Chapitre 7 : Mutation

Chapitre VII : Mutation

              Hétaïre se rua dans le sas et pénétra dans la cellule de 735 sans même prendre le temps de frapper. Il était précisément en train de recueillir son échantillon journalier sur son lit. Il roula sur le côté, rouge écarlate.

« Non mais ça va pas ! Vous ne savez plus frapper aux portes !, s’écria-t-il.

- Arrêtez tout, je ne prendrai plus rien qui viendra de vous, lui répondit Hétaïre en jetant une serviette de toilette sur lui. On a un très gros problème. »

              Elle s’assit sur le fauteuil de bureau du sujet, lui tournant le dos de manière à ce qu’il puisse se rhabiller. C’était une catastrophe. Elle était une catastrophe. Elle avait continué de fournir des échantillons corrompus au Centre. En ce moment même, la semence récoltée la semaine précédente était implantée dans le vagin de sept femmes. Dans le meilleur des cas, l’insémination serait infructueuse et il n’y aurait qu’à recommencer. Mais dans le pire des cas… Son esprit formulait de terribles hypothèses qui s’enchaînaient à toute vitesse. Une question les accompagnait : pourquoi ?

              « Bon, qu’est-ce qui se passe ? », demanda 735, visiblement irrité de son irruption imprévue durant un moment intime. Elle ne put s’empêcher de penser que Kingsburg, paradoxalement, ne comprenait pas grand-chose aux hommes.

              « J’avais égaré un de vos échantillons il y a quelques semaines. Je l’ai retrouvé par hasard… enfin pas vraiment par hasard, mais c’est pas le sujet. Je l’ai observé et votre sperme est amorphe. 

- Il a simplement baissé en qualité, déclara 735. Cela arrive non ? L’hypotonie spermatique est une de premières causes d’infertilité chez les hommes. Dora m’a injecté une version édulcorée du virus. Un vaccin, quoi.  »

              Hétaïre était estomaquée. D’où tirait-il ces soudaines connaissances médicales ? Connaissait-il, depuis le début, la nature du produit qu’on lui avait administré ?

              « Attendez, un vaccin ? Dora vous avait expliqué de quoi il s’agissait ? »

              735 parut soudainement quelque peu troublé ; il regardait ses pieds lorsqu’il lui répondit.

              « Je n’ai pas été tout à fait franc, la dernière fois. Dora m’a bien dit qu’il s’agissait d’un vaccin en cours d’expérimentation. Vu que j’ai déjà été confronté au virus, elle pensait qu’il y avait peu de chances que cela ait un effet négatif sur mon organisme... Au pire, je vous avoue que devenir stérile serait la meilleure chose qui pourrait m’arriver, conclut-il en lui lançant un regard accusateur.

- Pourquoi ne m’avoir rien dit à ce sujet ? demanda sèchement Hétaïre, irritée à l’idée que 735 puisse sous-entendre qu’elle lui rendait la vie impossible, comparé à Dora.

- Je n’avais pas confiance en Dora. Je voulais m’assurer qu’elle ne m’avait pas raconté n’importe quoi. Je ne voulais pas vous influencer, ni vous donner la possibilité de mentir trop facilement, si elle et vous étiez de mèche. »

              Hétaïre tapa violemment du poing sur le bureau de 735. Elle avait conscience que sa réaction ne plaiderait pas en sa faveur lorsque Natalievitch et Kingsburg analyseraient les prochains enregistrements. 735 avait tenté de la manipuler, l’avait volontairement laissée dans le noir, alors même qu’elle ne cessait de chercher par où commencer et qu’elle culpabilisait de ne rien trouver. Sa fureur s’évanouit cependant à la pensée, qu’en réalité, imaginer qu’on lui avait injecté un vaccin n’aurait rien changé, car ce n’en était pas un.

              « Vous êtes un crétin fini », dit-elle en se levant.

              Elle leva les yeux vers les caméras : se savoir effectivement observée changeait bien des choses. Elle fit pivoter le fauteuil du bureau pour tourner le dos aux éventuels observateurs et s’efforça de garder son calme en expliquant à 735, toujours debout, fronçant les sourcils, la gravité de son erreur. De leur erreur.

              « Dora ne vous pas injecté un vaccin, c’est impossible. D’une, parce que les recherches sur le vaccin sont au point mort depuis un certain temps. Le virus évolue trop et trop vite pour arriver à un formule efficace à long terme. Les poussées épidémiques sont de plus en plus rares, qui plus est, et il y a maintenant peu d’hommes à tuer. Elle vous a injecté un nouveau virus, une mutation que je n’avais encore jamais observée et, franchement, si ce nouveau virus se comporte comme je le crains, votre stérilité est le cadet de mes soucis et des vôtres d’ailleurs.

- Je ne comprends pas, se récria 735, vous me disiez hier que mes échantillons demeuraient de bonne qualité. A part la perte de poids, je vais bien !

- Ce nouveau virus est malin. Il donne, sur une certaine durée, tous les aspects de la normalité. L’échantillon que j’ai observé est demeuré un mois et demi au frais, il n’a pas été détérioré. Et pourtant, maintenant, les spermatozoïdes sont amorphes, vivants, mais parfaitement amorphes. Le virus traditionnel réduit leur quantité, leur vitesse, modifie parfois leur forme. Mais il ne les immobilise pas. Puisque cet échantillon était parfaitement normal il y a un mois et demi, j’en déduis que l’immobilisation n’intervient qu’au bout d’un certain temps.

- Bon, interrompit 735, pris de tremblements, mon sperme est inutilisable, tant pis ! Et rien ne dit que je ne fais pas une réaction à un vaccin…

- Ce n’est pas un vaccin, répondit sèchement Hétaïre, de plus en plus irritée par l’inconscience de 735. On s’est fichu de vous, il faut vous y faire. Ce que vous ne comprenez pas c’est que l’on va introduire – et on a déjà introduit – un sperme infecté dans plusieurs femmes. Non seulement elles n’auront pas d’enfants, mais, généralement, lorsque les effets d’un virus changent, son mode de contamination et ses cibles aussi. »

              A ces mots, 735 pâlit. Il lui avait fallu du temps, mais il avait compris.

              « Cela signifie que nous avons fourni des échantillons qui peuvent, potentiellement, rendre les femmes stériles aussi. », conclut Hétaïre.

              Elle tournait toujours le dos à la caméra et n’apercevait 735 qu’à l’extrémité de son champ de vision. Elle le vit s’asseoir sur le lit, visiblement atterré par ce qu’il venait d’entendre. Il ne cessait de frotter mécaniquement sa barbe de trois jours, le regard perdu loin devant lui. Hétaïre, elle-même avait l’impression que l’on avait déposé un sac de pierres sur ses épaules : elle était coupable mais n’avait que des hypothèses concernant la nature de son crime. Ce fut plus pour elle-même qu’elle continua à les dérouler à voix haute.

              « Ce qui me fait craindre que le virus s’attaque désormais aux fonctions reproductives des femmes, c’est le comportement étrange de vos spermatozoïdes. D’habitude, le virus se loge dans un grand nombre d’entre eux et les détruit ou les dévitalise. Ici on dirait que c’est le liquide séminal qui a été infecté et a immobilisé son contenu. Peut-être a-t-il perdu ses nutriments ? peut-être que quelque chose a discrètement modifié sa consistance ? Si c’est le cas, la charge virale serait plus importante et plus susceptible d’infecter des ovaires au moment de l’insémination. »

              Elle fit pivoter son fauteuil pour faire face à 735 et ajouter :

              « Votre état de santé m’inquiète aussi. Le fait que vous maigrissiez sans cause visible, sans présenter les signes habituels, de la fièvre, de la toux, des troubles intestinaux, me laisse penser que le virus joue le même jeu invisible au niveau de tout votre organisme. Il neutralise les apports des nutriments. Il vous assèche. »

              735 demeurait silencieux. Il devait comprendre ce qu’elle lui expliquait, mais il ne donnait aucune signe d’activité intellectuelle. Avait-il déjà sombré dans l’immobilité dans laquelle elle avait vu ses spermatozoïdes ? Hétaïre vit ses yeux briller et rougir sous l’acidité des larmes qui s’annonçaient. Elle se détourna et regarda de nouveau le mur.

              « On a un autre problème, ajouta-t-elle. Natalievitch nous surveille. Elle menace de me virer à la fin de la semaine si je ne me montre pas un peu plus familière avec vous. »

              Cette annonce eut pour effet de sortir 735 de sa léthargie. Était-ce le fait de prononcer le nom de la femme qui avait abusé de lui ou bien l’évocation du prétexte qu’elle comptait utiliser pour se débarrasser d’Hétaïre ? En tous les cas, son regard se posait désormais sur Hétaïre et ses mains s’était détachées de sa barbe pour se fixer sur le dessus de lit qu’il agrippait nerveusement.

              « Natalievitch ? Vous l’avez vue ?, demanda-t-il, réprimant visiblement le sanglot qui se logeait dans sa gorge.

- Durant mon entretien de trimestre, oui. Elle était avec un chercheur qui, comme par hasard, me hait, le docteur Kinsgburg. »

              735 secoua discrètement la tête, comme pour signifier que ce dernier lui était inconnu. Hétaïre poursuivit :

              « Selon eux, je ne vous mets pas assez à l’aise. Si j’étais une bonne Testiguard, je vous aiderais à procéder au recueil de la semence. Je ne sais pas d’où ils sortent une idée pareille, cela me paraît un peu gros comme prétexte pour m’éjecter du programme. »

              Elle ne put s’empêcher de rire devant tant d’absurdité : menacer une Testiguard d’être licenciée pour la simple raison qu’elle appliquait le règlement ! Elle ne comprenait pas comment elle avait pu craindre ces deux clowns ! Ils ne pouvaient pas décider du sort d’Hétaïre à eux deux et un comité jugerait leur rapport délirant et injuste. Peut-être qu’ils avaient simplement cherché à la piéger, à la pousser à la faute, pour ensuite pouvoir appuyer une procédure de licenciement. Elle souriait à l’idée qu’elle allait déjouer leurs plans sans trop de difficultés, mais sa soudaine bonne humeur s’évanouit lorsqu’elle vit que 735 gardait un air profondément soucieux. Hétaïre retrouva son sérieux : après tout, il y avait un virus qui menaçait peut-être la vie de son sujet.

              « Vous savez, commença-t-elle, je ne suis pas sûre que vous allez mourir. Je dois encore…

- Vous devriez prendre leur menace au sérieux, l’interrompit 735. »

              Il se leva et commença à faire les cent pas en jetant des coups d’œil furtifs à la caméra. Il finit par lui tourner le dos, comme Hétaïre l’avait fait au début de l’entretien, pour se tenir debout immobile, au beau milieu de la pièce. Il observait Hétaïre en semblant chercher ses mots avec soin.

              « En se mettant dans cet angle de vue, commença-t-il, si vous vous mettez à genoux devant moi, on pourra leur faire croire que vous me faites une fellation. Ils n’y verront que du feu. »

              Cette fois-ci, Hétaïre éclata franchement de rire.

              « C’est exactement ce qu’ils veulent, voyons !, finit-elle par articuler, tentant de contrôler les spasmes qui la saisissaient devant l’image proprement grotesque que 735 venait de lui peindre. C’est un piège, ils veulent que je transgresse le règlement pour avoir un bon prétexte pour me virer.

- Chafalos, vous avez parlé un peu avec vos collègues ? Personne ne respecte ce règlement. »

              Il avait affirmé cela avec un tel sérieux que la gaieté d’Hétaïre s’effondra comme un soufflé.

« Qu’est-ce que vous racontez ?, aboya-t-elle.

- Votre naïveté m'épatera toujours. Quand je suis arrivé, il y a dix ans, clairement, les relations entre les Testiguards et les sujets étaient froids, dénués de sentiment. Mais, il y a quelques années, des rapports ont évoqué une baisse de la fertilité. Des chercheurs ont étudié la vie dans les cellules durant des mois. Par la suite, j’ai noté que les Testiguards étaient différentes : souvent plus jeunes, plus avenantes. Peut-être que vous, vous ne parlez pas avec vos collègues, mais moi, je tchatte régulièrement avec les autres sujets. Ils ont vu la même évolution. »

              Il prit un peu temps avant de poursuivre, visiblement très embarrassé par ce qu’il s’apprêtait à révéler.

              « Voyez-vous, je vous ai dit que je détestais Dora, mais ça n’a pas toujours été le cas. Quand elle est arrivée, elle s’est montrée très douce, très à l’écoute… Je ne sais pas, cela me changeait tellement des Testiguards précédentes… Bref, ce qu’on vous demande de faire, Dora me le faisait régulièrement. Et ce n’est pas la seule. »

              Hétaïre était bouche bée. 735 lui avait encore dissimulé des informations essentielles. La face cachée du Centre qu’il lui révélait ne lui plaisait pas tellement non plus.

              « Mais, attendez, dit-elle. Tout est enregistré. Personne n’est jamais intervenu ? Pourquoi garder un règlement que personne ne respecte ?

- Vous avez bien vu que, concernant les enregistrements, on voit ce que l’on veut voir quand on veut le voir. Et non personne ne dit rien, car visiblement, la production est repartie à la hausse. J’ai interrogé les autres sujets : cela les rassure d’avoir une connexion sexuelle avec la personne avec laquelle ils vivent. Il y a un chercheur qui appelle ça… comment déjà… c’est une « illusion de… »

- « L’illusion du concubinage », termina Hétaïre. Je sais à qui vous faites allusion : Kingsburg, justement.

- Le type qui vous a menacé, reprit 735. Vous voyez, je n’invente rien.

- Non, vous n’inventez rien. En revanche, vous ne dites jamais tout, ajouta-t-elle en lui lançant un regard noir.

- Tout doux, Chafalos, dit-il en levant ses deux mains à hauteur de son torse, comme pour tenir à distance un animal sauvage. D’une, je pensais que vous saviez tout ça, de deux j’étais trop content de ne plus avoir à subir les assauts de femmes que je ne désire pas, sans vouloir vous vexer.

- Franchement, je m’en cogne, répliqua tout à fait sincèrement Hétaïre. Il n’empêche, le règlement…

- Votre règlement est caduc, l’interrompit encore 735. Il est là pour la vitrine. Le Centre paraît respectable, sérieux. Mais dans les autres cellules, vous pouvez me croire c’est l’orgie. Et puis, conclut-il en souriant, il faut comprendre une chose : les gens s’ennuient ici. »

              Hétaïre lui décocha un regard gorgé de mépris. Ce type était vraiment détestable ; parfois il paraissait intelligent, mais le plus souvent, il s’avérait très décevant. Fallait-il vraiment qu’elle fasse semblant d’entretenir des relations sexuelles avec un tel tocard ? Même si elle en avait eu envie, son orgueil l’aurait certainement empêchée de tomber si bas.

              « Si je comprends bien, finit-elle par admettre à contre-cœur, je vais me faire virer si nous ne faisons pas semblant d’avoir des relations sexuelles.

- A bien y réfléchir, répondit 735 en frottant de nouveau compulsivement sa barbe, vous allez vous faire virer quoi que vous fassiez. Natalievitch et l’autre…

- Kingsburg.

- Voilà. Ils ont visiblement tous les deux intérêt à ce que vous partiez. Pour Natalievitch, vous êtes l’obstacle qui l’empêche d’accéder à son joujou préféré, moi, et vous avez dit vous-même que son collègue vous détestait. En plus, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on comprenne que vous avez fourni des échantillons infectés…

- Alors, là, je vous arrête, asséna Hétaïre en se mettant brutalement debout. Vous auriez du tout me dire depuis le début, j’aurais été bien plus prudente et j’aurais tout dit…

- Vous avez pris la décision de chercher de votre côté, répliqua 735, sans ciller. Ce que je vous ai dit ne change rien. »

              Hétaïre se mordit les lèvres, peinant à reconnaître, en elle-même, qu’il avait en partie raison. La situation lui paraissait inextricable. D’un côté, elle ne pouvait plus fournir les échantillons de 735. De l’autre, elle ne pouvait révéler ce qui s’était passé sans qu’ils paient, tous les deux, le prix fort. De plus, au-delà des craintes qu’elle ressentait pour son avenir, une intuition inquiétante l’empêchait de sortir de la cellule pour alerter Delcomte. Elle aussi devait avoir une idée de ce qui se passait réellement dans son établissement ; c’était elle qui devait avoir nommé Dora une deuxième fois auprès de 735. Peut-être était-elle au courant de l’injection du nouveau virus dans le corps de son sujet. Tout était enregistré. Par réflexe, elle leva les yeux vers la caméra. Que voyait-on ? que voulait-on voir ?

              « Nous sommes fichus, déclara-t-elle simplement.

- Pas sûr, répliqua 735, tournant toujours le dos à la caméra. Il y a bien une manière de vous éviter le licenciement et le procès qui suivra certainement, une fois que les échantillons auront été analysés de nouveau.

- Laquelle, demanda-t-elle incrédule.

- Il faut qu’on parte avant la fin de la semaine prochaine. »

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Sklaërenn
Posté le 25/12/2020
Carrément, il veux s'enfuir xD Je m'y attendais pas à celle-là ! Bon tout ça, ça pu quand même l'air de rien. Il cache encore des choses du coup ? J'ai un doute ahah.
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