Chapitre 8

Par Tizali

Samedi 15 mars 2064

 

La porte du bureau s’ouvre avant que j’aie le temps de poser la main sur la poignée.

— Tu es de retour ?

Iris affiche un air suspicieux. Derrière elle, assis à sa place, Jensen.

— Hey, Martin ! Comment ça va ? On ne te voit pas souvent par ici.

Il me sourit et se lève pour me serrer la main.

— C’est normal, j’aime bien utiliser l’une des salles au premier, plus rarement la salle de repos. C’est pas contre vous, c’est juste comme ça que je fonctionne.

— Gabin, quelle mission as-tu annulée ?

Iris est derrière moi, intriguée. C’est vrai qu’étant parti seul, j’ai modifié la ligne de temps. Elle l’a oubliée.

— Ce n’était pas le stalker, si ? insiste Iris.

Je fronce les sourcils. Est-ce qu’elle est censée être au courant ?

— Euh… Si, mais je sais pas si je peux en parler devant…

— Martin peut entendre. Explique-moi. Ou plutôt, laisse-moi te dire ce que je sais et dis-moi ce qui a changé. Jusqu’à avant-hier, un stalker suivait cette fille. Mais hier, il y en avait deux. Celui dont elle a l’habitude, mais plus menaçant encore, un autre homme qui était beaucoup plus entreprenant et essayait de la rattraper activement. Elle m’a expliqué qu’à un moment donné, il a mis une beigne à son stalker et l’a regardée. Elle a eu la sensation que c’était une compétition dont elle était le trophée, elle a eu peur et est partie en courant. Il ne l’a pas poursuivie.

Iris a l’air de très bien comprendre ce qui s’est passé. Je soupire et m’affale sur ma chaise. J’ai un peu honte. Beaucoup, même. Je suis un type bien. Enfin, je crois. Les filles que je séduis savent à quoi s’attendre, je ne fais pas semblant de rechercher une relation de couple. Les plus naïves peuvent m’en vouloir, mais ça ne va pas plus loin que ça. Mais hier, volontairement ou non, j’ai stalké une femme et lui ai fichu la peur de sa vie.

— Elle a pris ses chaussures, comme ça sur le doigt, et puis elle est partie en courant, ouais. Pour me fuir.

Iris grimace et secoue la tête. Puis elle se penche sur mon visage, étonnamment près. Elle détaille mes yeux, mes joues.

— C’est bien toi qui as mis la beigne à l’autre ?

Je détourne le regard, embarrassé. Pas par son inspection inattendue, mais plutôt par mon comportement lors de la mission. Ça n’avait rien de professionnel. Je soupire, me prends la tête dans les mains et grogne.

— Je l’ai pas frappé, juste malmené par le col. Je lui ai dit d’arrêter de suivre ma sœur ou je fais venir mes potes et je le bute.

Jensen éclate de rire, me faisant sursauter.

— C’est une solution comme une autre, glousse-t-il.

— C’est pas tellement ce qui est attendu d’un agent du temps, râlé-je.

— Cette mission n’est pas officielle, rétorque-t-il plus sérieusement. Tout comme nous ne pratiquons pas les avortements par annulation et ne prévenons pas les crimes tant qu’ils ne sont pas arrivés au moins une fois. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, nous avons le temps de gérer plus d’affaires, surtout si elles sont moins complexes que celles qu’on nous confie actuellement. Mais c’est comme ça. Alors si tu n’as pas trouvé plus simple que de menacer le stalker, franchement… si ça marche, moi, je prends.

Je surveille les réactions d’Iris, qui hausse les épaules après le petit discours de Jensen et va s’asseoir à sa place.

— Tu te serais pris un œil au beurre noir, marmonne-t-elle agacée, je t’aurais décoré l’autre symétriquement.

Je hausse un sourcil à l’attention de Jensen, qui est hilare. Iris soupire et se lève.

— Café ? J’ai reçu le dossier du meurtre, on n’a pas encore le go, mais j’ai quelques infos. Et ça au moins, on peut en discuter un peu n’importe où sans risque de représailles.

— Tu ne viens pas de prendre un café ?

— Si, mais toi non, et tu étais à moins de dix degrés dehors avec un petit gilet.

J’acquiesce, faisant semblant de ne pas savoir qu’elle me propose juste mon deuxième café parce que je suis un grand buveur et qu’elle connaît tout de moi. C’est ça, ou la sieste au 4e. Son timing est parfait.

Nous sortons sous le regard amusé de Jensen et nous dirigeons vers l’ascenseur. Mon expérience en tant que stalker m’a remué, mais j’essaie de la repousser loin dans mon esprit. Je suis un mec. Tout comme les femmes ont pour la plupart vécu au moins une fois une agression sexuelle ou ont eu droit à des réflexions sexistes, je suppose que les hommes ont au moins une fois… effrayé ou offensé une femme sans même s’en rendre compte. Ce n’est sans doute pas ma première fois. Et je ne sais pas pourquoi je pense à ça comme si c’était censé me rassurer. Ça m’agace plus qu’autre chose.

Dans l’ascenseur, j’appuie sur le bouton du 1er. Iris reste dans son coin, le plus loin possible de moi. Cela me fait penser qu’elle aussi, je l’ai effrayée et offensée.

— Est-ce que tu me vois comme un type machiste, sexiste ? Dangereux pour les femmes ? Un prédateur sexuel ? Un pervers ? Ou un…

— Tais-toi, soupire-t-elle.

— Quoi ? Hier, quand je me suis disputé avec Manon, elle m’a dit que j’étais un obsédé du cul, ou je sais plus trop quoi… alors qu’on parlait de trucs qui n’ont rien à voir et que je n’essayais pas de la séduire. Je ne vois pas ce qui peut lui faire dire…

Je m’interromps, parce que Iris me dévisage avec une terreur dans les yeux qui me fout une trouille de tous les dieux.

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Comment tu dis qu’elle s’appelle, ta copine ?

Sa voix tremble.

— Manon, pourquoi ?

— C’est pas possible, mais c’est pas possible !

Elle a terminé en criant. Cette fois, son regard est assassin. Elle martèle brusquement le bouton du quatrième étage du plat de son pouce. À peine arrivé, l’ascenseur repart.

Son souffle est court, je sens que si je n’étais pas dans le chemin, elle ferait les cent pas dans cette petite cage exiguë. Lorsque les portes s’ouvrent, Iris attrape mon bras, bondit dehors et me tire jusqu’à la salle de repos, où dans un élan incroyablement puissant, elle me propulse au centre de la pièce. Elle ferme la porte derrière elle et appuie ses paumes de mains contre ses paupières closes. Ses sens sont en ébullition.

— Explique-moi comment vous vous êtes rencontrés, murmure-t-elle entre ses dents pour tenter de rester calme.

— C’était après ton intervention.

— Quelle intervention ?

— Ton passage dans mon immeuble. Quand tu m’as aidé à ramasser mes oranges.

Elle me dévisage, interdite.

— Donc juste après que je t’ai sauvé la peau, quoi. Tu es en train de me dire que tu t’es tapé Manon juste après que je t’ai sauvé la peau ! répète-t-elle en criant. Mais c’est pas possible d’être aussi suicidaire !

— Je comprends pas. Manon dit que tu nous as empêché de nous rencontrer, et que ce n’est pas la première fois.

— Et donc toi, tout en sachant ce que je m’escrime à faire depuis toutes ces années, tu sautes dans ses bras dès que j’ai le dos tourné ? As-tu le moindre instinct de survie ?

— Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ! Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu essaies de faire. Manon pense que je dois forcément avoir une importance pour… l’association dont elle est membre. Du coup, elle est revenue vers moi. J’en sais rien, moi, je suis vivant, que je sache !

Dans les yeux d’Iris, une lueur d’une tristesse incommensurable brille comme un petit feu follet. Elle me fixe ainsi plusieurs secondes, avant de dire :

— J’irais bien te chercher les dossiers, là, mais je peux pas. C’est au-dessus de mes forces.

Sa voix se brise sur ces derniers mots et elle appuie fort sur ses yeux pour essuyer ce que je crois être des larmes avortées. Lorsque je m’approche d’elle, elle s’écarte. Elle a encore besoin de temps. Je laisse mes bras tomber le long de mon corps, inutiles, et je souffle :

— Iris, il va falloir me parler, maintenant. J’en ai assez d’être tenu dans le secret.

— Ça fait quatre fois qu’elle te tue, Gabin.

Son visage se contracte et elle se met à pleurer silencieusement. Elle cueille les larmes sur ses joues, plusieurs fois, avant de continuer.

— Elle te… torture et te… te poignarde, elle te mutile… je ne sais pas pourquoi, je sais pas ce qu’elle a contre toi, mais…

Elle émet une pause et se reprend, inspirant longuement. Elle retire le reste de larmes du dos de sa main. Son maquillage ne coule même pas.

— J’y étais. J’ai inspecté la scène avec l’équipe de Louis, les quatre fois. Elle manque pas d’imagination, cette folle. Et toi, tu… voilà ce que tu fais…

Depuis tout à l’heure, je suis sans voix. Je la regarde passer d’une émotion à une autre, d’une larme à un soupir, j’observe ses mains caresser son visage pour vérifier qu’il est sec, son regard me fuir. Je ne suis pas sûr d’avoir assimilé ce qu’elle vient de me dire. Manon m’aurait tué quatre fois. Dont le jour des oranges. Le jour du gâteau au yaourt.

Iris a fini par se calmer. Elle regarde par la fenêtre qui se trouve à l’autre bout de la pièce, la mine sévère. Je ne sais pas à quoi elle pense. Peut-être à mon corps ensanglanté, gisant dans mon appartement ou celui de Manon. Je me demande si elle me connaissait aussi bien à ce moment-là qu’à présent. Je me demande si sauver la même victime aussi longtemps peut permettre de la cerner avec autant de précision. Ou bien s’il y a encore une part d’ombre dans son cerveau malmené par les lignes de temps… et si dans les tiroirs de sa mémoire, ceux qui sont rangés dans la catégorie « autre réalité », il n’y a pas les restes de quelque chose entre nous. N’importe quoi. Le mode d’emploi de Gabin Orsoni. Sa consommation de café, ses siestes avant ou après le boulot, ses gribouillages, ses mensonges sur la mort de ses parents pour se faire embaucher, peut-être même, qui sait, sa collection de peluches d’animaux marins. Est-ce qu’annuler la mort d’un type comme moi lui en apprendrait autant ?

Je m’approche lentement d’Iris et, ouvrant grand les bras, je la serre contre moi, calant ma tête au-dessus de son épaule, ses cheveux chatouillant ma joue. Son corps se raidit, mais elle ne bouge pas. Elle ne dit rien. Je reste ainsi plusieurs secondes, mes mains écartées dans son dos, essayant de l’englober tout entière dans une bulle de réconfort. Je n’ai pas l’impression que cela ait le moindre effet sur elle, mais je veux qu’elle comprenne mon intention. Je veux qu’elle s’ouvre à moi. Je veux qu’elle parle.

— Alors tu es au courant, pour l’existence de la secte ? dis-je en me détachant d’elle le plus naturellement possible.

Elle hoche la tête, et se décide enfin à me laisser entendre le son de sa voix à nouveau.

— Je sais pour Manon et Goff. Je ne savais pas pour toi.

— Oh, pour moi…

— Tu es un homme bien, Gabin, ça ne fait aucun doute dans mon esprit. Mais je ne pensais pas qu’ils t’avaient mis le grappin dessus.

— La… quatrième fois a été la bonne pour Manon, je suppose. Elle y a vu un signe.

— Elle est intelligente, elle m’a reconnue et a fait le rapprochement avec toi.

— D’ailleurs, c’est normal qu’un agent prenne en charge toutes les enquêtes d’un même criminel ? Quand j’étais gamin, j’avais vu quelque part que vous êtes censés alterner pour éviter qu’on vous reconnaisse.

— Non, je veux dire… oui, c’est ce qu’on aurait dû faire. J’ai merdé, elle n’aurait pas dû m’apercevoir aussi souvent. Maintenant, ce qui m’étonne vraiment, c’est qu’elle ait voulu te tuer, toi, à chaque fois. Il devait bien y avoir un déclencheur.

Encore en train d’essayer de me cacher la vérité… la raison pour laquelle elle a traité mon cas à quatre reprises au lieu de mettre Jensen sur le coup n’est pas anodine, j’en suis convaincu. Mais j’ai la réponse à la question du déclencheur. Elle me semble évidente, à bien y réfléchir.

— Vous avez un moyen de vous faire reconnaître par la population, non ? Tu l’as dit toi-même. C’est peut-être un goodie, mais c’est très spécifique aux agents du temps. Le porte-clés.

— Mais… tu n’avais pas de porte-clés à cette période, puisque…

Ses yeux s’agrandissent. Elle porte la main à sa bouche, sous le choc.

— Si j’avais eu droit à la vérité dès le début, je te l’aurais dit, expliqué-je en soupirant. J’avais ton vieux porte-clés, celui que tu as perdu il y a une dizaine d’années. Elle a dû le voir et penser que j’étais un agent du temps, je l’utilise avec mes clés d’appartement. Quand est-ce qu’elle m’a tué ?

— En 57, énumère-t-elle péniblement, en 60, 62 et il y a quelques jours, en 64.

— Bon, ça se tient. J’ai trouvé ton porte-clés vers… 2054, quand j’allais postuler chez les agents du temps.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je soupire.

— Tu le sais déjà, j’ai eu un accident.

— Mais l’accident, tu l’as eu… à cause de moi, non ?

Évidemment : même ça, elle l’a deviné.

— J’ai voulu le ramasser comme un con sur le passage piétons après l’avoir fait tomber, dis-je avec nonchalance. C’était surtout de ma faute à moi. Le feu était passé au vert pour les voitures, il y en a une qui était particulièrement pressée… Bref, j’ai…

Je fais le geste de mes mains, celui que j’ai souvent, bêtement, reproduit pour montrer aux gens comment mon corps a décollé du sol. Peut-être que pour Iris, j’aurais pu m’abstenir. Elle est livide.

Je pousse un profond soupir et m’assois dans un pouf. Les billes s’écrasent sous mon poids et remontent tout autour de mon corps. Je suis bien, là.

— Arrêtons de parler de ça, murmuré-je en fermant les yeux. C’est du passé.

Je ne vois pas sa réaction, mais elle ne dit rien. Puis j’entends ses pas autour de moi. Elle tire une chaise sur ma gauche, s’y assied. Je rouvre les yeux et tourne la tête vers elle.

— On reste posés ici ?

— Je peux t’expliquer l’affaire à venir, suggère-t-elle.

— Je suis tout ouïe.

Et de sa voix encore un peu rauque, un peu grave, elle me raconte comment un homme a été retrouvé assassiné dans son propre appartement par sa femme et sa belle-mère qui rentraient des courses. Le corps est en parfait état. La balle qui l’a traversé au niveau de la gorge, le faisant agoniser de longues minutes, a été recueillie par l’équipe de Louis et envoyée au labo. La trajectoire a été calculée, la taille du meurtrier ne sort pas de l’ordinaire et ne sera pas un critère qui pourra tant que ça faciliter l’enquête. L’arme du crime est introuvable. Pas d’empreinte suspecte, pas d’indice. On soupçonne la famille, mais le chagrin des deux femmes a convaincu la police, ou du moins leur état de choc. Bien sûr, cela ne prouve rien.

— On n’est pas censés visiter les lieux du crime ? demandé-je avec curiosité.

— Pas tant que la victime est encore là. Ça prend plusieurs jours pour qu’on puisse le faire, mais les agents ne sont généralement pas invités. Ils ont seulement la possibilité d’interroger les proches et les suspects ici, dans les locaux.

Je scrute son visage, pensif. Elle m’a bien dit que pour moi, elle s’est rendue sur place et a vu mon corps sans vie. Les quatre fois. Pourquoi ces exceptions ?

— C’était différent pour Manon, dit-elle en me voyant froncer les sourcils.

— Pourquoi ?

— Tu ne pourrais pas comprendre. Jensen m’a fait confiance. Je savais comment gérer l’enquête mieux que lui.

— Tu sais beaucoup de choses.

— Oui, en effet. J’ai traité chacune des quatre fois avec succès, en un seul voyage. Je ne veux pas de cinquième, mais si elle venait à arriver, je coffrerais Manon moi-même. Elle pourrirait dans une prison.

— Tu la détestes vraiment, dis-je impressionné.

— Pas toi ? Elle t’a tué quatre fois, Gabin.

— Et non seulement je n’en ai aucun souvenir, mais en plus, elle n’a plus de raison de le faire puisque c’est grâce à elle que je suis un agent du temps. Le porte-clés ne représente plus aucun danger pour moi, puisqu’elle sait qu’il est en ma possession.

Elle se lève d’un bond, outrée.

— Tu veux dire que tu vas rester avec elle ?

— Je ne sais pas. Je ne suis qu’un obsédé du cul, mais dans la hiérarchie de Manon, c’est déjà au-dessus du type qu’elle ne peut pas s’empêcher de tuer. J’ai mes chances, tu ne crois pas ?

Iris, furieuse, fait plusieurs pas nerveux vers moi avant de tendre la main.

— Ton téléphone.

— Pourquoi ?

— J’y ajoute mon numéro. Tu vas te mettre en danger. C’est d’elle que je parlais ce matin, quatre fois récidiviste. Et je suis convaincue qu’elle va compléter la série.

Je soupire. Je n’ai pas l’intention, mais alors pas du tout, d’appeler Iris à la rescousse, mais si ça peut la rassurer…

— Tiens.

Elle s’empare de l’appareil et y enregistre ses coordonnées. Bon, au moins, j’ai son numéro, maintenant.

— Et qu’est-ce que je suis censé faire avec ça ?

— M’appeler. Au moindre doute.

— Tu disais qu’elle était rusée. Tu peux me dire comment elle m’a eu ?

— L’autre jour, c’était avec un gâteau drogué. Il était déjà prêt, mais…

— Ouais, je sais. J’y ai goûté. C’était vachement bon.

Iris serre la mâchoire, je sens qu’elle lutte pour garder son calme.

— Les autres fois, articule-t-elle lentement, elle t’a assommé par derrière au moment où tu t’y attendais le moins.

Je consulte les informations de contact d’Iris et l’appelle. Son téléphone sonne.

— Enregistre-moi, dis-je.

Soudain, je louche sur son écran et remarque que mon nom s’y affiche.

— Ou pas… c’est déjà fait, bien sûr, marmonné-je. Je suppose que j’ai le même numéro, toutes lignes de temps confondues.

Elle semble intriguée par cette réflexion, mais ne dit rien et range son téléphone.

— Interdiction de m’appeler pour des broutilles, prévient-elle. J’espère d’ailleurs que tu n’auras jamais besoin de m’appeler tout court.

Je lève les yeux au ciel.

— Quelle froideur… Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— On rentre chez nous. L’affaire n’est pas encore à nous et c’est une période assez creuse, en ce moment. Jensen a enchaîné la catégorie objets perdus et délits, il n’y a plus rien à faire.

— Sérieux ? Tu lui diras de nous en laisser un peu, je suis pas venu pour me tourner les pouces.

— Il y a bien un dossier qui reste, mais bon…

— Un dossier qui reste ? C’est quoi ?

— Je sais pas, une histoire de stalker en gilet à capuche qui distribue des beignes dans la nuit en filant des jeunes femmes. Un truc pas très joyeux.

— Pfff, merci pour la fausse joie. T’inquiète pas, elle ne reviendra pas. Ni lui, ni moi n’y serons ce soir. Elle est enfin en sécurité.

— Mmhm.

Elle hausse les épaules et s’en va, me quittant sur cette fine touche d’humour qui ne suffit pas à détendre mes nerfs. Après son départ, je reste de longues minutes assis sur mon pouf, à regarder l’écran éteint de mon téléphone qui me renvoie le reflet de ma tronche de beau gosse. Une belle gueule, ça oui. Qui dans plusieurs lignes de temps, peut-être, s’est retrouvée défigurée des mains de Manon.

Mais c’est trop ridicule. Trop difficile à croire, aussi. Trop loin dans le temps. Ce soir, je dois me réconcilier avec elle. Je ne veux pas du Sablier comme ennemi. Pas que ça me fasse peur, mais j’ai la flemme. Flemme de retourner me désinscrire, flemme d’affronter la fureur toute puissante de Goff, flemme de me faire virer et de devoir trouver un nouveau job. Flemme d’être par cette occasion séparé d’Iris, de l’oublier même.

Tout doit rester tel quel. Juste encore un peu.

 

*

 

Jensen avait raison quand il disait qu’on n’a que ça, du temps. Je suis repassé par mon nouveau resto de curry japonais. Un délice. Le serveur se souvenait de moi, j’ai griffonné sur les serviettes, j’ai mangé beaucoup de pain. Je me suis baladé dans Paris. En rentrant chez moi en cette fin d’après-midi, je n’ai pas envie de sonner chez Manon, mais je le fais quand même.

Elle ouvre la porte rapidement et me dévisage avec méfiance.

— Tu m’en veux toujours ? demandé-je innocemment.

Haussement d’épaules. Elle s’enfonce dans l’ombre de son appartement sans répondre. Je la suis.

— Goff aura bientôt une mission pour moi, dis-je pour lui faire plaisir. Il m’en a parlé aujourd’hui.

— Ah ouais ?

Ça sent le gâteau.

— Tu as cuisiné ?

— Oui, j’ai refait le même que l’autre jour. On l’a mangé un peu vite.

— Tu l’avais fait pour quoi, le premier gâteau ?

Elle ressort de la cuisine et plisse les yeux en me regardant.

— Le manger ?

— Oui, mais… toute seule ? C’était pas pour une occasion ? Enfin, oublie. Je suppose que non.

Faut que j’arrête, avec mes questions débiles. Elle va se douter de quelque chose.

— Je reviens, je vais pisser.

Je m’éloigne dans le couloir et trouve la salle de bain. Je ferme la porte derrière moi et, sans un bruit, j’ouvre l’armoire à pharmacie. J’inspecte chaque flacon avec circonspection. Désinfectant, démaquillant, crème solaire et Biafine, produits pour la peau et pour les mains, réserves diverses et variées, bref, rien de suspect si ce n’est un tout petit flacon transparent, sans aucune étiquette, caché derrière un tas de bidons de sirop pour la gorge et de spray nasal.

Je referme l’armoire et me plante devant le lavabo, me détaillant dans la glace. La porte s’ouvre soudainement et Manon croise mon regard, sourcils froncés.

— Les toilettes sont dans la pièce d’à côté, dit-elle. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Rien, je voulais juste un miroir deux secondes.

Je fais mine d’inspecter mes cernes avant de me retourner. Dubitative, elle s’écarte pour me laisser passer et referme derrière moi.

— Tu es bizarre, aujourd’hui, Gabin. Est-ce que j’ai des raisons de m’inquiéter ?

— Nan, c’est bon. J’ai juste eu vent de dossiers un peu durs à digérer au boulot. Faut que je m’habitue à entendre parler de meurtres.

Elle ne dit rien et repart vers la cuisine. Je me rends dans le salon, m’assois dans le canapé devant la table basse, hésite, me lève. Je fourre les mains dans mes poches et me place sur le seuil de la petite pièce insonorisée, celle qui est pleine de paperasse. Accoudé au chambranle, je laisse mes pensées voguer parmi tous les éléments qui me perturbent. Iris et son savoir infini concernant ma personne, Manon et sa théorie du complot, Goff et sa mission, moi et mes quatre décès d’un autre temps.

Je relève la tête de cette table jonchée de coupures et me retourne sur Manon, qui me scrute d’un air qui me fait un peu peur.

— Tu bosses comme agent du temps, dans cette organisation.

— Oui. Et ?

Elle lâche un rire nerveux que ses yeux n’accompagnent pas.

— C’est marrant, j’ai toujours considéré les agents du temps comme mes pires ennemis. Papa disait qu’ils agissaient contre la nature. Que qui devait mourir, devait mourir. Que leurs actes étaient des péchés immoraux qui devaient à tout prix être évités.

— Tu m’as introduit chez eux. Je suis infiltré.

— Et pourtant, tu n’as rien fait pour nous encore.

— Goff m’a parlé ce matin.

— Goff n’a pas le sens des priorités. Il ne l’a jamais eu. Il a le flair pour le fric, il utilise l’organisation pour financer le Sablier. Ce n’est pas ce que l’on veut.

— Ce que qui veut ? Goff représente le Sablier, non ?

— Il ne devrait pas, mais oui. Mais il ne fait pas honneur à mon père et à ses idées. Il a changé de camp.

Je lève un sourcil. Goff peut se concentrer sur le financement du Sablier sans avoir changé de camp pour autant. S’il est ce qu’elle dit, je trouve même qu’il est pire encore que le père de Manon.

— Tu te plais, là-bas ? demande-t-elle alors.

J’ai entendu la menace dans ses mots. Je me rends compte qu’elle se tient très raide depuis tout à l’heure, les mains croisées dans le dos. Est-ce qu’elle planque quelque chose ?

Je fais un pas en arrière en essayant de ne pas avoir l’air de flipper. Tout naturellement, je sors mon téléphone, le consulte machinalement. C’est complètement con, Iris va se payer ma tête, demain. Mais dans le doute, je rappelle le dernier numéro de mon journal en un clic et verrouille le téléphone, tout en répondant nonchalamment :

— Bof. Je me fais un peu chier.

— Qu’est-ce que vous avez annulé ?

— Des meurtres de chats, rien de bien palpitant.

La moue agacée qui se dessine sur le visage de Manon ne me dit rien de bon. Elle se rapproche de moi, se déhanchant pour dissimuler le fait qu’elle n’a toujours pas ramené ses mains devant elle. Je reste bien droit, immobile. Je crois entendre Iris décrocher. Je baisse le son à fond, le plus discrètement possible.

— Qu’est-ce qu’il y a, Manon ? dis-je haut et fort. Tu aurais voulu que je les laisse mourir ?

— Pourquoi cette question bizarre, tout à l’heure ? Et cette histoire de meurtres ? Tu parlais de meurtres de chats, vraiment ?

— Non, je parlais… d’un meurtre qu’on va bientôt récupérer dans le service.

— Est-ce que tu as peur de moi, Gabin ?

Je déglutis. Elle s’approche tout près de moi. Je ne sais pas si ça change quelque chose, qu’elle soit si près ou que je l’empêche d’approcher. Est-ce que je pourrais lui échapper ? Tout dépend de ce qu’elle tient dans son dos.

— Est-ce que je t’ai fait du mal, par le passé ? On ne m’a rien dit. Est-ce que la salope qui te sert de collègue t’a raconté des choses ?

— Pourquoi…, murmuré-je sans comprendre où elle veut en venir et surtout comment elle aurait pu deviner ça.

— Je sais très bien comment je pense. Je ne suis pas comme tout le monde. Toutes ces fois où Iris est venue se mêler de mes affaires, en fait… ce n’était pas pour moi, c’est ça ? Ce n’était pas parce que tu serais utile au Sablier, mais pour… te protéger de moi ?

Elle doit lire dans mon regard que je réalise ce qu’elle dit et que je n’essaie pas de nier. Son bras jaillit de derrière son dos et une douleur forte me transperce la peau, juste au-dessus du coude. Elle pousse sur la seringue. Quelque chose se glisse insidieusement dans mes veines.

— Si c’est ça, alors il ne faut pas qu’elle annule ce qui va t’arriver. Maintenant, je sais ce que je dois faire.

J’écarquille les yeux, stupéfait. Non, c’est impossible. Pas maintenant, pas après tout ce qu’Iris m’a dit aujourd’hui. Pas une cinquième fois. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas…

Mes jambes se mettent à flageller. Manon s’apprête à faire un pas en arrière pour me laisser m’affaler, mais je l’attrape et, avec la force qui m’échappe déjà, je prends de l’élan et la propulse vers le sol.

Son corps percute la table basse, qui se brise en morceaux. Se redressant sur un coude, elle me jette un regard assassin et porte la main à sa tempe ensanglantée.

— Tu vas me le payer, vocifère-t-elle.

Son pied me fauche au niveau des mollets alors que je peinais déjà à tenir debout. Je tombe à genoux devant elle et, plutôt que de m’appuyer au sol, je lui bondis à la gorge. Je dégringole de tout mon poids sur son corps menu. Les mains serrées autour de son cou, je me crispe, me crispe autant que mes muscles me le permettent encore. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas baigner dans mon sang et agoniser pendant des heures. Je ne veux pas qu’Iris me voie dans cet état.

Poussant des ânonnements idiots, je serre encore, malgré la peau bleutée, violette, puis livide de Manon dont les lèvres perdent leur éclat. Ses yeux se figent soudain.

Alors, tout mon corps me lâche. Les mains criblées de bouts de verre, le sang dégoulinant sur la moquette, je reste étendu sur le flanc, le regard forcé sur le corps sans vie de Manon, le souffle frénétique. J’entends, je crois, Iris s’époumoner au téléphone. Mais j’ai baissé le son. Je ne distingue pas ses mots.

— Iris, laissé-je échapper dans un gémissement désespéré.

Ma respiration est devenue incontrôlable. Une panique sourde se déploie en moi comme la drogue que Manon a introduite dans mon sang. Elle me monte à la tête, me donne envie de pleurer pour pleurer, sans raison, sans comprendre en tout cas ce qui vient d’arriver. Je tremble. Les yeux de Manon me fixent toujours. J’essaie d’aspirer de l’air dans cette pièce tamisée, mais je n’y parviens pas. Je suffoque.

Des minutes entières passent, la fin d’une vie, semble-t-il. Puis la porte d’entrée s’ouvre avec fracas.

— Gabin ! hurle Iris.

Elle court.

— Oh mon Dieu, oh mon Dieu…

Ses genoux frappent le sol, juste à côté de ma tête. Ses doigts touchent mon visage, écartent les quelques mèches qui traînent sur mon front.

— Gabin ?

— Manon est morte, murmuré-je dans un état de sidération absolu. Je l’ai tuée. J’ai tué Manon.

— Je sais, je sais. Ce n’est pas grave.

Elle se penche sur mon visage, que je peux à peine mouvoir. Je sens son odeur emplir mes narines, une odeur rassurante, familière maintenant. Son odeur à elle.

— Il faut que j’y aille, je dois annuler tout ça…

Elle repose ma tête avec délicatesse sur la moquette. Elle se redresse vivement. Enjambe le corps de Manon. Je la vois me tourner le dos…

Mes yeux s’écarquillent de terreur. Non ! Ne me laisse pas ici, pas avec elle. Je ne peux pas rester ici. Ce moment-ci va mourir, et je vais mourir avec lui.

— Iris !

Ma voix s’étrangle dans ma gorge. Elle se retourne, et son regard me brise. Elle comprend. Revient sur ses pas.

— Je suis vraiment désolée, murmure-t-elle d’une voix aiguë en me soulevant par les aisselles. Je savais que ça allait arriver, j’aurais dû prendre des mesures…

Je voudrais lui dire que ce n’est pas de sa faute, qu’elle m’a prévenu et que j’ai fait le con. Mais rien ne sort. Mon corps ne répond pas. Elle parvient lentement à m’installer dans le canapé et s’assied à côté de moi, comme si elle avait soudain tout le temps du monde. Mes yeux descendent à nouveau vers Manon et, sans que je comprenne vraiment pourquoi, ils s’emplissent de larmes que mes cils emprisonnent. J’évite de croiser le regard d’Iris, mais son attention est tout entière concentrée sur moi, sur mon corps paralysé. Sur mon accès soudain d’émotion.

— Oh, Gabin…, gémit-elle avant de se réfugier dans mon cou.

Dans un effort surhumain, je parviens à faire trembler mon pouce, puis ma main gauche. Je la lève lentement vers elle et frôle ses cheveux. Je n’ai aucune poigne, mais je peux faire cela. La toucher, du bout des doigts.

— Je vais oublier, n’est-ce pas ? murmuré-je d’une voix rauque.

Elle hoche la tête sans oser parler.

— Alors, je dois te dire quelque chose.

— Non, ne fais pas ça. Tu…

— Laisse-moi te le dire, insisté-je. Un peu plus ou un peu moins… que ce que tu sais déjà… qu’est-ce que ça fait ?

Elle ne répond pas à cela. Je sais qu’elle se souviendra. Je sais que ce que je pourrais lui souffler ici, dans cette intimité imposée, ne sera pas effacé pour tout le monde. Mais il faut que je mette des mots sur ce que je ressens. Même si je ne me l’admettais pas à moi-même jusqu’à présent, elle ne m’est pas indifférente.

— C’est comme… rentrer chez moi… et m’allonger dans mon canap’… dormir et rêver… lire un bouquin que j’aime.

— Qu’est-ce qui est comme…

— Être avec toi.

Je ne m’attendais pas à voir s’afficher une telle surprise sur ses traits. Mon intérêt pour elle est-il si suspect ? Déguisé derrière des jeux de séduction qu’elle croit artificiels ?

— Avec toi, je me sens bien, Iris.

Elle se détache de moi, gênée. Son regard voyage d’un coin à l’autre de la pièce. Elle ne comprend pas, elle ne se sent plus à sa place.

— Et c’est pas… parce que tu sais toutes… toutes ces choses sur moi… Je ne veux pas t’épingler comme un papillon dans ma collection, Iris. Tu étais déjà… faite pour moi avant que je jette mon dévolu sur le moindre de ces insectes.

Je grogne et me laisse partir en arrière dans le canapé. J’ai une saleté de mal de crâne, et j’ai l’impression que je suis en train de délirer. Faut que je me taise avant de le regretter. Elle n’oubliera pas, c’est toi, l’imbécile dans l’histoire, Gabin. Ferme-la.

— Va-t’en, grondé-je.

— Ça va ? hésite-t-elle.

— Mmmh.

Lentement, elle se lève et s’éloigne sans rien ajouter. Je pourrais l’arrêter encore maintenant. Lui demander qu’elle me laisse décuver la crasse qu’il y a dans mon corps, qu’on y aille à deux. Je pourrais me rencontrer. Ce serait plus simple de me convaincre qu’elle seule. Et je n’oublierais pas les conneries que je viens de débiter. Sauf que plus j’y réfléchis, plus je préfère les supprimer de ma mémoire. De toute façon, qu’est-ce que ça changera pour elle ? Elle est allergique à moi.

La porte se referme sans bruit. Me voilà enfermé chez Manon. Je laisse glisser mon regard sur la créature morte qui fixe le vide depuis le sol, là où j’étais plus tôt. Un calme étonnant s’empare de moi. Je ne pense plus à rien, car toute réflexion de l’instant présent est gâchée, tristement gâchée. Dans une ligne de temps, un rien, je serai quelqu’un d’autre. Un moi pas affecté par ce drame. Un moi qui n’a jamais versé une larme devant Iris. Un moi qui ne lui a pas avoué qu’il commençait à l’aimer.

 

*

 

Samedi 15 mars 2064

 

Le curry était délicieux et j’ai bien fait de visiter ces quelques rues de Paris tant que la luminosité était encore bonne. Encore un peu et il était l’heure de stalker des filles sans le savoir.

Je sors mes clés de ma poche en cherchant la lune dans le ciel. Malgré l’heure, elle est déjà là. Soudain, je remarque que la voiture garée juste devant l’immeuble ne m’est pas inconnue.

Je me retourne et me dirige vers elle. En me baissant, j’aperçois, à travers la vitre côté conducteur, Iris en train de dormir, la bouche ouverte. L’envie de sortir mon téléphone pour la prendre en photo me taraude, mais je me retiens. Au lieu de ça, je toque à la fenêtre, un grand sourire sur le visage.

Elle sursaute et panique l’espace de quelques secondes, avant de me reconnaître. Elle baisse immédiatement la vitre.

— Qu’est-ce que tu fais là, dis-je en rigolant. Tu as prévu de camper devant chez moi au cas où Manon essaie de me buter ?

Iris ne sourit pas. Son regard est terne, ses cernes creusés. Quelque chose dans sa fébrilité m’alarme probablement plus que de raison. Je cesse de plaisanter et attends qu’elle s’explique.

— Pourquoi t’es pas rentré chez toi tout de suite ? grommelle-t-elle. Je t’ai attendu toute l’après-midi.

— Je me suis baladé. Tu viens de quand ?

Elle soupire. Je vois bien qu’elle a emprunté la machine, elle n’est pas là par hasard.

— Ce soir, plus tard. Manon tente un truc sur toi, tu te défends, tu la tues. Tu étais drogué, j’ai dû procéder à l’annulation seule.

— C’est une blague ?

Elle me jette un de ses regards à elle qui veulent dire : « J’ai une tête à blaguer ? ». Je contourne la voiture, ouvre la portière et m’installe à côté d’elle.

— Raconte-moi, dis-je posément.

— Il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai reçu un appel de toi. J’ai cru que tu allais être lourd et que tu me contactais pour un rien, sauf que tu n’as pas répondu quand j’ai décroché et je t’ai entendu parler avec Manon. Apparemment, tu as eu un comportement bizarre dans la soirée, elle s’est doutée de quelque chose. Elle t’a drogué. J’ai entendu des bruits de verre, vous avez lutté. Quand je suis arrivée, elle était morte et tu étais paralysé au sol.

Je ne suis pas tellement du genre réactif, alors ce qu’elle me dit m’étonne.

— Comment j’ai pu la tuer alors qu’elle m’a drogué ? C’est parce que tu m’as prévenu qu’elle était dangereuse, c’est ça ? J’ai anticipé son attaque ?

— Je suppose, soupire Iris. J’en sais rien, ce n’est pas important. Je suis retournée à l’organisation pour annuler ça au plus vite.

— Tu m’as laissé en plan là-bas ?

— Non, j’ai…

Elle s’interrompt, les yeux fixés au loin à travers le pare-brise.

— Je t’ai tenu un peu compagnie, murmure-t-elle simplement. Tu étais en état de choc. Tu ne savais pas ce que tu disais.

Bon. Je ne pense pas que j’en tirerai plus. D’ailleurs, j’ai du mal à croire que j’étais, moi, plus en état de choc qu’elle ne semble l’être en cet instant.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demandé-je.

— Je te donne les menottes, on va la coffrer et je rentre.

Je ne réponds pas, interdit. Cette fois, c’est vraiment une blague.

— C’est moi qui l’ai tuée, dis-je.

— Elle a essayé de te tuer. Tu t’es défendu.

— Tu veux compter ça comme sa cinquième fois ?

— Dans quel monde ce ne serait pas sa cinquième fois ?

J’émets une pause. Okay, elle n’a pas tort. Sauf que j’ai pas envie de monter là-haut et de l’embarquer comme l’agent du temps que je suis. Elle me haïrait, et on est déjà en froid.

— Je peux pas le faire, dis-je.

— Tu as peur d’elle ?

— Non, mais c’est compliqué. C’est ma copine, on s’est engueulés hier soir et…

— J’y vais, sinon.

Elle détache sa ceinture.

— Non !

Agacée, elle fait claquer sa langue.

— Quoi, encore ?

— Si t’y vas, je suis fichu pour de bon. Elle ne déteste personne autant que toi.

— Gabin.

Iris m’attrape le visage brutalement, serrant mes joues comme si elle voulait faire sortir de ma bouche compressée une vérité que je refuse de lui donner.

— Dis-moi que tu ne vas pas continuer avec elle. Dis-le-moi, espèce d’imbécile.

Voyant que je n’ai pas l’intention de me ridiculiser en prononçant le moindre borborygme alors qu’elle me tient de la sorte, elle me lâche sans plus de soin et agrippe son volant comme pour ne pas tomber.

— T’es vraiment irrécupérable, gronde-t-elle.

Elle ouvre la portière et sort. Je la suis non sans avoir attrapé les menottes dans la boîte à gants.

— Bon, laisse-moi monter seul, me décidé-je. Je reviens tout de suite.

Iris s’adosse à la voiture, les bras croisés, disposée à m’attendre. Je rentre dans l’immeuble et grimpe les marches quatre à quatre. Je sonne chez Manon. Elle ouvre la porte rapidement et me dévisage avec méfiance. Sans attendre, je brandis mes menottes, du bout des doigts, comme si elles me brûlaient.

— Je suis désolé, dis-je bêtement. Faut que je t’emmène. C’est pas contre toi. Enfin… j’ai pas trop le choix.

Elle se fige. Je sens la bonne odeur d’un gâteau me titiller les narines.

— Tu vas peut-être vouloir sortir ça du four…

— Il est sorti du four.

Elle ne dit plus rien et ne s’active pas. Je laisse tomber mon bras le long de mon corps. Je ne sais pas trop comment lui dire qu’elle ne va pas pouvoir m’ignorer si facilement.

— C’est ta… collègue, qui te dit de faire ça ?

— Plus compliqué que ça. Apparemment, ça fait cinq fois que t’essaies de me buter. Du coup, tu comprends bien que je dois t’embarquer. C’est la procédure.

— Vous pourriez fermer les yeux. Personne n’en saurait rien.

— Ça n’a pas l’air de t’étonner plus que ça, ce que je dis.

Elle détourne le regard. Elle a le comportement de la fille qui s’en sait capable. Elle en a peut-être expérimenté les pulsions, sans y céder. Pourtant, elle allait craquer ce soir.

— Écoute, soupiré-je, c’est moi ou elle, mais tu te doutes bien qu’Iris va pas laisser passer ça. Elle est réglo et rien ne prouve que tu vas me laisser tranquille dans l’avenir. Tu ne le sais pas toi-même, si ?

Son regard sombre me transperce comme une lame, sans aucune pitié. Un frisson discret mais puissant me traverse. Oui, j’arrive à comprendre comment cette fille pourrait vouloir me tuer. Aller jusqu’au bout, sans remords. Sans un frein naturel pour lui souffler de s’arrêter avant de commettre le pire. Ce n’est pas qu’elle est dérangée. Ou peut-être que si, finalement. Mais il y a aussi que sa vie a toujours tourné autour de la chronoénergie, des recherches de son père et de sa folie dans sa quête contre ce qui nous sauve au quotidien, contre ce qui m’a ressuscité quatre fois. Peut-être n’a-t-elle pas eu l’enfance qu’elle méritait, tout simplement.

— Ôte cette pitié de ta sale tronche. Vas-y.

Elle se retourne, les poignets collés l’un à l’autre. Surpris tout autant par son flegme que par sa coopération inattendue, je ne me fais pas prier et lui passe les menottes. Je lui fais signe de descendre et la suis lentement jusqu’en bas. Lorsqu’elle passe la porte de l’immeuble, elle ralentit brusquement en voyant Iris, qui soutient son regard, affichant sans complexe une haine brute. Ma partenaire lui ouvre la portière arrière sans ciller avant de fermer derrière elle dans un claquement.

— Ça n’a pas pris trop de temps, juge Iris en évitant de croiser mon regard. Monte.

Elle s’apprête à retourner au volant, mais je l’attrape par le bras et vérifie que Manon ne peut nous entendre.

— Goff ne va pas nous laisser faire. Tu t’en doutes, non ? Ce qu’on est en train de tenter est dangereux.

— Est-ce qu’on est vraiment censés le savoir ? dit-elle en me scrutant.

— Moi, oui.

— C’est moi qui ai donné les ordres. Tu n’es qu’un bleu tout juste arrivé. Tu n’avais pas ton mot à dire.

Je grimace. C’est bien joli, tout ça, mais ça ne change rien au résultat. Goff ne sera pas content.

— Rentre dans la voiture, insiste-t-elle. On verra bien sur le moment. J’ai affronté de plus grands dangers que ça, je n’ai pas peur.

— Arrête de te la raconter. Tu as la trouille autant que moi. On en reparlera.

Je fais mine de ne pas remarquer qu’elle réagit à ce que je dis, me donnant raison, et contourne la voiture pour m’installer côté passager. Nous ne disons rien pendant tout le trajet. Manon, à l’arrière, est muette comme une carpe mais si les regards pouvaient tuer, elle aurait facilement dépassé son quota de récidives. J’essaie autant que possible de ne pas la détailler par le rétroviseur. Je sais qu’à l’inverse, elle ne se gêne pas pour nous observer, tous les deux.

Nous la laissons aux soins du commissariat du coin, Iris promettant de leur transmettre demain les dossiers concernés. Puis nous sortons, et elle pousse un profond soupir.

— Longue journée, marmonne-t-elle dans sa barbe.

— Tu dois y retourner ?

Elle acquiesce, me lance un drôle de regard et repart seule en voiture. J’habite juste à côté, mais trimballer Manon menottée à travers les rues du quartier, c’était hors de question.

Je rentre chez moi à mon rythme, des pensées plein la tête. Avec Iris, les informations sont données au compte-gouttes. Je dois m’accrocher au peu qu’elle me donne si je veux conserver la moindre chance d’en apprendre plus.

Par exemple, moi, Gabin Orsoni, j’étais en état de choc après avoir tué Manon. Je ne me vois pas la tuer, c’est vrai, mais je ne me vois pas non plus faire une crise d’angoisse si ça arrivait malencontreusement. Je saurais que ce sera annulé, non ?

Ensuite, d’après Iris, je ne « savais pas ce que je disais ». Donc j’ai dit des choses compromettantes. Ou bien qui n’ont aucun sens. En d’autres mots, je délirais. Les effets de la drogue, sans doute. J’essaie d’imaginer ce que ça ferait d’être paralysé au sol alors qu’Iris arrive sur les lieux du crime. De mon crime. J’ai du mal à visualiser, c’est trop bizarre. Alors je passe à l’info suivante : Iris qui me tient compagnie. Au moi paralysé, sans défense et en état de choc. Mmm. Pourquoi est-ce que je ne lui ai pas demandé de m’aider à l’accompagner jusqu’à la chronomachine ? On aurait annulé tout ça ensemble, je me serais rencontré, ça aurait été marrant. Je me serais souvenu. Je n’avais pas la moindre envie de me donner une longueur d’avance, pour une fois ? Je préférais rester paumé avec une Iris à la sagesse infinie ? Est-ce que ça a été si traumatisant que je préférais oublier ? Pour une fois que j’avais le choix, que ce n’était pas moi, le mort, j’aurais au moins pu faire un effort. Maintenant, Iris en sait un peu plus sur moi et j’ai laissé le fossé entre nous se creuser encore.

Peut-être qu’un jour, je comprendrai qui j’ai été et pourquoi je ne pense pas comme lui.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez