Chapitre 7 - Une aventure d'été

Par Keina

« Elle a une logique assez désastreuse, je l'avoue. Capable de déformer la réalité pour l'adapter à son point de vue. »

Jade, Fanny, Tia et Anna, Ordinary People

 

Ma très chère Gaétane,

Comment te portes-tu ? J’aimerais tant vous revoir, Amy et toi, ainsi que votre charmante famille (excepté, bien sûr, ce vieux hibou de Georgianna !). Hélas, le temps où mon seul souci consistait à moucher ta belle-sœur est bien révolu…

Il s’est produit de nombreux événements ici, et je me demande encore si je trouverais un jour ma place dans ce Royaume aux airs de folie. On dit de moi beaucoup de choses ; j’ignore quelle foi accorder à toutes ces rumeurs. Souvent, je me surprends à penser à Londres, et à la vie simple que j’y menais. Le bonheur est-il une denrée à usage limité ? J’en viens parfois à le croire, et il semble que mon propre crédit est écoulé depuis longtemps. Oh, Gaétane, je suis désolée de ne pas pouvoir t’en révéler plus ! Une quantité de questions naissent à chaque seconde en moi, et pourtant, pourtant, tu me connais, n’est-ce pas ? J’essaie tant bien que mal de garder la tête hors de l’eau. Rien de tout ceci n’est irrémédiable, et, pour reprendre ton si cher credo, mon destin m’appartient, j’en ai la certitude…

 

Keina posa sa plume, pensive.

Mon destin m’appartient.

Était-ce réellement une certitude ?

Elle attrapa l’extrémité d’un mouchoir humide et se l’appliqua sur les tempes. Son cabinet de travail commençait à ressembler à un four. Elle grimaça ; l’encre sur le papier bavait sous la moiteur de sa main. Elle froissa la feuille et la laissa choir dans sa corbeille.

Incapable de demeurer plus longtemps dans cette étuve, elle se décida à bouger. L’air de l’extérieur lui ferait le plus grand bien. Elle ouvrit la baie vitrée de son salon et se glissa sur la terrasse qui surplombait les jardins.

Les déclinaisons intérieures du Château s’ornaient d’une multitude de terrasses luxuriantes et variées qu’elle prenait plaisir à contempler le soir, lorsque le soleil rasait les tours et projetait des vagues de lumière orangée sur ces hautes collines à demi sauvages et à demi artificielles. Mais en cette chaude journée d’été, à l’instar de ses compatriotes, elle préférait se réfugier à l’intérieur du croissant de lune que dessinait le Château, le long de la Rivière du Milieu. Elle s’engagea donc sur une petite allée verdoyante, à la droite de ses appartements, pour rejoindre l’un des nombreux escaliers qui dévalaient les coteaux jusqu’au sol.

 

*

 

Pieds nus, silencieuse, la silfine goûtait la fraîcheur de l’eau vive, à l’écart des siens. Nul ne connaissait l’origine de la Rivière du Milieu : elle jaillissait en cascade de la partie centrale du Château dressé au bord de la falaise, et gonflait sous l’affluence des multiples sources qui abreuvaient collines et montagnes.

Keina fit quelques pas sur les rochers lisses. De légers picotements électrisaient ses chevilles et la submergeaient de doux frissons. Le bas de ses jupes trempait dans le flot d’ondes glacées, mais elle n’en avait cure. Elle contempla l’eau claire qui s’écoulait entre les pierres et songea à ce que Luni lui avait révélé ce soir-là, après le bal.

 

Un silence s’installa. Puis, pour la seconde fois, il se défila avec une question.

— Que sais-tu sur la Briseuse ?

La silfine laissa s’échapper un soupir agacé.

— Pas grand-chose… Qu’Alderick a trouvé un livre étrange écrit par le père adoptif de la mère de Nephir… Que cette dernière était prise de visions lorsqu’elle le feuilletait… Qu’il était notamment question d’une Pierre Brisée qui serait à l’origine de la magie du Royaume. Que cette pierre aurait été brisée par une femme venue du futur, qui devrait alors la réparer… C’est à peu près tout ce que j’ai pu lire dans son journal.

Luni hocha la tête.

— Alderick souhaitait ardemment que l’on mette tout en œuvre pour retrouver la Briseuse. Il était convaincu que les créatures magiques, les elfes et même les Onze Mages nous dissimulaient la vérité. Malheureusement, il n’a jamais pu prouver ces faits.

Une autre interrogation naquit dans l’esprit de Keina. Depuis son arrivée elle cherchait des réponses à ses questions et, cette nuit, Luni était là, devant elle, prêt à satisfaire sa curiosité. Sans hésitation, elle se lança.

— Mais, dans ce cas, pourquoi une guerre a-t-elle éclaté ? Si tout cela ne reposait que sur des paroles, il eût été facile de réfuter ses arguments et de le tourner en ridicule.

Le silfe secoua la tête et se leva à nouveau.

— Alderick est – était un beau discoureur. De plus, certains de ses arguments avaient de quoi convaincre : selon lui, en effet, les deux joyaux qui ornent les diadèmes de la Reine Blanche et de la Reine Noire sont des fragments de cette pierre. Il est vrai que ces deux gemmes sont uniques et sujets à de nombreuses interrogations. Il y en a qui affirment même qu’ils ont été offerts aux elfes par les habitants de la lune.

Le silfe marqua une pause, l’amorce d’un sourire sur les lèvres. Keina, de plus en plus intéressée, s’inclina en avant sur le bord de son lit, les pieds ballants dans le vide, comme pour ne pas perdre une miette des explications de son visiteur nocturne.

— Mais le véritable déclencheur de la guerre ne se situe guère là où on l’attendait. Ce sont les alfs qui ont tout provoqué.

— Les alfs ? Comment ?

— Te souviens-tu de Karol ?

— Ton majordome ? Je l’ai trouvé très drôle !

— Cela fait une centaine d’années que je l’ai pris à mon service. Autrefois, avant la guerre, il n’aurait même pas osé lever les yeux sur un silfe ou un humain.

— Il a bien changé, dans ce cas ! railla la silfine.

— Sans doute. Je ne sais pas s’il faut dire « à cause » ou « grâce à » Alderick. Toujours est-il que c’est lui qui a fait prendre conscience aux créatures magiques  que leur condition de serviteurs au Royaume n’était pas légitime, et qu’ils avaient les moyens de réclamer l’égalité des droits. Il leur a offert la liberté… en échange de  leur soutien face aux Onze Mages.

— Tu veux dire qu’il les a poussés à se rebeller ? Mais… les êtres magiques sont libres, non ? Après tout, ils sont les premiers habitants du Royaume ! Je pensais qu’ils étaient heureux ici !

Silence. La jeune fille grimaça, une brusque montée d’indignation en elle.

— Tu veux dire qu’avant la guerre, les alfs étaient vos… esclaves ?

Luni détourna le regard.

 

Keina poussa un soupir qui fit voleter l’une de ses mèches devant ses yeux. Ainsi, d’une certaine façon, Alderick avait œuvré pour la bonne cause. À l’instar du président Lincoln durant la guerre de Sécession, il s’était engagé à libérer les opprimés et à combattre l’esclavagisme. Pourquoi diable les Onze avaient-ils rejeté ses doléances ? Le Royaume lui semblait bien sale, tout à coup.

La silfine s’installa au creux d’une roche ensoleillée, et ramena ses jambes contre sa poitrine, le regard dans le vague. Alderick savait mieux que tout autre manipuler son entourage, souffla une voix à son oreille, mais elle décida de l’ignorer. Son père… son propre père, lui, avait été son plus farouche opposant, le leader du camp adverse.

 

— Et ma mère, qu’en pensait-elle ?

Silence. Une drôle de lueur au fond des pupilles.

— Ta mère ? À l’origine, son cœur était partagé, bien qu’officiellement, elle soutenait son conjoint. Mais elle a toujours eu beaucoup d’estime pour son frère. (Il s’arrêta et plongea son regard bleu dans les iris de la silfine.) Tes yeux sont emplis de reproche, et je ne puis t’en blâmer. Mais tout n’était pas aussi simple, Keina. Il y avait Nephir…

 

Nephir…

Un instant, son visage flotta à la surface de l’eau, sorcière ridée par le courant qui se fondit dans l’ombre du rocher. Comment connaissait-elle ce faciès ? Keina n’en savait rien. Elle n’avait pas un an lorsque la magicienne noire avait été bannie du Royaume Caché, privée de magie. Pourtant, ses traits miroitaient dans sa mémoire comme un minuscule caillou argenté enfoui au fond de la rivière.

Pourquoi ?

 

Luni ne lui laissa pas le temps de poser la question et enchaîna.

— …Et il y avait toi.

— Moi ? (Silence – compréhension) Je suis « celle qui annonce », c’est vrai. Qu’est-ce que cela signifie ?

Luni soupira.

— Il s’agit d’une rumeur… une rumeur venue des profondeurs, semblerait-il. Une jeune silfine du nom de Keina apporterait la preuve que la Briseuse ne tarderait plus à apparaître. Évidemment, ils vous ont tous pointées du doigt, ta mère et toi. Je ne sais réellement quelles parts de vérités et de mensonges cachent ces rumeurs, mais j’ai toujours nourri de sérieux doutes à l’encontre d’Alderick. Il était beaucoup trop aveuglé par ses grandes théories pour savoir ce qu’il faisait, et Katlayelde n’allait pas laisser sa propre fille devenir le jouet d’une sottise !

— Mais les autres y ont cru… Même ceux qui ont combattu aux côtés de mon père, n’est-ce pas ? (Luni hocha la tête.) Comme toutes les rumeurs, elle a fini par occuper l’esprit de tous. Je comprends mieux maintenant. C’est pour cette raison que je ne suis pas la bienvenue ici, murmura la jeune fille, songeuse. Erich me l’a bien fait comprendre, de même que Dora, Cinni… ainsi que toi. (Elle leva un regard accusateur sur son ami.) Aujourd’hui, est-ce que tu y crois ?

— Pour être franc, je n’en sais rien. Et je m’en moque. Tout ça n’a aucune importance à mes yeux.

Keina scruta l’innocence des traits de son vis-à-vis, en quête de la vérité. Ses pensées s’embrouillèrent. La distance qui voilait parfois son regard ne lui inspirait guère confiance, mais en cet instant il paraissait sincère. Elle songea à cette promesse qui le liait à ses parents.

L’observa à nouveau.

 

Tûûûût tûûûûût !

Keina sursauta et pivota le menton. Sur la rive herbeuse, crachant et ahanant, un drôle de véhicule s’approcha de la silfine et stoppa dans un râle. Une silhouette charbonneuse jaillit de l’habitacle avec un grand cri et releva une paire de lunettes qui lui mangeait la moitié du visage. Sous son masque de poussière, Lynn apparut, radieuse.

— Hey, Keina ! Veux-tu tester ma dernière invention ?

La silfine esquissa une moue inquiète. Un épouvantable effluve d’huile aux accents soufrés s’insinua dans ses narines et elle toussota.

— Est-ce une automobile ? Je n’aime pas trop ces engins-là.

— Exact ! Une automobile ramenée d’au-delà le Passage, que j’ai trafiquée de mes propres mains, et qui fonctionne grâce à un savant mélange d’essence et de magie !

Ce disant, elle désigna l’arrière du véhicule, d’où s’échappait de longues fumeroles verdâtres qui s’évaporaient au contact de l’air. La Londonienne roula des yeux. Elle détestait déjà ces engins lorsqu’ils roulaient sur les pavés de la capitale anglaise, mais là… !

— Je ne savais pas que tu affectionnais aussi la mécanique, fit-elle d’une voix peu convaincue.

— La mécanique, la télégraphie, les trains à vapeur, les aérostats… Nous vivons dans une époque formidable, Keina, une époque où tout est possible !

— Mais Lynn, au Royaume, cela fait fort longtemps déjà que tout est possible ! fit remarquer la jeune fille, désespérée.

L’enthousiasme de la sœur de Luni retomba comme un soufflet. Elle s’empara d’un chiffon et se frotta les mains.

— Oui, bon, peut-être… mais qui donc aurait eu l’idée de construire une automobile ici avant que monsieur Lenoir n’invente son formidable moteur à combustion interne ?

— Moteur à quoi ?

Lynn poussa un soupir las et, d’un signe de tête, invita sa camarade.

— Allez, monte !

Keina contempla le véhicule et se mordit une lèvre, hésitante.

— Possèdes-tu au moins une autorisation pour conduire ce véhicule ?

La jeune blonde roula des yeux, impatiente. La silfine soupira, déplia ses jambes et sauta sur la berge. Bien que l’astre diurne étincelât encore au-dessus d’elle, elle se sentait rafraîchie. Avec un grognement, elle s’empara de l’ombrelle qu’elle avait calée entre deux pierres et rejoignit son amie. Celle-ci lui tendit une paire de lunettes, sauta à terre et donna quelques coups de manivelle à la bête, qui répondit par une série de toussotements avant de vrombir avec force.

— Ceci est un prototype révolutionnaire, plus rapide qu’une Oldsmobile, et bien plus silencieux ! lança Lynn en remontant à la place du conducteur, le visage rayonnant d’une innocente mauvaise foi.

— PARDON ? répondit-elle par-dessus le vacarme du moteur en rassemblant les pans de sa jupe.

 

*

 

 Bientôt, les deux silfines s’approchèrent avec fracas des rives plus fréquentées de la Rivière du Milieu. Nombres personnes s’y reposaient, agents rentrés de mission et hôtes permanents, profitant de l’ombre des cerisiers, des pommiers et des saules qui s’éparpillaient sur l’herbe grasse.

Pierre et Luni, tous deux en tenue estivale, bras de chemise et canotiers, conversaient avec sérieux, à voix basse, comme s’ils tenaient un mystérieux conciliabule. À en juger par l’air renfrogné de Pierre, le sujet de cette discussion ne lui plaisait guère. Toby et Maria plaisantaient à grands éclats de rire en compagnie de Phyllis, aux côtés de deux Carlins qui batifolaient sous l’œil vigilant de leur maîtresse Olga. Son éternel châle noir autour de ses épaules, Ekaterina somnolait contre l’épaule de Cinni qui mâchouillait une brindille, adossé à un tronc d’arbre et l’esprit dans le vague. Erich, posté un peu plus loin, scrutait la rivière, mains jointes dans son dos et maintien arrogant. Il ne s’était même pas défait de son veston.

Il sembla à Keina qu’elle s’introduisait au cœur d’une toile de Seurat. Le charme entier de cette drôle de bourgeoisie qui mêlait silfes et humains s’étendait là, sous ses yeux. Et dans quelques secondes, les râles de cet infernal véhicule briseraient à jamais cette harmonie !

Comme pour attester les craintes de sa passagère, Lynn klaxonna. Les visages se tournèrent avec curiosité vers la provenance de ce bruit incongru.

— Le chemin s’interrompt là, Lynn ! Tu ferais mieux de freiner, fit remarquer la brune, constatant qu’ils s’approchaient à grande vitesse du bord de la rivière.

Un silence accueillit sa réflexion.

— Arrête-toi ! s’écria Keina, désespérée, les doigts crispés sur le cuir de l’habitacle.

La sœur de Luni secoua la tête d’un air désolé.

— Je voudrait bien, mais je crois que les freins ne répondent plus !

La silfine sentit la panique la gagner. Elle n’allait pas mourir là, dans ces circonstances ! Non, non, ce serait trop stupide, bien trop stupide. Et, par-dessus le marché, complètement, effrontément ridicule ! Un gloussement nerveux monta dans sa gorge. Le véhicule quitta la piste et s’engagea en cahotant sur la pelouse. Une légère inclinaison aidant, il accéléra. Luni, Pierre et quelques autres s’étaient levés, plus amusés qu’inquiets : contrairement aux affirmations de la jeune inventrice, son automobile ne dépassait guère l’allure d’un cheval au trot. Pour ajouter au grotesque de la scène, Lynn tenait toujours fermement le volant, sur le visage une expression où se mêlaient peur et excitation. Elle se mit à rire, tandis qu’à ses côtés Keina, qui n’appréciait que modérément le comique de la situation, cherchait du regard un moyen de s’échapper de là.

L’automobile leur répondit par un « plouf » retentissant qui les éclaboussa.

Keina expira tout l’air de ses poumons. Les deux jeunes femmes se tenaient à quelques pas de la rive, les bottines barbotant dans une fine pellicule d’eau. L’infernale mécanique avait fini par stopper d’elle-même une fois dans la rivière ; elles étaient sauves. La Londonienne ouvrit la portière, et Pierre exécuta quelques bonds dans l’onde glacée afin de lui porter secours. Lynn se tourna vers elle.

— Quelle aventure ! s’exclama-t-elle, un sourire lumineux sur ses traits.

La brune la fusilla du regard et, avant que le Français n’esquisse un geste, sauta dans l’eau, heureuse de retrouver la stabilité du sol.

Elle se jura mentalement que plus jamais elle ne monterait dans une telle diablerie.

 

*

 

— Quelle drôle d’idée pour une jeune fille d’apprendre à conduire ! Cela aurait pu tourner à la catastrophe, commenta Cinni depuis son arbre tandis les deux jeunes filles entreprenaient de se sécher au soleil, les jupes étalées sur l’herbe.

Erich, quant à lui, n’avait même pas daigné jeter un œil aux deux rescapées.

— Oh, c’est vrai ? J’ai trouvé pour ma part cet exercice plutôt amusant, commenta Keina d’une voix aiguë fleurant le sarcasme. D’ailleurs, ça se voit, il me tarde de recommencer !

Pierre éclata d’un rire franc et gratifia la silfine d’un clin d’œil. Trop occupée à guetter la réaction de Luni, la jeune fille l’ignora cependant et le Français se tut, désappointé.

Tandis que les rayons du soleil diffusaient une douce chaleur à travers ses os transis, elle reprit le cours de ses pensées là où elle les avait laissées avant l’arrivée de Lynn.

Luni lui avait dévoilé une partie de mystère, et Keina comprenait mieux à présent le comportement de ses semblables vis-à-vis d’elle et de la guerre. D’une certaine manière, ils avaient voulu la protéger, mais la ruse d’Alderick les avait poussés à opposer une résistance ferme face aux alfs et à leurs légitimes réclamations.

Restait le rôle de Nephir, qu’elle n’avait pas éclairci. Mystérieuse et troublante Nephir…

D’autres détails s’y ajoutaient et renforçaient le mystère : le livre de Keneros, la folie d’Anna-Maria, la maîtresse de Dora, le journal d’Alderick… Ainsi, évidemment, que ce vol étrange dont il avait fait l’objet.

La silfine se leva brusquement et s’empara de son ombrelle.

— Je vais… faire un tour. Me remettre de mes émotions, ajouta-t-elle avec un sourire un peu forcé.

— Souhaiteriez-vous un peu de compagnie ? proposa Pierre d’un air badin.

Lynn les observa, un sourire amusé au coin des lèvres. À ses côtés, Luni… Keina sursauta. Elle avait cru percevoir… Non, son imagination devait lui jouer des tours, il n’avait pas bougé d’un cil. Pourtant, l’espace d’un instant, elle avait cru lire dans ses yeux bleus…

…de la jalousie ?

Non, non, elle avait certainement rêvé. Sans doute Luni trouvait-il ça imprudent ! Mais n’accordait-il pas une entière confiance à son ami ? Elle songea de nouveau à cette nuit-là.

 

— Tout ça ne nous dit certes pas qui a bien pu vouloir voler le manuscrit d’Alderick, fit pensivement Luni, une ride barrant son front, tandis qu’il s’installait à nouveau sur la courtepointe, aux côtés de son amie.

Keina esquissa un geste vague de la main.

— Oh, je te l’ai dit, il s’agissait d’un être magique…

— Mais, même aujourd’hui, les créatures magiques agissent rarement de leur propre chef, enchérit le silfe. N’as-tu pas pensé qu’il pouvait être sous les ordres de quelqu’un ?

La jeune Londonienne regarda son ami, bouche bée. Non, elle n’avait pas réfléchi à cette éventualité… Elle se ressaisit.

— Il n’avait pas de nom. Il n’appartenait à personne !

— Hum, réfléchit le jeune homme. Il n’avait pas de maître, mais peut-être un commanditaire. 

La silfine haussa les épaules.

— Il peut s’agir de n’importe qui. Comment savoir ?

— As-tu remarqué des comportements étranges, ce soir ? proposa Luni.

— Eh bien… Il y a eu cette discussion bizarre avec Erich. Il voulait qu’on fasse la paix ! (Soudain remontée, elle croisa les bras sur sa poitrine.) Ah ! S’il croit que je vais me mettre à ramper devant lui, il se…

— Erich ? C’est une possibilité, intervint le silfe, coupant court à la verve de Keina.

— Il y a aussi ton ami Pierre, bougonna-t-elle alors sans réfléchir.

Luni se redressa avec brusquerie, le regard brûlant. La jeune fille sursauta, surprise par cette réaction.

— D’où te vient cette idée ?

Les yeux grands ouverts, elle l’observa, un peu effrayée.

— Oh, eh bien… Je ne sais pas, une impression. Le jour de la Grande Arrivée, j’ai cru percevoir une… une chose bizarre en lui, comme… comme une menace…

La silfine déglutit. Elle s’efforçait de mettre les mots sur ses pensées, mais peinait à décrire cette impression étrange qui l’avait saisie en le regardant, cette sensation glacée qui la prenait parfois et qu’elle associait toujours, pour elle ne savait quelle raison, à Nephir. Elle avait fini par nommer la sensation « l’iceberg », à cause de l’idée vague qu’elle entretenait de nager au cœur d’une eau trouble et dangereuse, sans jamais arriver à s’éloigner de cet énorme bloc de glace qui l’attirait pernicieusement.

Luni interrompit ses réflexions.

— Pierre n’y est pour rien, crois-moi. Je me porte garant de lui. D’ailleurs, il n’était pas au Royaume lorsque la guerre a éclatée. Il n’a été introduit ici qu’après ton départ. Pourquoi chercherait-il à se procurer un journal qui ne le concerne en rien ? Tout ceci est ridicule ! Tu ferais mieux de te reposer un peu, je vais te laisser.

— Lun’, excuse-moi,  je ne voulais pas me montrer insultante ou…

Confuse, elle chercha dans les yeux du silfe une lueur amicale à laquelle elle pourrait s’agripper. La nuit avait été suffisamment éprouvante ! Soudain gêné devant ce désarroi, il passa une main dans ses cheveux et sourit avec maladresse, avant de se rasseoir à ses côtés.

— Je sais. C’est moi qui devrais m’excuser, je ne suis qu’un imbécile et un goujat, murmura-t-il en secouant la tête. Il n’empêche que tu devrais dormir un peu, maintenant.

Elle lui rendit son sourire et posa sa tête sur les genoux du silfe, qui se raidit.

— D’accord. Mais tu restes avec moi, ronronna-t-elle, les yeux fermés.

L’espace d’un instant, une lueur d’espoir vacilla au fond de son cœur, mais…

— Je… Il vaut mieux que je m’en aille…

Crispé, le silfe se dégagea d’elle et s’enfuit de l’appartement. Pour réapparaître quelques secondes plus tard, s’emparer de son huit-reflets et de sa canne, se confondre en un déluge d’excuses et disparaître à nouveau.

Keina poussa un gros, très gros soupir et s’installa plus confortablement sur son lit.

Cette nuit-là, elle ne trouva pas le sommeil.

 

— Avec joie, répondit-elle avec une pointe d’effronterie, comme pour tester, comme pour être sûre. 

Le français hocha la tête et se leva. Après un vague sursaut quasi imperceptible, Luni recouvra son masque d’indifférence et se lança dans l’observation attentive des deux chiens de la duchesse. Keina sentit un hurlement naître au fond de son cœur et former une boule compacte en travers de sa gorge.

Elle se contenta de sourire.

 

*

 

Côte à côte, silencieux, ils suivaient le cours de l’eau.

— On m’a dit que quelqu’un s’était introduit dans vos appartements, il y a quelques nuits de cela, remarqua-t-il enfin, comme un sujet sans importance. Les rumeurs vont vite au Royaume, ajouta-t-il devant l’air interrogateur de la jeune fille. Êtes-vous remise de vos émotions ? Vous a-t-on dérobé quelque chose ?

Keina rougit – un peu trop à son goût. Devait-elle lui dire ?

Quelqu’un m’a volé le journal d’Alderick.

Non, personne n’était tenu de savoir. Lui pas plus que les autres, malgré la confiance aveugle de Luni à son égard. Tant que le coupable n’était pas démasqué, Luni et Lynn (à qui pourtant elle n’avait encore rien dit – faute de temps) resteraient ses seuls confidents.

Pourquoi un alf avait-il voulu s’emparer d’un journal relatant les détails de la guerre ? D’après Luni, les créatures magiques se montraient particulièrement indifférentes des grandes théories d’Alderick ; c’était pourquoi ce dernier avait rusé pour les ranger à son côté. Les histoires de Pierre Brisée et de prophéties ne les concernaient pas, ils les admettaient comme une évidence mais n’en comprenaient ni les enjeux ni les problèmes que cela induisait. Ceci dit, Keina n’était pas vraiment certaine de comprendre, elle non plus. 

— Oh oui, finit-elle par répondre. Certaines personnes me font savoir avec un peu trop d’insistance que je ne suis pas la bienvenue par ici, ajouta-t-elle avec une nuance sibylline dans le ton.

— Parce que vous êtes « celle qui annonce », n’est-ce pas ?

Keina réprima un sursaut. Pierre s’expliqua :

— Luni m’a mis au courant.

Une vague de fureur envahit le cœur de la silfine. Ah oui, il l’avait tenu au courant, sans son aval ? De quel droit s’en était-il octroyé l’autorisation ? Le français s’arrêta soudain et se plaça face à Keina. Celle-ci leva sur lui un œil furibond.

— Écoutez… Je peux vous être plus utile que n’importe qui dans cette affaire, croyez-moi.

— Pourquoi ? Il me semblait pourtant que tout cela ne vous concernait pas !

Il se remit à marcher sans même accorder un regard à la jeune Londonienne, dont une grimace d’incrédulité déformait les traits.

— Savez-vous que Luni m’a défendu de vous faire des avances ? demanda-t-il sans prendre garde à la question de la silfine. Oh, il ne me l’a pas dit clairement, mais je l’ai vu dans son regard. Je suis persuadé qu’il est fou amoureux de vous.

Keina pressa le pas pour revenir à la hauteur du jeune homme.

— Ma foi, il a une bien drôle de manière de me le montrer, commenta-t-elle, acerbe.

Pierre leva un sourcil, la bouche étirée par un sourire.

— N’est-ce pas ? C’est également mon opinion. Vous voyez ? poursuivit-il avec gaîté. Nous avons enfin un point commun, vous et moi !

Keina hocha la tête, une moue amusée au bord des lèvres.

— Je vous l’accorde. Il n’empêche que je suis assez grande pour prendre mes propres initiatives.

— Vraiment ? Vous ne me teniez pas le même discours, avant le bal.

— Les choses ont changé. J’ai grandi.

— Parbleu ! Vous êtes réellement étonnante, fit remarquer l’homme dans un éclat de rire qui vexa légèrement la silfine.

Tout en conversant, ils s’étaient peu à peu éloignés de la Rivière du Milieu pour cheminer sur un sentier herbeux bordé de digitales au parfum capiteux, dont les nuances magenta mouchetées de blanc contrastaient avec les tons verts de la nature environnante.

Plusieurs elfides paissaient à quelques pas de là, entre les premiers résineux de la montagne qui parsemaient la prairie. L’une d’entres elles leva le museau, et Keina reconnut Lady, dont le front s’ornait à présent d’une longue corne dorée. Elle s’ébroua, comme un salut que la silfine lui rendit aimablement.

— Est-il exact que les elfides peuvent changer d’apparence aussi souvent qu’il leur plaît ? demanda-t-elle à son compagnon de promenade. Ces créatures sont fascinantes.

Pierre hocha la tête.

— On dit aussi qu’elles parlent aux elfes. Peut-être est-ce de là que leur vient leur nom. Mais je ne serais bien en peine de vous en dire plus, Keina. Je ne suis pas un silfe, je ne connais de ce royaume que ce que l’on a bien voulu m’enseigner.

— Au moins vous a-t-on enseigné quelque chose, à vous, grommela la silfine.

Le français éclata de rire.

— Vous êtes incorrigible !

 

*

 

Ils se quittèrent à l’orée d’une forêt de sapin, alors que le chemin prenait de l’inclinaison vers les cimes. Keina jeta un regard en arrière, et constata qu’ils s’étaient fort éloignés du Château et de son enceinte sécurisante. Pierre avait prétexté un travail urgent, mais la silfine ne pouvait s’empêcher d’émettre des soupçons. N’était-il pas supposé être en repos, comme tous les agents rentrés de mission ? Elle continua seule sa promenade, en proie à de lourdes réflexions. L’air fraîchissait sous l’ombre des hauts conifères, et le silence mystérieux qui régnait en ces lieux rappela à Keina cet endroit étrange où elle avait rencontré pour la première fois la déconcertante Anna-Maria. Elle réalisa un demi-tour brusque, s’attendant presque à la voir surgir entre deux arbres. Ses doigts se crispèrent sur l’ombrelle qu’elle avait emportée avec elle. Le calme l’oppressait, comme si un drame se tapissait sous les fougères, au cœur des mousses et dans le repli des arbres. Elle fit un pas en arrière et attendit.

N’avait-elle pas déjà eu son compte ?

Les premiers murmures ne tardèrent pas à emplir l’atmosphère de leur douce mélopée.

Keina ferma les yeux, la peur tapie au fond de ses entrailles.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
vefree
Posté le 07/11/2010
Aie, aie, aie ! Elle n'a pas fini de se fiche la trouille à tous les coins du pays, cette pauvre Keina.
Tout d'abord, ces conversations télépathiques avec Luni (peut-on appeler ça comme ça ?... je ne sais pas trop. En tous cas, ça se passe dans sa tête) où elle apprend à mieux se situer dans le monde de la Rivière du Milieu, le rôle des créatures magiques et ce qu'elles étaient-faisaient dans le passé. Ensuite, Lynn et son véhicule pétaradant. J'ai bien rigolé sur ce passage. Et la petite aventure n'est pas faite pour la réconcilier avec la mécanique. La scène était très visuelle, en tous cas. Puis, on aperçoit les hommes en canotier (la classe !!!). Luni qui en pince pour Keina mais qui ne dit rien, ne fait rien, tout juste un rictus de contrariété lorsque Pierre part se promener avec la jeune femme. Et voilà que ce goujat l'abandonne en pleine forêt, toute seule avec son ombrelle ! L'enf***, ce pleutre, ce malotru, ce fieffé mal élevé !!! Qu'est-ce qui lui a prit ?
Je ne peux m'en tenir là, c'est certain, donc à très vite pour la suite.
Biz Vef' 
Keina
Posté le 07/11/2010
Contente que ce chapitre un poil plus léger t'ai plu aussi ! ^^ en fait, ce ne sont pas des conversations télépathiques, mais simplement Keina qui, pendant qu'elle se rafraîchit dans la rivière, se rappelle la suite de la soirée après le bal et sa conversation avec Luni. L'italique était juste là pour montrer que ce sont des flash-back, je suis un peu embêtée que tu n'ais pas compris ! Faudrait-il que j'ajoute quelques phrases qui expliquent ceci, du style "elle se remémora..." ? 
Pierre se comporte effectivement en goujat, ce ne sera pas la dernière fois d'ailleurs. Il manque parfois singulièrement de savoir-vivre, mais ne t'inquiète pas, Keina ne se privera pas de le lui faire remarquer !   
Bisous et à tout de suite. :) 
Seja Administratrice
Posté le 24/08/2010
La Briseuse vient du futur ? oO Mais, mais, mais... je sais qui c'est alors. Elle vient de 1963, d'un dépotoir londonien. Bon, elle est pas trop humaine, mais elle a un don pour *briser* les tympans avec la seule force de ses cordes vocales. N'est-ce pas que c'est Susan ?<br /><br />Bon, maintenant que j'ai démasqué la Briseuse, passons aux choses sérieuses.<br /><br />C'était chouette comme tout cette manière de raconter l'histoire. Ca allège le truc et permet de faire des parallèles passé/présent. Ce chapitre avait d'ailleurs des airs de break, surtout à cause de cette aprem au bord de l'eau où on retrouve tout le monde juste pour un petit moment de détante (avant de repartir sur des choses bien plus terribles mijotées depuis belle lurette dans l'esprit sadique de Keina (l'auteur, quelle idée de s'appeler pareil :P).<br /><br />C'est aussi LE chapitre où le flou autour de Pierre se dissipe un peu. Il n'est donc pas un méchant tout pas beau et Luni a l'air de sacrément lui faire confiance. J'avais pas de suite percuté qu'il est humain, pas silfe. Donc du coup, n'importe qui peut pénétrer dans le Royaume caché à condition d'être à dos d'elfide ? Mais si Pierre est humain, il a pas d'elfide, si ?<br /><br />Oh et Lynne *o* C'est toujours un régal de lire les passages avec ses folles inventions. Déjà la bicyclette était top, alors la voiture qui plonge dans la rivière. Mais là encore, auteur sadique, je sais ce que tu vas lui faire à cette pov demoiselle et la méchante révélation à son sujet qui est à venir.<br /><br />Enchainons !
Keina
Posté le 24/08/2010
MDR ! Hé oui, tu m'as percée à jour, la Briseuse n'est autre que Susan. Elle s'est pointé au Royaume, un jour, alors que tout le monde était heureux et que la Pierre était entière. Elle a vu le caillou et, manque de bol, avec le soleil, son visage s'est reflété dedans. Elle a cru que c'était un méchant extra-terrestre et du coup s'est mise à hurler... et c'est comme ça que la Pierre s'est brisée. xD Rah là là, tout ça pour ça...
Oui, pour la "cassure", j'ai raconté ça comme ça parce que je ne m'en sortais pas du tout avec la scène de révélation, et j'avais envie de respirer un peu. Et puis c'était l'été, quoi, marre des scènes qui se passent la nuit ! ^^ Luni fait confiance à Pierre, oui, c'est LE point à retenir. Il y a une raison à cela.
Mais oui, au Royaume les Silfes et les humains sont mélangés, et Pierre est un humain. :) Tous les résidents qui ont l'autorisation de sortir du Royaume peuvent posséder une Elfide, même les humains (et même les alfs depuis la guerre). De toute façon, les membres du service actif sont obligés d'en avoir une, puisqu'il faut effectivement être à dos d'Elfide pour entrer et sortir du Royaume. Mais c'est quand même un peu plus compliqué que ça, puisqu'il n'y a pas que les Elfides qui peuvent emprunter le Passage, et comme je le sous-entends plus tard (quand Keina cherche à sortir du Royaume), les portes ne s'ouvrent pas forcément pour tout le monde. Mais j'expliciterai peut-être ça plus tard...
Oh tu sais, la pauvre Lynn est quand même relativement heureuse au Royaume... :) Elle compense ses handicaps autrement, et elle a des amis. Mais je suis contente d'en avoir fait une inventrice, et pas seulement une coquette. Dommage que je ne puisse pas l'exploiter autant que les lecteurs le souhaiteraient, mais, comme tous les personnages de premier plan, elle aura son utilité elle aussi. ;)
Vous lisez