Chapitre 7 : Le grand départ

Mama était de garde, tannie Yeleen en visite à son fils et tannie Jahia se trouvaient, Azianne ne savait trop où, au marché apparemment, même si son absence semblait bien longue pour de simples achats. Ce n’était pas plus mal. Ouma Bahiya surveillait les jumelles, Sekou, et Liory resté pour jouer avec son copain dans la cour. En tout cas, elle avait bien trop à faire pour remarquer qu’à l’intérieur, sa première petite fille ne s’intéressait absolument pas à ses leçons.

Azianne avala son goûter sans même y songer, glissa deux chapatis supplémentaires dans les affaires de Saade, les fictives et les autres. Elle rajouta deux couvertures, du sel, et tout ce qui lui parut encore nécessaire avant de se diriger vers la chambre. Le cercle de sel familial y était dissimulé, sous une trappe au milieu de la pièce. Tannie Yeleen le lui avait montré au début des grandes attaques de ses neuf ans, au cas où les moordenaars auraient réussi à pénétrer dans l’enceinte de la ville. En le dérobant, la petite fille se dit que c’était à cet endroit qu’elle aurait dû cacher son message d’adieu, mais c’était trop tard, et un peu plus risqué que dans la ruine, même si la précieuse protection pouvait demeurer ici des mois entiers sans qu’on songe à l’en sortir. Elle espéra que les siens n’en auraient pas besoin pour de plus graves raisons qu’une éventuelle tentative de les ramener à la maison.

Il restait quelque chose de très important qu’Azianne devait emporter, mais elle ne pourrait s’en emparer qu’au tout dernier moment, quand elle prétendrait partir faire un tour avec Saade. La lance et le bouclier d’ouma Bahiya étaient toujours posés le long du mur, comme si l’ancienne guerrière pouvait encore participer aux rondes. Puisqu’elle était de petite taille, contrairement à deux de ses enfants, ses armes conviendraient à Azianne qui, elle, se révélait plutôt grande pour son âge. En l’absence de l’équipement qui n’aurait été forgé pour elle qu’en accédant au statut de femme, la petite fille n’avait pas de meilleur choix : le bois ne résisterait pas longtemps face aux moordenaars. Seulement, elle devrait agir sous les yeux d’ouma, prendre les uns au lieu des autres au risque qu’on la surprenne. Elle ne pourrait pas se permettre de partir sans la défense que lui offrirait le fer.

Il restait encore du temps avant le soir, pourquoi ne passait-il pas plus vite ? Azianne ne pouvait pas sortir trop tôt et tourner dans les rues avec la chamelle, et puis, ouma Bahiya devait rentrer avec les jumelles pour qu’elle puisse envoyer Liory chercher Takkie. Désœuvrée, et pour se donner un alibi, la petite fille finit quand même par récupérer ses affaires d’école, mais la seule chose qu’elle fut capable d’écrire était une note à l’intention de ses proches : « sous la trappe de la ruine ». Au moins, ils auraient plus de chances de retrouver ses adieux.

Ensuite, il ne lui resta plus qu’à attendre et prier les esprits : Vuurvo, pour le feu et le désert qu’ils affronteraient bientôt ; Souvroue, pour que son sel les protège des monstres ; Ysterne pour qu’il aide Azianne à s’emparer de son fer ; Reisny, afin qu’il approuve leur voyage et face qu’il se déroule bien ; et enfin Onkuld, l’esprit des enfants, mais aussi celle des animaux.

 

*

 

Respirer lentement. Faire comme si tout était parfaitement normal.

Azianne avait trompé les siens plus d’une fois au cours des dernières semaines, il n’y avait aucune raison pour qu’elle échoue ce soir-là. En tout cas, elle réussit à s’en convaincre. Dès qu’ouma Bahiya franchie la porte avec les enfants, elle entra en scène et rangea ses affaires dans son sac d’école.

— J’ai fini, ouma ! Je prends Saade.

Du coin de l’œil, elle vit sa grand-mère qui entrouvrait la bouche pour protester, puis se ravisait. Elle aurait préféré qu’on l’aide au repas et à tenir les petites tranquilles, mais la course approchait et raisonner Azianne, elle devait s’en douter, lui coûterait pas mal d’énergie.

— Fait vite.

La petite fille retint un soupir de soulagement, hocha la tête, poussa Liory en avant et, du geste le plus naturel du monde, s’empara des armes de sa grand-mère. Elle crut sentir ses yeux sur son dos et s’attendit à ce qu’elle lui demande ce qu’elle fabriquait, mais elle ouvrit la porte sans qu’il ne se passe rien. Sur le seuil, Azianne ressentit brutalement le besoin de se retourner, de capter une dernière fois le regard d’ouma, d’observer la pièce. Plus étrange, elle eut envie de poser sa main dans les cheveux d’Ezia ou d’Imany, mais en agissant ainsi, elle aurait éveillé les soupçons, et sûrement, perdu une part de sa résolution. Elle se retint donc et ferma derrière elle.

— Zia ?

Inquiet de sa soudaine immobilité, Liory la dévisageait de ses immenses yeux noisette.

— Va vite chercher Takkie.

De crainte qu’un changement de comportement n’alerte le reste de leur famille, Azianne n’avait pas annoncé l’imminence du départ à son petit frère. Mais cette simple phrase, le ton sur laquelle elle venait de la prononcer, l’expression de son visage et les armes réelles dont elle s’était emparée suffirent à renseigner Liory : ce n’était pas un entraînement.

Le petit garçon ne dit rien, il hocha la tête, juste un peu plus grave que d’ordinaire et courue en direction du terrier devant lequel il tomba à genoux. Peut-être était-ce finalement lui le plus courageux des deux, car une partie d’Azianne hésitait encore à faire demi-tour.

Elle n’eut pas de mal à équiper Saade, malgré ses mains tremblantes, son cœur battant plus vite que tous les tambours de la ville lors des jours de fête, elle avait répété les gestes tant de fois, dans la réalité et son esprit, qu’elle les connaissait par cœur. À chaque instant, elle eut l’impression que la porte allait se rouvrir, qu’ouma allait lui demander, à grand renfort de cris pourquoi ses armes avaient disparu, mais elle avait trop à faire avec le repas du soir et les petites. Pour l’heure, c’était certainement contre tannie Jahia qu’elle enrageait : il était plus qu’évident qu’elle ne rentrerait pas du quartier des hommes cette nuit.

Azianne regarda Liory glisser la gerbille dans son sac habituel, contre sa poitrine, puis elle attrapa son bras pour l’aider à s’installer. Alors, Takkie poussa un cri aigu qui la fit reculer et se figer, tous les sens aux aguets. Heureusement, sa plainte ne semblait pas avoir alerté ouma ou les voisins, mais Liory dut se débrouiller seul et elle serra les dents en montant derrière lui. Ils n’avaient jamais pris la gerbille avec eux sur Saade, une belle erreur : si la petite fille put se hisser à son tour sans déclencher une nouvelle protestation, elle comprit qu’il lui serait impossible de passer un bras autour de son petit frère pour le garder en selle. Dans la ville, cela ne serait pas trop dérangeant, sauf s’ils devaient accélérer. Mais dans le désert… Ils devraient avancer le plus vite possible, nuit après nuit, et il serait difficile, pour un si jeune enfant de rester éveiller, encore plus après toute une journée de veille.

Azianne s’en voulut. Pourquoi n’avait-elle pas songé à ça ? Dans son esprit, une autre question suivit aussitôt après la première : pourquoi Takkie refusait-elle obstinément qu’elle l’approche ? Elle n’avait pas le temps, elle devrait d’abord rejoindre le désert, et tant pis si la gerbille devait voyager avec les provisions. Elle ne risquerait pas une chute de Liory ni une fuite de sa précieuse amie si elle lui imposait trop sa proximité.

— Tu vas t’accrocher à la selle de toutes tes forces, chuchota-t-elle. On trouvera une meilleure solution plus tard.

Liory hocha la tête, pas très rassurée. Azianne n’était pas beaucoup plus fière en attrapant le licol de la chamelle, cette dernière n’était pas encore debout que Takkie poussa un nouveau couinement. Ils quittèrent la cour avec appréhension.

Une fois dans la rue débuta la plus grande partie de cache-cache de leur existence, mais c’était surtout Azianne qui jouait, et les guerrières en faction, sans même s’en rendre compte. Paradoxalement, l'avenue principale était une zone refuge où il n’était pas bien grave d’être vu : leur présence ici paraîtrait normale. Les choses sérieuses commencèrent quand elle dévia du circuit de la course.

Azianne avait l’impression de s’entraîner avec mama tant sa concentration était immense. Elle écoutait jusqu’au moindre bruit autour d’elle, tournait les yeux dans toutes les directions, consciente qu’elle devrait aussitôt cesser en cas de rencontre. Normalement, hormis quelques habitants qui ne feraient pas beaucoup attention à eux, personne ne devrait passer ici à cette heure : les guerrières s’attardaient souvent après leurs rondes, peu d’entre elles rejoignaient déjà leur foyer. Quant à celles de garde pour la nuit, même si ça ne tardait pas, elles ne parcourraient pas encore les rues. Mais Azianne avait néanmoins préparé une excuse, la perte de contrôle de la chamelle effrayée par un chien agressif. Elle avait répété son texte et s’était entraînée à le jouer, même Liory prendrait un air effrayé au besoin. Dommage que Saade ne sache pas, elle, simuler la nervosité. Azianne soupira : ils étaient arrivés à la ruine et, une fois la trappe ouverte et occupée à équilibrer son véritable chargement, elle n’aurait plus le moindre alibi.

— Surveille les alentours, Liory, chuchota-t-elle en le faisant descendre. Je serais rapide.

Le petit garçon acquiesça et se posta dans un angle de l’embrasure calcinée, comme elle le lui avait appris. Elle approuva puis guida Saade contre le mur adjacent dans l’espoir de la cacher un peu. La manœuvre aurait été bien plus efficace s’il n’avait pas été en partie détruit. Les mains tremblantes, Azianne balaya le sable et dégagea la trappe.

La tablette qu’elle avait gravée la statufia sur place, elle se reprit et l’écarta pour récupérer ses affaires. Elle devait presque entièrement déséquiper Saade pour tout réagencer, et elle y passait plus de temps qu’elle ne l’aurait souhaité. Pour tenir la peur à l’écart, elle expliqua à Liory :

— Nous allons sûrement avoir froid, cette nuit et toutes les autres. Je t’habillerai quand nous serons suffisamment loin, et nous aurons les couvertures. Nous mangerons aussi à ce moment-là.

Liory hocha la tête. Azianne parlait si bas qu’il devait peiner à l’entendre, mais il savait déjà tout ça.

— Nous allons être très fatigués, surtout toi. Je pense que j’essaierai de t’attacher contre moi pour que tu ne tombes pas, mais il faudra que tu restes éveillé le plus possible, Liory, même si c’est dur : tu es lourd, maintenant.

Elle s’interrompit le temps de serrer les boucles de toutes ses forces et de fourrer le matériel inutile dans leur cachette. Le cœur gros, elle déposa la tablette dessus, bien en évidence, et dissimula de nouveau l’accès. Il ne faudrait surtout pas que l’on découvre son message et les affaires trop tôt.

Le feu maintenant. Elle regroupa les restes de poutre et le bois en un tas, s’assurant de laisser à l’air l’espace pour circuler. Elle utilisa de la paille à la base pour l’aider à prendre et réfléchis pour limiter sa propagation avant que les guerrières n’interviennent. Dessus, elle plaça les feuilles qui enfumeraient son méfait et le rendrait facilement repérable. Elle fit sortir Saade et remit Liory en selle avant de l’allumer, puis ils quittèrent la ruelle le plus vite possible.

— Si je n’arrive pas à éviter, tout le monde, surtout, ne dit rien. Fais comme si tu éttais inquiet, c’est tout.

Garder le silence, elle n’avait pas vraiment besoin de le demander à son petit frère, jouer la peur non plus dans de telles circonstances.

— Si on nous ordonne de rentrer, je devrais faire semblant d’obéir.

Elle espérait que ça n’arriverait pas : l’incendie allait perturber le mouvement des troupes et elle ne pourrait justifier qu’une seule fois sa présence.

Azianne devait se refréner, elle mourrait d’envie de mettre Saade au galop, mais elle avançait déjà plus vite qu’en temps normal. Plus ils s’attarderaient, plus ce serait dangereux, mais il fallait que les guerrières s’éloignent de la porte pour qu’elle puisse la franchir en toute discrétion.

La petite fille empruntait de nouveau l’itinéraire de la course, la boule au ventre. Elle longeait les habitations du côté de ses armes en espérant qu’on ne ferait pas attention à elles, et elle écoutait. Elle avait l’impression d’être une souris guettée par toute une troupe de chats surentraînés, un minuscule rongeur caché dans un costume de félin et tremblant d’être démasqué avant d’atteindre la sortie du labyrinthe.

Ils étaient à deux rues de la porte quand la cloche d’incendie leur vrilla les oreilles. Azianne imagina les guerrières encore de garde courir le long du mur pour rejoindre le danger, et leur libérer le passage. Elle avait eu beaucoup de chance d’être dehors lors du premier feu et de pouvoir observer leur comportement ; mais il avait eu lieu en journée, non à la tombée de la nuit.

Quand la porte du premier curieux s’entrouvrit, Azianne comprit son erreur. Les gens, presque tous dans leur foyer à cette heure, allaient le quitter pour se renseigner sur l’alarme et proposer leur aide. Elle s’était débarrassée des guerrières, mais elle risquait à présent tous les regards d’Atahari ! Sans plus réfléchir ou se soucier des cris de Takkie, elle s’accrocha à son petit frère et poussa Saade au grand galop.

— Oui, rentre vite, petite ! conseilla une voix inconnue.

Tout son être se glaça, elle fonça vers la porte !

La chamelle courrait, encouragée par l’agitation ambiante et la peur des enfants. Elle rallia le mur en quelques instants. Cette rue-là était moins sujette aux regards, personne n’avait envie d’habiter si près de la frontière avec les moordenaars, et les bâtiments étaient principalement des ateliers de scribes, des forges, les lieux de travail des femmes qui ne maniaient pas les armes. Azianne leva la tête, mais il n’y avait aucune guerrière dans les parages : soit elles étaient déjà passées, soit pas encore ; la petite fille ne se risquerait pas à traîner pour vérifier. Une fois à hauteur de l'entrée, elle se laissa glisser du dos de Saade, attrapa son licol dans une main et le verrou de l’autre. Elle tremblait, mais le système de verrouillage ne lui résista pas longtemps. Elle ouvrit le battant en grand et tira la chamelle pour la faire passer. Takkie était à bonne distance, pourtant, le cri qu’elle poussa contracta les entrailles de la petite fille. S’il y avait quelqu’un dans les environs, ils étaient fichus.

Il n’y n’avait aucun moyen de bloquer l'ouverture de ce côté-là, la petite fille avait deux possibilités : la refermer pour qu’on ne remarque pas tout de suite son méfait, ou la garder entrouverte. La nuit tombait, et avec elle, la menace des moordenaars s’éloignait, mais Azianne ne pouvait se résoudre à cacher ce méfait-là. Elle refusait de se demander, des heures, des jours ou des semaines entières, si croyant la porte toujours verrouillée, elle avait déjoué la protection des guerrières sur la ville et laisser entrer les monstres. La serrure serait certainement vérifiée avant l’aube, elle le savait, mais malgré tout, elle ne ferma pas avant de regagner le dos de Saade.

ls n’avaient pas encore réussis. Longtemps, les enfants seraient visibles depuis le mur. La nuit et les dunes finiraient par les cacher, mais pour l’heure, ils restaient vulnérables.

Azianne remit la chamelle au galop et l’encouragea. Face aux plaintes de Takkie, elle lâcha le ventre de son frère et le tient à la place par les épaules : elle se pencha sur lui et la selle pour diminuer leur résistance à l’air et gagner de la vitesse.

Elle essaya de vider son esprit, de ne pas réfléchir à ce qu’elle faisait, aux larmes qui coulaient sur ses joues. Plus jamais ils ne seraient en sécurité, venaient-elles de les condamner ? Combien de temps survivraient-ils au désert et aux moordenaars ? Takkie les aiderait-elle vraiment ? Ne risquait-elle pas, malgré le jeune âge de Liory, de le corrompre si elle partageait sa magie avec lui ? Comment réagirait leur famille, mama en découvrant ce qu’ils avaient fait ? Azianne était une traîtresse et une menteuse, pire, elle mettait tout Atahari en danger avec l’incendie et la porte entrouverte.

Elle avait presque envie qu’on leur donne la chasse et les ramène, mais alors, elle devrait vivre avec les regards des gens, leurs accusations, et on lui enlèverait Liory. De toute façon, après ça, jamais personne n’accepterait qu’elle devienne une guerrière : elle avait déjà tout perdu.

Excepté son petit frère.

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