Chapitre 7. Sora

Par Benriya

Quelque part dans un ciel sans nuage, le soleil surplombait impitoyablement Bakeneko. Aucune amélioration observée. L'air était aussi chaud et sec que la veille, irrespirable pour ses habitants qui vivaient les uns sur les autres, tous entassés comme des abeilles dans une ruche. Tôt le matin, Yuki avait tiré tous les rideaux pour faire barrière mais cela s'était avéré à peu près aussi utile qu'une horloge sans aiguille. On se sentait comme dans le ventre d'un dragon dans cette cuisine et ses mains plongées dans l'eau froide, s'afférant à sa vaisselle, ne la rafraîchissaient nullement. Elle bourdonnait et frottait ses plats méthodiquement. Dans la rue, un marchand récitait des noms d'oiseaux quand elle immergea une tasse à café dans l'eau savonneuse. Il parlait d'un voleur. Encore, soupira-t-elle pour elle-même, ce quartier n'avait plus rien à voir avec ses souvenirs de jeunesse.

Du dos de sa main, elle essuya la sueur ruisselante de son front mais la tasse fraîchement nettoyée glissa au même moment hors de ses doigts. Elle tomba et s'éclata au sol, se dispersant çà et là en morceaux inégaux. Il n'en fallut pas plus pour transformer son agacement en une rage féroce. Elle avait entendu dire que des monstres se défaisaient de leur peau humaine dans un accès de colère, la faisant se ramollir et se gâter comme une vieille banane, dévoilant ainsi leur véritable visage : elle se sentait comme ça. Elle cria.

— Sora !

Rien de nouveau sous ce soleil maudit : Sora faisait la sourde oreille. Ce gamin était une vraie plaie. Elle s'occupait de lui depuis ses cinq ans mais, pour des raisons qui la dépassaient, ne se résolvait toujours pas à le quitter. Du haut de ses vingt-trois ans, Sora pouvait très bien se gérer lui-même, seul comme le grand garçon qu'il aimait prétendre être devant ses camarades. Il n'en avait tout simplement pas envie. Yuki le savait : elle le dorlotait trop. Seulement cette fois-ci, elle avait une bonne raison de le faire.

— SORA !

Quand le garçon daigna faire son apparition, les yeux de Yuki s'arrondirent. Sora s'était... apprêté. Du moins, ses bandages étaient dissimulés sous une tunique ample et il sentait bon.

— Tu comptes aller où, comme ça ?

— Je sors, rétorqua-t-il en haussant les épaules. Qu'est-ce qui t'arrive encore ?

— J'ai fait tomber une tasse... Comment ça, tu sors ?

— Je rejoins Mitsue dans un café.

Yuki le fouetta avec son torchon lorsqu'il tendit le bras vers la corbeille à fruits.

— Jeune homme, dois-je te rappeler que tu es encore en convalescence ? Ta mère a dit...

— Ma mère dit beaucoup de choses.

— Ne commence pas Sora, le prévint-elle. Aide-moi plutôt à ranger cette pagaille.

— Je n'ai pas le droit de me rendre dans un café mais par contre me plier en deux pour ramasser ton bordel...

Elle lui jeta son torchon à la figure.

— Essuie la vaisselle !

Balai en main, Yuki rassembla la tasse morcelée, ignorant délibérément les soupirs de Sora. Adossé contre le comptoir, il avait l'air d'un mort-vivant, passait et repassait mollement le torchon sur le pourtour d'une assiette.

— Tu sais, commença Yuki en s'armant d'une pelle, c'est pour ton bien que ta mère et moi nous faisons tout ça. Tu nous as fait très peur.

Sora haussa les épaules silencieusement et posa l'assiette à côté de lui. D'un geste agacé, Yuki jeta les débris et claqua son balai contre le mur.

— J'ai cru que tu étais mort !

— Ce n'est pas le cas, répondit-il platement. Alors calme-toi.

— Est-ce que tu te rends seulement compte de ce qui t'es arrivé ?

Les sourcils froncés, Yuki le regarda attentivement. Elle pouvait presque le revoir dans son lit, somnolant quelque part entre la vie et la mort... sentir à nouveau l'odeur métallique de son sang.

— Puisque c'est à moi qu'on a ouvert le bide... Ouais, je pense que je m'en rends bien compte.

Tout ça remuait le pauvre cœur de Yuki, déjà mis à mal par ces dernières semaines à courir entre les fioles ambrées d'apothicaires et les bandes tachées de rouge. Arisa, sa mère, lui avait laissé des instructions claires sur la marche à suivre après l'avoir endormi et recousu à même le matelas. Depuis, elle n'était revenue qu'une seule fois, pour l'examiner et lui administrer deux-trois injections, et ne comptait pas le refaire avant qu'il ne soit l'heure de lui retirer ses points.

— On ne sait même pas ce que voulait ce garçon, ni qui il est ! L'inspecteur lui-même m'a dit que c'était comme pisser dans un violo...

— Ni plus ni moins qu'un voleur, l'interrompit Sora.

— Un nak !

— N'a-t-on jamais vu de nak voler ?

— Dis-moi alors, toi qui es si malin, pourquoi n'a-t-il emporté qu'un collier ? Je sais qu'il a de la valeur pour toi mais pour le reste... Ce n'est qu'une babiole que ton père t'a ramenée de l'une de ses expéditions, il va en tirer tout au plus de quoi se payer un repas chaud.

Elle se souvenait très bien de ce jour. Hotaru était commandant dans la marine marchande et ne rentrait pas souvent à la maison, retenu par la mer et ses obligations envers la cité du serpent. Yuki n'avait jamais vu d'homme aussi agité, il avait toujours quelque chose sur le feu, une affaire urgente à régler. Pour autant, Hotaru voulait être présent pour sa famille. Il leur écrivait beaucoup, les inondait d'amour dans ses lettres et n'oubliait jamais de leur ramener des cadeaux, des gages de son affection sous la forme d'étoffes satinées et d'épices colorées... Mais parmi les innombrables présents qu'il avait offerts à Sora, aucun ne l'avait jamais plus marqué que celui de son huitième anniversaire : ce collier serti d'une pierre opaque et éclatante comme une lame. Hotaru portait le même et lui avait fait promettre de toujours le garder autour du cou, quoi qu'il arrive. Ce qu'avait scrupuleusement fait Sora, jusqu'à ce que...

— Va savoir, soupira-t-il. Ce qui se passe dans la tête d'un fou n'a de sens que pour lui.

Yuki croisa les bras et le dévisagea ; sa mine sévère accentuait les plis de son front.

— Je pensais que la perte de ce collier t'affecterait plus.

— C'est le cas. Je suis furieux.

— Alors où sont les cris ? Les insultes ? s'étonna-t-elle.

Dans le fond, Sora ressemblait bien plus à sa mère qu'il ne le voulait le croire ; son mauvais caractère demeurait aussi célèbre que ses recherches en médecine. Si Yuki s'était attendue à l'entendre tempêter, hurler, Sora restait invariablement muet.

— Avec mon collier, j'imagine.

— Oh Sora...

— C'est bon, cracha-t-il en bazardant le torchon dans un coin. Je vais voir Mitsue.

 

 

***

 

 

Le Kurasu était presque aussi vieux que son propriétaire, M. Minatomo, dont l'âge demeurait à ce jour l'un des plus grands mystères du quartier et pour cause... Ceux qui l'avaient connu dans sa prime jeunesse étaient tous morts et enterrés aujourd'hui. Minatomo semblait doté de pouvoirs magiques, refusant mordicus de se laisser emporter par les bras livides de la mort. Certes il n'avait plus un poil sur le caillou, presque plus de dents, radotait sans cesse mais au moins pouvait-il toujours garder un œil sur ses employés, assis comme sur un trône au fond du seul fauteuil dont disposait l'endroit. Il avait vu les parents de Mitsue se rencontrer dans cette même salle et se chargeait bien de lui rappeler à chacune de ses visites, ce à quoi la jeune fille répondait toujours par le rire.

D'ailleurs, ce fut cette mélodie que Sora entendit de la terrasse. Cuisant sur sa chaise, il gigotait comme un asticot en cherchant la meilleure position, celle qui ne tirerait pas sur cette plaie de malheur. Quand la sonnerie de la petite cloche dorée retentit, il s'immobilisa, effaçant toute trace de douleur de son visage.

Les deux mains prises par des verres, Mitsue poussa la porte avec son épaule et la referma d'un coup de pied.

— Il t'a encore tenu la grappe ?

— Oh oui, souffla-t-elle en posant le tout sur la table. Je pense qu'il perd la tête.

— Si ce n'est pas déjà fait...

Levant les yeux au ciel, elle tira la chaise en face de lui et touilla son sirop.

— Alors, comment tu te sens aujourd'hui ?

La semaine dernière, Mitsue était passée le voir avec l'un de ses petits frères. L'enfant avait rendu folle Yuki en déambulant un peu partout dans l'appartement, désordonnant le salon qu'elle passait son temps à ranger depuis le drame. Tout de suite, Sora avait blâmé Atsuya, grognant qu'il n'était pas censé lui dire mais Mitsue avait clarifié la situation en lui expliquant qu'il n'avait pas eu besoin de le faire : tout le quartier était déjà au courant, il y avait même fort à parier que l'information avait commencé à circuler dès le lendemain. De toute façon, la police avait fini par confirmer les doutes et les rumeurs en posant des questions sur un garçon aux cheveux blancs... Merveilleux, s'était dit Sora dans son lit, même s'il ne pouvait nier qu'une partie de lui avait frémi à l'idée que toute cette histoire ait amené Mitsue jusque dans sa chambre. Il s'était senti tout chose, aussi bête qu'un adolescent en proie à ses premiers émois, et avait adoré ça. Cela dit, c'était un peu pareil maintenant. S'il ne laissait rien transparaître, tout son corps lui hurlait de la complimenter. Il préféra hausser les épaules.

— Ça va.

Les lèvres de Mitsue s'étirèrent en un fin sourire. Elle voulait lui changer les idées avec ce rendez-vous, estimant pour sa part que l'enfermer entre quatre murs n'était pas la meilleure des solutions. Aussi, elle ne tarda pas à lui parler de tout et de rien, meublant les silences avec des pirouettes verbeuses. Elle s'entêtait, elle le savait très bien et ses amis ne la comprenaient pas mais... si l'âge de Minatomo restait une énigme, Sora en était une aussi. Mitsue connaissait mieux son boulanger que ce garçon à côté de qui elle avait pourtant grandi.

Toutefois et en dépit du fait qu'il n'avait jamais cru bon de l'éclairer sur la question, il y avait bien une chose dont elle pouvait être sûre : le collier qu'on lui avait volé ce soir-là devait lui manquer. Son cordon en cuir brun le rendait visible même s'il avait pour habitude de cacher le pendentif sous ses hauts, de sorte qu'elle parvenait toujours à le distinguer. Au bout d'un moment, elle décida de lui proposer quelque chose.

— Atsuya m'a dit que le voleur t'avais pris un collier auquel tu tenais beaucoup...

L'expression qui traversa le visage Sora ne disait rien qui vaille mais Mitsue ne se débina pas pour autant.

— Hiro, mon cousin, travaille pour un prêteur sur gages. C'est peut-être un peu tard mais je peux toujours lui demander de jeter un œil à la marchandi...

— Pourquoi tu ferais ça ? la coupa-t-il en la fixant derrière son verre. C'est vrai, dans le fond, toi et moi on ne se connait pas tant que ça.

Son cœur amoureux lui hurlait mais Sora le fit taire avec une gorgée de sa boisson et regarda Mitsue remettre une mèche de ses cheveux derrière son oreille qu'aucune boucle ne décorait jamais. Elle n'avait pas besoin d'artifice pour être la plus jolie... Mais là n'était pas la question. Elle redressa le menton et planta ses yeux dans les siens. Sora les portait bleus lui aussi mais ceux de Mitsue possédaient une dimension bien différente ; leur couleur était plus intense.

— Honnêtement, je voulais seulement t'aider.

— Garde pour toi ta pitié Mitsue, tu te fatigues et moi ça m'énerve.

— Tu es vraiment...

La voir ainsi marmonner entre ses dents l'amusa finalement. Il pencha la tête sur le côté, cherchant à accrocher le regard qu'elle faisait maintenant courir sur la table.

— Un mufle ?

— J'allais dire un gobelin mais ça marche aussi. Je ne te comprends pas, tu fais...

Les yeux de Sora s'écarquillèrent soudainement, se faisant si grands que Mitsue crut qu'ils allaient sortir de leurs orbites. Il fixait quelque chose derrière elle.

— Quoi ?

Au bout de la rue, se trouvait la silhouette grêle de ce garçon, Aiko. Personne n'arrivait à lui mettre la main dessus ; un courant d'air racontait l'inspecteur chargé de l'enquête. Il était pourtant bel et bien ici, juste sous son nez, en train de se balancer d'avant en arrière sur ses talons comme un cheval à bascule.

Mitsue se retourna sur sa chaise mais n'eut guère le temps de faire plus. Sora, frappé par un coup de sang, s'élançait déjà à la poursuite du garçon. Aiko aussitôt parut ravi, lui fit un sourire de clown et, d'un pas tranquille, se faufila au milieu des passants. Il fit quelques zigzags, serpentant à travers la rue avec la légèreté d'un enfant, quand bien même n'en possédait-il que l'apparence, et s'engouffra finalement dans une petite venelle étroite.

Sur ses talons, Sora le suivit peu après et, au bout de quelques pas, s'arrêta et s'appuya contre un mur. La douleur crispait les muscles de son visage, et ses jambes tremblantes tenaient en place seulement par miracle.

Il regarda autour de lui.

Aucune trace du garçon.

Le silence imprégnait l'endroit, tranchant avec le chahut de la capitale. Dans son dos, Sora pouvait entendre des rires d'enfants, les voix fortes des marchands, des aboiements stridents et le frottement des roues des calèches sur les pavés. Mais là, devant lui, subsistait une masse sombre et silencieuse. Noire comme la nuit, le bout de la rue paraissait sans fin.

Quand son souffle le lui permit enfin, sa voix s'éleva et brisa le silence comme du verre.

— Montre-toi !

Est-ce qu'Aiko l'espionnait, le suivait ? Sora jouait à un jeu dangereux, se laissait piéger dans un coin comme une pauvre petite souris par un chat. Il le savait pertinemment, il agissait en idiot, mais l'idée de retrouver son collier l'obsédait. Hors de question de laisser passer sa chance.

Seulement, ce ne fut pas la voix qu'il attendait qui retentit, à son tour, dans la ruelle.

— Très bien.

Une femme, s'étonna intérieurement Sora.

Une ombre se détacha de l'obscurité et fit claquer les talons de ses bottes contre le sol. Sora ne recula pas. Dans sa poitrine, son cœur pompait à un rythme furieux. Parmi les bruits de pas, il distinguait aussi ceux d'Aiko et lorsqu'ils furent assez près pour que cet oppressant drap noir se lève, Sora déglutit.

Une crinière d'or tombait en cascade autour du visage de l'inconnue. Elle ne se tenait pas aussi droite que le laissait présager sa voix et sa silhouette élancée, mais son assurance n'en demeurait pas moins écrasante. Après s'être placée devant Sora, elle l'examina attentivement.

Aiko lui tenait la main comme un enfant le ferait avec sa mère. Il agita la main, un geste que Sora mit sur le compte d'une indéniable folie et qu'il accueillit avec une moue chiffonnée. Des deux, il était celui qui l'effrayait le plus, sa blessure semblait même réagir à sa présence, le brûlant sous ses bandages depuis qu'il était apparu.

Quand il l'avait interrogé, l'officier n'avait pas su quoi lui dire. Il s'était contenté de lui expliquer qu'Aiko, d'une manière ou d'une autre, avait fait glisser sa plaie de son ventre au sien. Pour autant, son ton perplexe relevait plus de la supposition que de l'affirmation. La magie avait souvent cet effet sur les gens, l'incompréhension qu'elle leur inspirait les laissait vides mais Sora, lui, bouillait de rage.

— Ça, lui souffla la femme en lui présentant son collier, c'est à toi ?

Le pendentif flottait dans l'air comme un pendule. Rapidement, Sora s'approcha et essaya de lui arracher des mains. Avant qu'il ne puisse s'en saisir, elle emprisonna le bijou dans son poing.

— Je te le rendrai, dit-elle en inclinant la tête sur le côté, mais à une seule condition.

Refusant de vaciller, Sora leva un sourcil interrogatif.

— Je veux discuter avec toi.

— Pardon ? Lui, là, rugit-il en montrant Aiko du doigt, il m'a ouvert le bide comme un poisson et vous vous voudriez quoi ? Que j'aille prendre le thé avec vous ?

Le coupable gloussa comme une poule, cachant sa bouche d'une main fluette recouverte d'une multitude de petites cicatrices rougeâtres.

— C'est ça, acquiesça, de marbre, la femme.

Sora retint un cri de rage et détourna la tête. Ses pensées s'enchevêtraient dans son esprit.

— Qui êtes-vous ?

Elle sourit en coin.

— Je m'appelle Hanabi.

Sora maugréa.

— Vous me le rendrez vraiment, mon collier ?

Des appels de Mitsue parvinrent jusqu'à ses oreilles, elle le cherchait et tournait à quelques pas seulement de là. Il se mordit l'intérieur des joues.

— Bien sûr, je ne reviens jamais sur mes promesses.

Avec Mitsue dans les parages, garder la tête froide n'en fut que plus difficile. Malgré tous ses efforts, Sora se doutait que la moindre palpitation de son cœur, sa moindre pensée, apparaissaient distinctement sur son visage. La dernière chose qu'il souhaitait, c'était que Mitsue le trouve. Peu importe quelles étaient leurs intentions, ces gens ne lui inspiraient pas plus confiance qu'un loup en pleine forêt.

— Comme vous voulez.

Le sourire d'Hanabi s'agrandit un peu plus. Elle lui donna l'heure et l'endroit d'un rendez-vous déjà arrêté.

— A la semaine prochaine, alors, conclut-elle en lâchant la main d'Aiko pour mieux se pencher vers lui.

Sora voulut reculer le visage mais Hanabi saisit son menton entre ses doigts fins et l'obligea à la regarder. Un éclat curieux illuminait son regard.

— Aiko a vraiment le chic pour vous dénicher.  

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez