Chapitre 7 Le rendez vous

7/ Le rendez-vous

Toutes mes pensées sont tournées vers mon rendez-vous de ce soir. J’ai beaucoup de mal à me concentrer sur mon travail. Tadi me demande des nouvelles de ma famille et je reste évasive. J’ai l’impression qu’il peut lire en moi et je préfère me plonger dans mes corvées pour ne pas me trahir. Je suis encore plus étourdie qu’à l’accoutumée et je me cogne à tout ce qui est sur mon chemin. J’ai passé une bonne partie de la nuit à étudier le plan que Gérald m’a donné. Il a repris mon idée générale mais a rajouté nombre de détours que je ne saisis pas vraiment. Si je l’ai bien compris il me faudra passer par la salle commune et rejoindre les laboratoires de fabrication. D’où viennent toutes ces nouvelles données ? Le dessin fait apparaitre en creux un système indépendant que je ne connais pas. Peut-être le système électrique de secours ? En tout cas il est partout et nous force à passer carrément à l’intérieur du circuit de refroidissement. Mais je fais confiance à Gérald il est toujours prudent et plutôt plus que pas assez. Je lui poserais la question à notre rencontre. Je reste encore une fois impressionnée par ses capacités. Je souris toute seule et la journée me semble alors d’une longueur excessive.

Le soir venu je marche d’un bon pas pour rentrer à la salle commune. Je prends mon repas rapidement mais Tadi me retiens, il désire me parler. On ne peut pas dire qu’il choisisse le meilleur timing pour enfin s’intéresser à moi et je dois ronger mon frein dans l’attente qu’il me libère rapidement. Il me pose beaucoup de questions sur ce que je ressens, comment je vais etc… J’ai la tête ailleurs et répond machinalement. Heureusement il n’insiste pas et me libère enfin. Se doute-t-il de quelque chose ? Je me retiens de courir pour retourner dans ma cellule. Je m’enferme à l’intérieur et regarde encore une fois le plan. Il me faut le mémoriser car pas question de l’emmener et de risquer de me faire surprendre avec. J’attends que la nuit tombe. Je suis de plus en plus stressée, il va être bientôt l’heure. J’ouvre délicatement la porte de ma cellule : personne dans les couloirs. Il est tard tout le monde doit déjà dormir. Je me glisse dehors et retourne vers la salle commune. Loin au-dessus de ma tête la lune est pleine. Sa lumière filtre à travers le dôme et projette des ombres sur le sol. Je sursaute à la moindre forme. Je contourne la salle, rasant le plus possible les murs pour ne pas risquer de me prendre les pieds dans une chaise ou autre. Il ne faudrait pas tout gâcher à cause de ma maladresse. Me voici à l’entrée du couloir. Je marche rapidement jusqu’aux portes du sas. Aïe je me suis trompée ! J’ai inversé le sens du plan il me faut repartir en sens inverse. Les minutes défilent et mon cœur lui aussi s’accélère. Je perds de précieuses minutes avec cette erreur. Je me fige un instant à l’entrée de la salle commune. N’est-ce pas Tadi ? M’a t’il démasqué ? Je le vois qui s’éloigne en direction des serres. Etrange. Je suis tentée de le suivre mais je dois en profiter pour traverser la pièce et vite rejoindre Gérald. Il doit d’ailleurs déjà m’attendre à l’heure qu’il est. Je n’avais pas prévu la lenteur de ce déplacement, de nuit en quasi aveugle à longer les murs avec la peur au ventre. Me voici enfin à l’entrée des labos. Je tâtonne vers l’entrée et trouve le scanner.  Le voyant passe au vert et la porte s’ouvre sans un bruit. Je retrouve les longs couloirs blancs. Finalement ce temps de ménage aura été utile je connais bien la disposition des lieux et arrive facilement à la trappe technique dissimulée dans un placard d’entretien. Je dévisse la trappe et plonge dans la gaine. Je rampe le long des câbles. Il fait très froid là-dedans et je progresse difficilement. Pourvu que Gérald ait pu venir lui aussi ! Encore quelques mètres et j’arrive à une autre trappe. Je retiens ma respiration et frappe de légers coups. On me répond de la même manière ! En quelques secondes je me retrouve en face du visage souriant de Gérald.

- Bienvenue chez les recycleurs visiteuse du fond des murs !

- Haha Gérald quel génie tu es !

- J’ai bien cru que tu ne viendrais pas. J’avais peur que tu n’aies jamais trouvé mon plan !

- Non je l’ai bien reçu mais je me suis un peu … disons perdue en chemin. Merci d’être venu je sais combien être là doit être inconfortable pour toi.

Je fais une pause soudain rattrapée par l’émotion. Mon ami a bravé les consignes pour venir me rencontrer alors que je ne lui ai rien dit du pourquoi. Il est venu pour moi. Je lève les yeux vers lui et je suis un peu intimidée tout à coup.  Il me regarde en souriant, ces yeux pâles dans les miens. Je me rapproche de lui et lui prend les mains. C’est à son tour d’être un peu gêné.

  • Comment vas-tu ? Tu dois te demander pourquoi je t’ai demandé de venir.
  • Ah droit au but hein !

Il se recule un peu mais ne lâche pas mes mains.

- Tu sais, personne n’a été dupe, nous savions que c’était dur pour toi d’aller chez les Nourrisseurs. Tout le monde s’est fait du souci de ne pas te voir revenir après la cérémonie. Ton grand père était dans tous ses états !

- Ah oui grand père…

Je me sens un peu triste au souvenir de notre dernière rencontre et croise les bras comme pour maintenir cette douleur sourde à distance. Gérald ne s’aperçoit de rien et continu sur sa lancée de me dépeindre mes amis effondrés de chagrin. Il en fait des caisses et je ne peux m’empêcher de sourire devant ses talents de comédien tragique. Non mes amis et ma famille ne m’ont pas oublié ! Je suis heureuse qu’il ait voulu se faire le porte-parole de tous même si je sens bien que c’est surtout à lui que j’ai vraiment manqué.

 Je n’ose pas lui parler de Grand père mais je mentionne ma crainte devant ce qui m’attends à la fin de mon apprentissage : le mariage, la procréation, avoir un enfant ! Je m’emporte un peu : moi un enfant ! C’est de la folie pure. Je ne suis pas prête, je ne suis pas faite pour ça. Je m’agite et m’énerve toute seule et quand je le regarde à nouveau ce que je vois m’arrête net dans mes gesticulations. Je vois ces yeux s’emplir de tristesse malgré lui. La gorge serrée je me tais un instant. Il garde les yeux baissés, dans le vague. Ce thème semble douloureux pour lui aussi.

Gênée, je lui raconte alors un peu de ma nouvelle vie pour changer de sujet. Je lui parle de mon apprentissage, des serres, des autres Nourrisseurs. Je passe rapidement sur l’épisode du ménage des couloirs, faussement gênée de ma bêtise. A son regard narquois je sais qu’il n’est pas dupe de ma manœuvre pour le dérider. Tout cela est tellement ridicule. Deux adolescents timides qui parlent pour cacher leur embarras voilà ce que nous sommes devenus. Il est temps d’enlever les masques, au figuré bien sûr ! Cette comédie est inutile. Sommes-nous devenus si différent ?  Depuis quand nous n’osons plus nous parler comme avant ? Qu’est ce qui a changé ? Tout a changé bien sûr. Nous avons passé l’affectation et nous faisons partis de deux castes différentes maintenant. Rien ne devrait pouvoir encore nous réunir aujourd’hui malgré notre jeunesse ensemble. Nous vivons dans deux mondes cloisonnés au sein de ce monde sous bulle lui aussi. Je suis une Nourrisseuse, il est un Recycleur. Le système entier nous invite à oublier que nous nous ne sommes jamais connus. Pourtant ce soir nous sommes là, ensemble au milieu des tuyaux de la clim. Il ne faut pas gâcher ces moments en paroles futiles.

Je me rassois et fini par lui confier ce qui se passe vraiment. C’est mon ami le plus cher et je sais qu’il saura m’écouter sans jugement. En dehors de tous mes doutes sur moi-même il se passe des choses étranges chez certains Nourrisseurs. Je lui raconte les bruits, ce sang qu’il me semble avoir vu et Tadi qui se promène la nuit … A l’évocation de Tadi je ne peux m’empêcher de rougir. Un certain malaise nous étreint à nouveau tous les deux. Sans me regarder, Gérald me demande si c’est mon partenaire de mariage. Je lui confirme et me sens obligé de lui décrire comme une personne froide et hautaine et je passe sous silence l’attraction qu’il semble tout de même générer à mon égard. Gérald fronce les sourcils et me fait face franchement.

- Il s’appelle Tadi ?

- Oui. Pourquoi ?

- C’est étrange…

- Qu’est ce qui est étrange ?

Son regard inquiet ne me dit rien qui vaille…

- Et bien je ne me l’explique pas mais ton grand père à l’air de connaitre ce Tadi. Il a laissé échapper lors de notre conversation qu’il était « ravi de votre union car c’était une personne méritante et précieuse pour le groupe ».

- Quoi ?

- Oui comme quoi votre enfant sera vraiment exceptionnel et tout…

- Mais comment est-ce possible ?

- Je ne sais pas.

- Tu veux dire que grand père savait avec qui j’allais me marier avant moi ?

- Ou qu’il savait même que tu allais te marier tout court. Avant l’affectation je veux dire…

Cette conversation nous mène décidément dans de drôles de d’histoires. A ces mots je me repasse le film de ma journée d’affectation, les derniers instants avec Grand père. Ses larmes au coin de ses yeux la veille en me souhaitant bonne nuit et toutes ses recommandations, cette façon de ne pas être là en ce jour si important… J’y vois alors sa fierté et sa culpabilité de me mettre dans cette position. Le déchirement entre me laisser partir là où il sait que je ne vais pas être à ma place et son espoir de m’y voir faire un enfant. Pourquoi tient-il à ce que j’ai un enfant ? Et avec un Nourrisseurs qui plus est ?

Gérald me coupe dans mes réflexions :

- La vraie question Agnès, est surtout de savoir comment ils ont pu savoir…

- Ou comment ils ont pu décider.

- Alors que c’est au seul pouvoir du grand Ordinateur.

Nous avons parlé presque en même temps. Nos mots sont sortis si brusquement que nous en sommes surpris tous les deux. Il voudrait ravaler ses mots quand il croise mon regard. Je sens bien qu’il est embêté de m’avoir parlé de ça, de m’avoir donné matière à m’inquiéter alors que je suis déjà la championne pour me trouver des histoires. Tout cela me conforte dans mon idée que je ne suis pas à ma place chez les Nourrisseurs alors Gérald insiste pour minimiser : il faut qu’il se renseigne plus avant d’en tirer des conclusions flippantes. Il rigole de sa propre logique : il est bien trop influencé par mes théories farfelues c’est évident ! Il tente de me faire sourire mais le cœur n’y est pas. Je ne peux envisager tout ce que cela implique. Je suis épuisée et plus assez forte pour faire semblant que tout va bien. Je prends les mains de Gérald dans les miennes et c’est un réconfort de sentir ses doigts qui enserrent les miens. Je ne suis pas seule, je ne suis plus seule.

Nous nous quittons à regret. Je refais le chemin en sens inverse, referme la trappe et me dépêche de rejoindre ma cellule. Revigorée par cette rencontre je cours presque pour rentrer. Soudain je percute tête baissée une silhouette dans le couloir. Je m’étale par terre et mes lunettes tombent dans le noir. A quatre pattes je les cherche à tâtons, sonnée. Une main me tend mes lunettes et je les chausse pour voir la silhouette qui me toise. C’est Tadi.

- Rien de cassé Agnès ?

- Non, non

- Tiens, il semble que tu as perdu ceci.

Il regarde avec étonnement mon petit tournevis qu’il fait lentement tourner entre ses doigts.

- Oh quel remarquable travail. Que fais-tu avec ça ?

Je lui arrache presque des mains et le replonge au fond de ma poche.

- Un souvenir

- Oh ne t’inquiète pas je ne vais pas le prendre. Où allais-tu si vite en pleine nuit ?

- J’avais soif, ça va mieux. Bonne nuit.

J’en profite pour lui tourner le dos et partir en courant dans ma cellule avant qu’il ne continu son interrogatoire. Arrivée dans ma chambre je ferme à clé et me laisse couler au sol, appuyée contre la porte. Dans mes mains je serre mon tournevis. Ouf me voici en sécurité ! Et j’ai maintenant un ami qui pourra m’aider à l’insu de tous.

Cette rencontre m’a fait du bien même si je repars avec plus de questions que de réponses finalement. J’ai pu confier mes doutes et mon malaise. Je suis consciente d’avoir tendance à tout dramatiser mais ce que m’a dit Gérald me perturbe plus que je ne m’y attendais. Comment est-ce possible que Grand père connaisse Tadi ? A ma connaissance il n’a jamais quitté sa caste depuis sa naissance. Tout cela est troublant. Impulsivement je remettais en cause la décision du Grand Ordinateur oui mais j’ai quand même du mal à y croire alors de là à envisager que des personnes peuvent l’influencer et décider à sa place ça semble vraiment trop gros. Je n’ai jamais été du genre « dans le rang » mais pas complotiste non plus !

Je me repasse notre rendez-vous sur l’écran de mon esprit. Une douce chaleur m’envahit. Ça fait du bien de parler à un ami.

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