Chapitre 7 - La pétition de Jeanne

Aube et Max étaient en train de manger, devant l’assiette vide de leur père, qui rentrerait encore tard ce soir, lorsqu’on sonna à la porte. Éléonore, leur mère, se leva pour aller ouvrir.

— Restez assis, dit-elle. Aube, termine ton repas.

Les enfants tendirent l’oreille et reconnurent la voix chevrotante de leur voisine.

— Bonsoir Madame Jeanne. Quelle surprise de vous voir à cette heure ! Est-ce que je peux vous aider ?

Aube et Max quittèrent leur chaise en même temps et se ruèrent dans le couloir.

— Jeanne !

— Bonsoir les enfants, répondit-elle en souriant. J’espère que je ne dérange pas la famille.

— Oh non ! s'exclama Aube.

— Nous allions terminer de souper, précisa sa mère surtout à l’attention de sa fille, ce qui n’échappa pas à Jeanne.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Nous étions à table, répéta Éléonore.

— Rassurez-vous. Je serai brève. J'aurais aimé vous demander de bien vouloir signer cette pétition.

— Qu’est-ce que c’est ? s'informa Max.

— Je sais ! C’est pour l’antenne, le coupa Aube.

— Une pétition ? s’étonna leur mère.

— Oh là ! Pas tous à la fois, rit Jeanne. Ayez pitié de mes pauvres vieilles oreilles.

— Pardon ! s’excusa Éléonore en décochant un regard sévère à ses enfants. Vous deux, à la cuisine ! Vous n’avez pas fini de manger.

Aube et Max reculèrent à contrecœur. Jeanne leur adressa un clin d’œil.

— Ah ! Dommage que l’été touche à sa fin, dit-elle. Les soirées commencent déjà à refroidir.

— Qu’est-ce que vous disiez ? reprit Éléonore.

Elle se retourna vers la vieille dame, qui se frottait les épaules sur le pas de sa porte, avant de comprendre.

— Oh, mais bien sûr ! Entrez donc, ajouta-t-elle. J’allais me préparer un petit café. Vous en prendrez bien un avec moi ?

— Ma foi, répondit Jeanne. Ce n’est pas de refus.

Et elle emboîta le pas aux enfants jusqu’à la cuisine. Éléonore referma derrière elle.

La vieille dame s’assit à la place du père absent. Elle posa ses papiers sur la table, devant les jeunes tandis que leur mère s’activait à lancer la cafetière et sortait deux tasses. Aube et Max se penchèrent sur le texte de la pétition.

— Qu’est-ce qui est écrit ? demanda Aube à son frère.

— Pétition contre l’antenne-relais sur notre colline, lut Max.

— Alors ? Qu’est-ce qui vous amène ? questionna leur mère toujours debout.

— Aube a déjà dû vous en parler, commença Jeanne.

« Non ! » pensa Aube.

— Ils vont installer une antenne-relais derrière chez moi, continua la vieille dame.

— Aube ? Non, elle ne m’a rien dit.

« Oh pardon, ma princesse » s’excusa secrètement Jeanne auprès de la fillette.

— Vous comprenez bien que je ne peux pas rester sans réagir, reprit-elle à l’attention d’Éléonore. Parce que, ma parole, une antenne mobile, ça ne sert à rien. De mon temps, le téléphone à fil fonctionnait tout aussi bien.

— Oui, c’est sûr, répondit la maman qui venait de déposer deux tasses fumantes sur la table et s’asseyait enfin.

— Et puis, voyez-vous, toutes ces ondes, les radios, les télévisions et, tiens justement, les micro-ondes, cela perturbe la nature, cela empêche les oiseaux de dormir. Je le sens dans mes rhumatismes dès que quelqu’un passe un coup de fil. Ah mes pauvres articulations ! C’est une horreur.

Aube vit Max qui se retenait de rire, sa mère un peu perdue et comprit que Jeanne n’était pas prête de s’arrêter.

« Demandez-lui juste de signer » conseilla-t-elle en silence, profitant du moment où Jeanne avait trempé ses lèvres dans la boisson chaude.

— Votre café est délicieux, dit-elle à la mère en souriant à la fille.

— Merci.

— Est-ce que vous pourriez en toucher un mot à votre mari ?

— Pardon ? répondit Éléonore qui ne voyait plus ce que Jeanne voulait dire.

— De la pétition, précisa celle-ci. Est-ce que vous pourriez lui parler de la pétition ? Je suis certaine qu’avec ses compétences et ses relations, il pourrait beaucoup m’aider. Ce serait magnifique.

« Qu’est-ce que tu en dis, ma princesse ? » ajouta-t-elle pour taquiner Aube sans que sa mère et son frère le sachent.

« Oh oui ! Quelle bonne idée ! »

La petite fille sourit à son tour à son alliée.

— Si vous voulez, laissez-m’en un exemplaire, accepta la mère. Je le lui donnerai quand il rentrera ce soir.

— Oh merci, très chère ! En attendant, vous pouvez déjà signer ici, conclut Jeanne.

Elle vida sa tasse d’un trait au grand étonnement de Aube.

« Attention, ça brûle ! »

« Plus à mon âge. Puis j’adore ça ! »

Éléonore s’approcha pour signer la pétition sans même prendre la peine de la lire. Aube sentait que sa mère avait à la fois confiance et très envie de se débarrasser de la vieille voisine. Alors, Jeanne s’appuya sur son bras pour se relever.

— Je vais vous laisser, dit-elle. J’ai une pétition à faire remplir et mes jambes ne me portent plus comme à vingt ans.

— Je peux aussi signer, s’exclama Aube.

— Tu es trop jeune, ma chérie.

Aube allait insister lorsque son frère se leva et la surprit.

— Maman ? Est-ce que je peux accompagner Madame Jeanne pour l’aider ? dit-il en tendant son bras à la vieille dame qui prit un plaisir évident à s’y appuyer.

— Oh merci, mon garçon ! enchérit-elle. Pouvoir me reposer sur une jeune épaule solide, voilà qui soulage mes vieux os !

Éléonore, ébahie, regarda Max sans trouver les arguments qui mettraient un terme à cette initiative saugrenue. Une petite voix en elle lui susurrait qu’elle pouvait être fière de son fils. Elle était peut-être dure avec ses enfants, mais elle avait su leur transmettre des valeurs importantes à ses yeux : la solidarité et la générosité. Pourtant, il n’était plus l’heure de laisser un enfant de dix ans dans la rue pour accompagner une grand-mère originale qui s’était mis en tête de faire du porte-à-porte.

— Moi aussi, je peux aller avec Jeanne ! s’exclama un peu vite Aube.

— On dit « Madame Jeanne », la rabroua sa mère. Est-ce que je ne t’ai pas appris la politesse ?

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien ! Je demandais à Aube d’être polie...

« Ce n’est pas grave, ma princesse. »

En même temps que les mots apaisants de la vieille dame, Aube entendit trop fort les pensées de sa mère. Elle n’avait pas encore tout à fait donné son autorisation à Max et semblait vouloir revenir sur sa décision. La fillette comprit qu’insister ne servirait à rien, pire, que ça envenimerait la situation.

« Rassure-toi, je te raconterai » exprimait le visage sérieux de Max qui tenait à la perfection son rôle de garçon serviable.

— D’accord, osa Aube. Max peut y aller seul. Je l’attendrai ici.

— J’aime mieux ça, ajouta sa mère qui vit son fils emmener la voisine vers la sortie avec la désagréable impression d’avoir été roulée dans la farine par ses enfants.

Jeanne ramassa ses papiers et leur adressa un petit signe.

« Tu m’appelleras Jeanne quand nous serons toutes les deux, ma princesse. Ta gentillesse vaut bien ta politesse. »

— Sois prudent, Max. Tu accompagnes Madame Jeanne, mais tu ne déranges pas les gens, compris ? précisa Éléonore qui les escortait jusqu’à la porte.

Aube avait compris tout le monde ce soir, mais ne trouvait pas les mots pour exprimer ce qu’elle-même ressentait.

— Au revoir, murmura-t-elle avec un geste discret de la main à Jeanne.

La vieille dame descendit lentement sur le trottoir avec Max qui commençait déjà à regretter sa décision.

« À cette allure de tortue, on ne récoltera pas beaucoup de signatures » se disait-il quand Aube entendit encore la voix de Jeanne dans sa tête.

« Sois patiente. Rendez-vous dimanche à l’heure du thé. Si j’ai bien compris, tu as quelqu’un à me présenter. »

 

— Aube ! Viens m’aider à ranger la table ! cria sa mère qui était déjà de retour à la cuisine.

Quand les couverts furent débarrassés, il ne resta plus que l’exemplaire de la pétition disposé à côté de l’assiette de son père. Aube examina le document et tenta d’en déchiffrer les mots. Le premier, elle ne pouvait pas l’oublier, était le mot « Pétition ». Il commençait par la même lettre que « papa ». Il avait beau avoir été écrit en caractères d’imprimerie sur la vieille machine à écrire de Jeanne, Aube l’imaginait en version dorée et agrémentée de belles boucles fières. Puis elle remarqua qu’il y avait aussi deux « i » dans « Pétition » comme dans « Histoires ». Elle y vit un bon présage. Enfin, en se concentrant, elle se rappela que la phrase lue par son frère se terminait par le mot « colline ». Elle crut deviner où il était sur la page, lui aussi avec un « i » presque au milieu. Pourquoi s’écrivait-il avec ces deux grands « l » dressés en son centre ? Aube l’aima aussitôt. Ce mot était beau, plein de courbes, pas très long, et pourtant rempli de secrets.

— Allez ! Au lit, ma chérie !

— Maman !

— Et sans discussion...

— Je veux attendre papa, s’énerva Aube.

Sa mère haussa le ton.

— Aube ! Ne recommence pas avec ça ! On en a déjà discuté mille fois : quand ton père n’est pas là, c’est moi qui fixe les règles et il est hors de question de l’attendre.

— Alors, je peux attendre Max ? essaya Aube avec une toute petite voix. S’il te plaît ! Juste pour une fois.

Elle se colla dans les bras de sa mère.

— Bon, d’accord, c’est exceptionnel, céda-t-elle. Mais tu files mettre ton pyjama et dès que Max revient, extinction des feux !

— Oh, merci maman !

Aube se serra fort contre elle. Cela réchauffa le cœur de sa mère qui se détendit enfin un peu. Elle se redit qu’elle avait des enfants merveilleux et embrassa sa fille dans les cheveux. Aube sortit de la cuisine en emportant la pétition de Jeanne.

Elle avait mis son pyjama en moins de temps qu’il ne faut pour casser un œuf. Avant de monter dans sa chambre, elle décida de passer par le bureau de son père. Elle aurait voulu photocopier la pétition pour pouvoir déchiffrer le texte à son aise. Et pour l’amener à l’école aussi. Son institutrice pourrait peut-être l’aider. Puis signer également. Tout le monde à l’école pourrait signer.

Aube se désespéra devant l’ordinateur et son imprimante qu’elle était encore incapable d’utiliser sans l’assistance d’un adulte. Quand Max serait rentré, il pourrait lui montrer. Par contre, elle remarqua l’émetteur internet toujours branché. Voilà une des sources d’ondes qu’elle avait vues dans l’esprit d’Éfflam. Une des causes de ce qui effrayait les animaux, les arbres et tous ses amis de la colline. Aube observa la machine, trouva rapidement le câble d’alimentation et tira sur le fil. La prise se débrancha. Toutes les petites lumières bleues représentant des écrans, des antennes ou des téléphones se coupèrent en même temps. Aube en éprouva de la satisfaction, mais aussi un certain soulagement, comme si son corps était soudain moins lourd, plus stable. Un léger tremblement de terre avait cessé, une perturbation à laquelle elle était pourtant habituée. Aube se souvint alors avoir déjà ressenti cela avec le mobile de sa mère lorsqu’il arrivait à celle-ci de l’éteindre, ce qu’elle faisait rarement.

Aube sortit sur le palier. Elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds, sans se faire remarquer de sa mère. Elle trouva rapidement son téléphone à sa place habituelle sur le buffet. Aube l’éteignit en jubilant. Si elle percevait les effets de la disparition de ces ondes, toute la colline devait en profiter. Mistigri quitta son fauteuil et vint se frotter contre ses jambes.

« Il faudrait passer faire la même chose dans toutes les maisons. »

— Pas ce soir, malheureusement, répondit Aube. Tu viens avec moi dans ma chambre ?

« Avec plaisir ! »

— Chut ! Il ne faut pas que maman nous entende.

Elle remonta jusqu’à sa chambre, la petite chatte noire dans ses bras. Elles s’installèrent toutes les deux sous les couvertures. Aube éclaira la pétition avec une lampe de poche.

— Regarde, Mistigri. Avec ça, on va empêcher la construction de l’antenne. C’est une idée de Jeanne. Oh ! Je suis impatiente d’en parler à Éfflam !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Baladine
Posté le 08/12/2022
Quel plaisir de suivre Aube dans son combat contre les ondes !
Les dialogues entremêlés lors de l'arrivée de Jeanne sont bien ficelés, et c'est amusant d'avoir la sous-conversation avec Jeanne et l'incompréhension de la mère en même temps !
Et ce petit tremblement de terre qui s'arrête quand on coupe la wiki et le téléphone !
J'ai pensé à toi la semaine dernière, mon lapin s'est mis en tête de grignoter le câble optique de ma box, et je n'ai plus eu de connexion pendant une semaine. Je pense qu'il avait un plan !
- La vieille dame s’assit à la place du père absent. => tiens, tiens, un geste symbolique!
- Elle avait mis son pyjama en moins de temps qu’il ne faut pour casser un œuf. => j'aime beaucoup !
A bientôt !
MichaelLambert
Posté le 08/12/2022
Bonsoir Claire !
Merci pour ce chouette commentaire !
Remets le bonjour de Aube à ton lapin, c'est sûr ils se connaissent ! ;-)
Jeanne est très forte pour les gestes symboliques !
Et merci pour mes comparaisons pseudo-humoristiques (je croyais que ça ne faisait rire que moi !!!) ;-)
Vous lisez