, lui confia Lucia, vaguement envieuse. T'es la seule à avoir ta propre piaule. Bon, tu restes ici, hein ? Je t'envoie le régisseur.

Elle l'enferma en partant, sans se soucier de la laisser dans le noir. Bah, pas comme s'il y avait des choses à voir. Limite si elle ne pouvait pas toucher les murs en écartant les bras. Il faudrait qu'elle demande une pièce plus spacieuse pour travailler. Avec au moins une fenêtre, une table et des étagères.

Elle s'assit par terre et se débarrassa de sa sacoche. Bon, au moins le duc l'avait gardée en attendant son mariage. Au fond, ce n'était que repousser l'échéance. Quand était la noce, exactement ? Pourquoi personne n'avait eu l'idée de lui donner cette information de base, au fait ? Dimitri aurait dû le faire. Mais ce n'était pas le boulot de Dimitri de s'occuper d'elle, pas vrai ? Il avait déjà fait beaucoup pour elle, se dit-elle en se souvenant de la traversée jusqu'à Ténéris et de sa tenue – qu'elle portait encore. Désormais Dimitri allait l'abandonner et retourner à Gadaxan, où il continuerait à transporter des lettres et pourrait oublier cette étrange commission. Plus tard, il en parlerait autour d'un verre un soir à l'auberge, à des voyageurs de passage : « Mon voyage le plus étrange ? Sûrement celui où j'ai dû amener une esclave en tant que cadeau de mariage à l'autre bout du pays. » Il partait le lendemain. Peut-être pourra-t-elle lui faire des adieux corrects d'ici-là ? Et puis, non. Il n'en voudrait sûrement pas. Elle n'était pas plus importante pour lui que n'importe quel autre livraison.

Penser à elle en terme de « cadeau de mariage » ou pire, « livraison » la rendait malade, en plus de lui laisser la sensation qu'elle était injuste et que le messager ne l'avait pas traitée comme une simple marchandise.

Elle repoussa ses idées morbides au loin. Si jamais elle voyait Dimitri avant son départ... Bah, elle aurait bien une idée de comment agir à ce moment-là. La villa était immense, et lui avait sans aucun doute une vraie chambre et pas un placard à balais miraculeusement libre. Les chances de tomber sur lui par hasard étaient quasi nulles.

La clé tourna dans la serrure. Elle était déjà debout quand le régisseur entra. Il portait une lampe à pétrole ; pourtant elle reconnut dans ses yeux la marque qui faisait de lui un esclave comme elle.

— Paraît que t'es la nouvelle ? (Sans attendre de réponse, il ordonna : ) Vide toutes tes poches et ton sac. Essaie pas de m'entourlouper.

Elle obéit sans protester, priant pour qu'il ne remarque pas les rubans bleus qui tenaient sa coiffure.

Elle défit avec soin la pochette contenant ses vêtements, les étalant sur le sol. Elle s'attaqua ensuite à la partie la plus précieuse de ses affaires, l'ensemble de ses outils qu'elle avait pu embarquer de Gadaxan. Le régisseur se montra inutilement pointilleux, l'interrogeant sur chaque produit. Elle répondit aux questions en ignorant la voix qui lui soufflait qu'il ne lui faisait pas confiance, tout comme celle qui déplorait que ses talents étaient grossièrement sous-exploités.

« Tu connais des plantes qui pourrait soigner la fièvre et les infections, et tu fabriques des trucs qui sentent bons pour les aristos ! » Elle croyait entendre sa mère.

— C'est tout ? Demanda-t-il une fois qu'elle eut fini.

— Oui, monsieur.

Il fit une grimace.

— Va te falloir plus de tuniques, et d'autres chaussures. Pour les parfums, tu attendras la nouvelle duchesse. En attendant, je te confisque ça.

Lui confisquer !

— Je crois pas que ça soit nécessaire, osa-t-elle. Ça risque rien, vous l'avez bien vu ! Et puis, il faut que je commence mes préparations si je dois être prête pour l'arrivée de la duchesse.

— C'est la maîtresse pour toi, lui signala-t-il d'un ton sec. Et si tu continues, je t'enferme ici et tu sors que pour faire la vaisselle, ou ce que la gouvernante voudra bien te donner comme boulot. Elle a toujours plein d'idées.

Elle baissa la tête en se mordant les lèvres. Mais enfin, c'était absurde ! Il n'y avait rien de dangereux dans ses produits ! L'intendante de Gadaxan y avait veillé. Si elle ne pouvait pas faire ses onguents, qu'allait-elle bien pouvoir faire pour s'occuper ? Elle n'était ni femme de chambre, ni fille de cuisine, par les lunes ! Elle ne se risqua pourtant pas à argumenter à voix haute. Elle était à peu près persuadée que le régisseur était capable de tenir ses promesses, et ça compromettrait ses chances de rester camériste.

— C'est mieux. (Le ton goguenard de son interlocuteur ne lui échappa pas.) Bon, si tout est réglé, je vais chercher Lucia. Je te laisse la lampe. Fait rien cramer avec.

Il récupéra son précieux sac à ingrédients et l'enferma à nouveau. Cette fois-ci, elle eut tout le loisir d'observer le crépis des murs et les ombres que la flamme de la lampe projetait sur eux. Elle s'amusa un moment à positionner ses mains de telle sorte que les ombres prennent des formes originales ; des loups, des oiseaux, des fleurs. Lucia la trouva en train de chercher à reproduire le cheval. Tient, que devenait Vallmia ? Un gentil palefrenier lui avait-il donné ses pommes ? Elle en doutait.

— La nouvelle ? Paraît que je dois te faire visiter notre humble demeure.

— Je m'appelle Anaëlle, protesta-t-elle pour la forme.

— Anayélle... Anélle... C'est imprononçable, comme nom. Je t'appellerai Anna. Tu viens d'où ?

— Ouest-archipel, maugréa Anaëlle, vexée des simagrées de son interlocutrice.

— Deux cailloux et beaucoup de vent ? C'étaient des originaux, tes maîtres.

Elle se n'embêta pas à la corriger. Laisser les gens croire ce qu'ils voulaient entendre sur ses origines était bien moins fatigant que de devoir répondre à des centaines de questions.

Le tour du propriétaire leur prit une grosse heure. Lucia rayonnait de fierté en lui montrant les salles à manger ornées, les péristyles entourant les fontaines glougloutantes, les jardins suspendus au-dessus de l'eau claire du lac. Elle lui fit découvrir les quartiers des esclaves, y compris les dortoirs où s'entassaient ses collègues – elle comprenait mieux l'admiration pour son résidu. Au moins, elle n'était pas censée le partager avec vingt autres filles. Anaëlle fut tirée du cellier à la cuisine, où elle apprit que les repas se prenaient plus ou moins à volonté, mais que chaque ration était calculée à la journée. « Une demi-miche de pain, un bol de lentilles ou de pois-chiche, des légumes quand c'est la saison et qu'il en reste », indiqua sa guide. C'est toute étourdie qu'elle retrouva la paix de son espace, avec trois nouvelles tuniques, une bouteille d'huile de lampe pour un mois et l'ordre de se présenter le lendemain à la première heure chez la gouvernante, qui lui attribuerait une tâche en attendant sa maîtresse.

Avec tout ça, elle n'avait pas croisé Dimitri, songea-t-elle, déjà à moitié endormie. Trop tard pour les adieux.

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Xendor
Posté le 31/10/2020
Coucou Claire ! Punaise, l'intendant et la servante sont loins d'être des flèches ! Je suis du même avis qu'Anaëlle que tout cela est une très vaste supercherie. J'espère qui ne lui arrivera rien. Je suis aussi d'accord avec le personnage principal pour dire que les adieux avec Dimitri manquent. Enfin, peut-être qu'il va revenir ^^ (C'est presque certain, pour moi.)

Un super chapitre :) Bon courage pour la suite !
ClaireDeLune
Posté le 20/10/2022
On verra bien...
(Je n'ai pas touché à cette histoire depuis que j'ai fini la première partie, j'ai été trop occupée ailleurs, relire tes commentaires m'a presque donné envie de m'y remettre, d'autant que j'ai un plan général de la suite...)
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