Chapitre 7 : Où Bartholomé fait un pacte

Par Eulalie

La bibliothèque de Castelvoyant se trouvait tout en haut de la tour ouest, au somment d’un interminable escalier en colimaçon avec des marches hautes comme des coupe-jarrets. Qui que soit le véritable créateur de ce château, il avait un attrait particulier pour l’isolement. La porte en bois délicatement ouvragée et gravée d’un oiseau essorant était ouverte sur une pièce circulaire et sombre qui n’avait en guise d’ouverture que quatre meurtrières, tournées vers les quatre points cardinaux et parées de vitraux illustrant les quatre saisons. Malgré le temps gris à l’extérieur, la lumière s’infiltrait assez pour effleurer un bassin en pierre, au centre de la pièce, qui évoquait à Bartholomé un baptistère d’église orné de rinceaux, dans lesquels des hommes et des femmes entièrement nus dansaient parmi des animaux de leur taille. Dans la perspective directe au-delà du bassin, le mur du fond était tapissé d’une tête léonine qui, depuis le seuil où il se trouvait, semblait boire au bassin. Le long des murs nus, à droite et à gauche, se tenaient des bancs en pierre encadrant deux grandes armoires en bois brut taillées dans une essence d’arbre que Bartholomé ne connaissait pas et qui embaumait l’espace. L’ensemble invitait à la méditation, au recueillement. Il s’avança sur le sol pavé de fine mosaïque – un autre choix étrange pour une pièce d’études – en direction du mur du fond. Ce qu’il avait pris pour une fresque de lion était en réalité un visage aux cheveux et à la barbe hirsutes, sculpté en creux dans le mur de pierre.

« Bon jour à vous, hasarda Bartholomé, s’attendant à le voir s’animer.

– Le jour m’est indifférent, mais j’apprécie la compagnie, messire », répondit une voix sur sa droite.

Bartholomé ne vit rien que la poussière qui dansait dans le poudroiement du dernier rayon de soleil. Bien sûr, la poussière qui dansait.

« Nous sommes nous déjà rencontrés ? demanda-t-il sans trop savoir où regarder.

– Je ne crois pas. Mais je ne suis pas le seul de ma sorte et je doute que vous sachiez nous distinguer. »

Doucement, des grains de poussière s’approchaient, s’accrochaient, et esquissaient la silhouette d’une créature humanoïde grande comme un enfant qui flottait devant le vitrail du printemps qui faisait des taches vertes et roses sur son corps translucide.

« Êtes-vous un fantôme ? » s’enquit Bartholomé qui sentait les poils sur ses bras se hérisser.

La créature eut une toux amusée qui le fit éternuer. Puis elle reprit d’une voix qui n’avait rien d’éthéré :

« Je suis Pollen, élémentaire de poussière et gardien de la bibliothèque de Castelvoyant. Je suis disposé à répondre à vos questions et à vous guider dans vos recherches si vous avez quelque chose d’équitable à m’offrir en échange.

– Bartholomé Vermeil, seigneur de Rheinenberg, dit-il en s’inclinant. Pardonnez ma maladresse, je suis novice en matière de… »

Bartholomé s’interrompit, ne sachant quel mot employer et ne voulant pas risquer de froisser son interlocuteur.

« Voyance ? proposa l’élémentaire.

– Oui, je crois que les lutins appelaient cela de la voyance. » grinca Bartholomé, à qui le terme évoquait les bonimenteurs qui arpentaient les foires avec leurs besaces pleines de pattes de lapin et de poudre de salamandre pour lire l’avenir dans la main de qui serait assez crédule pour leur donner trois deniers.

« Et moi aussi », répondit simplement l’élémentaire avec l’air amusé de celui qui sait et qui attend qu’on lui demande. Bartholomé patienta un peu, examinant le vitrail de l’hiver où brillaient des congères en dégradés de bleus, puis entra dans son jeu en soupirant.

« Je n’aurais rien sans rien n’est-ce pas ? Vous parliez de quelque chose d’équitable... »

L’élémentaire hocha la tête et désigna le bassin central de son doigt éthéré.

« Je vous dirai tout ce que je sais et répondrai à toutes vos questions si vous buvez une cuillerée du breuvage qui est dans ce bassin. Prenez la cuillère qui se trouve sur le bord. »

Avec une moue sceptique, Bartholomé s’avança vers le centre de la pièce. Se saisissant de la cuillère en étain, il se pencha pour observer l’intérieur du bassin de pierre. La substance qu’il contenait était blanche et changeante, comme un gruau un peu clairet, tout de même assez épaisse pour qu’il lui soit impossible de voir le fond. Il remua le liquide s’étonnant de sa fluidité, et le porta à son nez sans y percevoir la moindre odeur.

« Je crois que je vais me contenter d’une instruction livresque. Je n’ai aucune envie de goûter à ce breuvage, si tant est que c’en soit un.

– Soit, grogna l’élémentaire, visiblement déçu. Vous êtes dans ma bibliothèque, je choisirai donc le livre le plus approprié pour vous et vous le lirez en silence pour respecter la quiétude de ce lieu.

– Fort bien », approuva Bartholomé avec politesse, résistant à l’envie de négocier sans connaître tous les codes.

L’élémentaire étendit alors devant lui une main de la taille de celle de Bartholomé, qui lui tendit la sienne par réflexe, avant de réaliser dans un sursaut ce qu’il s’apprêtait à faire. Regardant l’élémentaire dans ses yeux vitreux, il avança sa main droite avec détermination et serra la sienne. Elle avait une fermeté étonnante pour de la poussière. À l’instant où leurs paumes se touchèrent, la main de Bartholomé fut parcourue d’un frisson qui rompit leur étreinte et il vit apparaître dans sa paume de fines lignes grises, qui esquissaient grossièrement la scène. Il se reconnut lui, Bartholomé, serrant la main à l’élémentaire de poussière. La bibliothèque n’était évoquée que par le bassin de pierre et une armoire en arrière plan. La scène se déforma, se resserrant sur elle-même pour ne plus former qu’un point sombre qui alla se loger à la base de son pouce, comme un grain de beauté gris et minuscule. Abasourdi par cette vision, Bartholomé leva des yeux méfiants vers l’élémentaire qui se contenta de sourire avec gentillesse.

« Nous venons de faire un pacte, messire. Allons maintenant l’honorer. »

Et d’une pirouette élégante, il s’élança vers l’armoire la plus proche. Ouvrant ses portes avec soin, il dévoila une centaine de livres et de rouleaux soigneusement rangés sur des étagères capitonnées de velours bleu.

Assailli par les odeurs du bois précieux, du cuir et du vélin, de la colle et du papyrus, Bartholomé détourna la tête et alla s’asseoir sur le banc de pierre, faisant jouer dans ses doigts la cuillère qu’il tenait toujours. La lumière avait encore diminué au dehors, mais dans la pièce la pénombre s’était maintenue. Une lueur douce et claire émanait de la substance au centre du bassin. Le nouvellement nommé Voyant sentit sa gorge se nouer.

Tandis que Pollen parcourait un index en marmonnant, Bartholomé considéra cet être onirique, le bassin, la cuillère et sa main à présent marquée. Il était assailli par un milliers de questions et presque autant d’angoisses. Mais il sentait qu’il était à présent lié et qu’il n’obtiendrait de l’élémentaire aucune des réponses qu’il cherchait. Quant à l’angoisse, il aurait été bien sot de la montrer. Aussi attendit-il, poliment, battant un rythme absent sur sa cuisse avec le dos de la cuillère.

L’ouvrage que lui présenta Pollen était un petit livre en parchemin soigneusement relié de cuir. Il avait la taille, l’usure et la sobriété d’un missel de voyage. Et quel voyage ! La couverture râpée avait perdu ses dorures, mais le titre était encore visible, gravé dans le cuir : Livre grand et bel des alfes et faës. Les pages craquèrent lorsqu’il l’ouvrit avec précaution, le cœur battant.

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Aryell84
Posté le 03/08/2022
Oooooh, j'aime beaucoup Pollen, il est super stylé! Et ça me fait marrer que Bartholomé se mette à parler tout seul au cas où y aurait quelqu'un qu'il ne voit pas ^^
Cette bibliothèque est bien mystérieuse, j'espère qu'on en apprendra plus!
Et aussi sur ce phénomène de la voyance!!
J'ai relevé deux petites coquilles:
- « grinca Bartholomé » → grinça
- « un milliers de questions » → millier
A très vite ;)
Jowie
Posté le 05/07/2020
Ah oui, le passage dans la bibliothèque avec ce Pollen tout mystérieux et fascinant ! Tout me revient ! Je ne sais pas quelles conséquences aura leur pacte pour le futur mais j'ai l'impression que Bartho s'est fait embobiner. Pour l'instant heureusement, Pollen n'a pas l'air trop dangereux, et sans doute que ce livre sur les elfes et les fées amènera des réponses.
Je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'était cet étrange breuvage que Pollen a essayé de faire boire à notre cher Bartho !
Ça me fait vraiment plaisir de retrouver ton récit: je me réjouis de poursuivre !

Remarques:

La porte en bois délicatement ouvragée et gravée d’un oiseau essorant était ouverte sur une pièce circulaire et sombre qui n’avait en guise d’ouverture que quatre meurtrières, tournées vers les quatre points cardinaux et parées de vitraux illustrant les quatre saisons. → J'adore tes descriptions ! Par contre cette phrase est un poil longue; la diviser en plusieurs parties la rendrait plus facile à lire ^^

à bientôt !
Eulalie
Posté le 25/11/2020
Pollen est un personnage ambigu avec ses propres intérêts bien spécifiques. Quant au breuvage, je ne spoilerai que sur demande mais c'est du lourd.
Ah mes phrases longues suscitent beaucoup de débats. Certaines le sont volontairement un peu trop. Celle-ci en fait partie (une façon de créer du flou).
Gabhany
Posté le 30/05/2020
J'aime beaucoup la simplicité et la sérénité de Bartholomé. Il me fait l'effet de se laisser porter pour ne pas couler en attendant de retrouver la terre ferme. Et Pollen quelle originalité, j'adore. Je continue vite !
Eulalie
Posté le 03/06/2020
Merci, je suis rassurée que B ne te semble pas trop fade ou effacé.
Alice_Lath
Posté le 21/04/2020
Aaah, j'aime toujours autant, et du coup je me demande ce qu'il y a dans ce bassin, est-ce que ça ne serait pas un peu comme celui de Galadriel dans Le Seigneur des Anneaux? Ou autre chose encore? À la place de Bartholomé, j'aurais pas su résister à la curiosité, j'aurais goûté et tant pis pour les risques huhu. En tout cas, ton récit est toujours autant emprunt de délicatesse et de vocabulaire harmonieux, c'est un régal!
Eulalie
Posté le 21/04/2020
Merci Alice :-)
Je vois que j'entretiens ton questionnement, c'est bon signe. Ce bassin est très spécial en effet et vous en saurez plus dans la suite des événements mais il va falloir attendre un peu. Tes compliments sont un vrai encouragement. Merci encore
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